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LA SECONDE ÉTAPE DE LA CONQUÊTE


« crosse. » Malouet est sauvé, tout juste ; on ne s’échappe de Paris que par ces sortes de chances. — Si l’on reste, on est assiégé d’images funèbres : c’est dans chaque rue le pas accéléré des escouades qui mènent les suspects au comité ou en prison ; c’est autour de chaque prison un attroupement qui « vient voir les désastres » ; c’est la criée établie dans la cour de l’Abbaye pour vendre à l’encan les habits des morts ; c’est le bruit des tombereaux qui, jour et nuit, roulent sur le pavé pour emporter 1300 cadavres ; ce sont les chansons des femmes qui, montées sur la charrette pleine, battent la mesure sur les corps nus[1]. Est-il un homme qui, après une de ces rencontres, ne se voie en imagination, lui aussi, au comité de section devant la table verte, puis dans la prison sous les sabres, puis sur la charrette dans le monceau sanglant ?

Sous une pareille vision, les courages s’affaissent ; tous les journaux approuvent, pallient ou se taisent ; personne n’ose résister à rien. Les biens comme les vies appartiennent à qui veut les prendre. Aux barrières, aux Halles, sur le boulevard du Temple, des filous parés du ruban tricolore arrêtent les passants, saisissent les marchandes, et, sous prétexte que les bijoux doivent être déposés sur l’autel de la Patrie, prennent les bourses, les montres, les bagues et le reste, si rudement, que des femmes ont les oreilles arrachées faute d’avoir décroché

  1. Granier de Cassagnac, II, 258. — Prudhomme, les Crimes de la Révolution, III, 212. — Mortimer-Ternaux, III, 631. — Ferrières, III, 391. — (Le mot cité a été recueilli par Rétif de la Bretonne.)