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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

sement, que si elle eût été isolée de tout établissement européen rival, elle était parfaitement en état de vivre et de se développer par elle-même, la France l’eût-elle abandonnée. Ce n’est donc ni par défaut de vitalité ni par incapacité ou insuffisance quelconque de la part des colons, que ce pays a été perdu. Il n’a cédé qu’à la force infiniment supérieure des Anglais ; ce n’est pas la colonie qui a succombé, c’est seulement la domination de la France ; et la preuve, c’est que la colonie française lui a survécu.

« Nous avions donc créé une colonie viable et vigoureuse, et si notre domination a péri, la cause en est exclusivement dans la faiblesse relative où cette contrée fut laissée, faute d’émigration et de protection, vis-à-vis des forces décuples des Anglais. Or nous croyons avoir suffisamment montré que l’un et l’autre fait ne sont imputables ni aux colons ni au caractère français, pas même aux nécessités politiques de l’Europe, mais uniquement à la négligence du gouvernement français et au système pernicieux adopté par lui dans ses colonies, aussi bien que dans la métropole. Vouloir être tout-puissant, pour avoir le droit d’une superbe incurie, telle semble avoir été la devise du gouvernement français ; et c’est l’action énervante de l’omnipotence gouvernementale, s’opiniâtrant à tout diriger et inhabile à rien faire, qui résume les causes réelles de la perte de presque toutes nos colonies. De la faiblesse de l’émigration et insuffisance de population, absence invincible de tous bons avis et de toute amélioration, gaspillage de toutes les ressources, défaut presque complet de protection ; de là, la différence écrasante du progrès des colonies anglaises ; de là leur triomphe et notre ruine.

« Jamais plus belle partie ne fut tenue par la France ; jamais elle n’a eu entre les mains une occasion plus favorable d’agrandissement et de puissance ; jamais aucune nation n’a possédé des éléments meilleurs, plus dévoués, plus serviables pour la fondation de ses colonies. Situation, climat, fertilité, immense étendue ; colons actifs, hardis, laborieux, profondément moraux et religieux ; tout semblait réuni pour accomplir à peu de frais ce beau rêve de Richelieu, de Colbert et de Vauban, une nouvelle France heureuse et forte. Et que fallait-il faire ? consacrer chaque année 200,000 francs, somme minime, à envoyer des colons ou à encourager des entreprises de colonisation ; entretenir constamment 1,000 à 3,000 soldats, selon les temps ; et il est hors de doute que, nous aussi, nous eussions eu en 1750 un million de colons qui nous eussent légué aujourd’hui dix à douze millions de Français en Amérique.

« Lorsqu’on réfléchit à toute cette puissance perdue, lorsque l’on étudie dans notre histoire les visées creuses, les ambitions irrationnelles, les passions misérables auxquelles on a sacrifié à grands frais ce magnifique avenir, le cœur se soulève de regrets et d’indignation contre la politique et le système qui ruinèrent les forces de la France et la contraignirent aux tristes nécessités de la révolution.