Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1865-1866.djvu/265

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De cette proie offerte il détournait les yeux :
« Cette colonne auguste est de la chair vivante…
Dans ces veines d’azur quel sang délicieux ! »
Et soudain le tenté fuyait, pris d’épouvante.

Dans la cage voisine, un autre roi vaincu
Songe. C’est son rival : le tigre a survécu.
Comme son cœur est dur, il ne perd pas courage.
Il tourne, en se dressant à tous les coins de(mur ;
Une issue est cachée à l’angle, il en est sûr,
Et la cherche ; bientôt son enquête l’enragé ;
Bondissant, de la grille il ébranle le fer,
Y fait craquer ses dents et saigner ses gencives
Le fer sonne en brisant ses fureurs convulsives,
Sa gorge est un volcan, sa prunelle un enfer.
Il craint l’homme, non pas comme un génie occulte,
Mais comme un fouet vivant qui lui cingle le dos ;
Il ne le lèche pas : la haine est tout son culte.
Malheur ! quand il saura qu’il est de chair et d’os !
Car il est révolté, lui, fou des grandes chasses,
D’attendre qu’un valet serve de temps en temps
A sa superbe faim d’odieuses carcasses
Au lieu des festins chauds, jeunes et palpitants.