Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/21

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

parvint à une grande population ; mais, comme on le raconte, les habitans, après s’être livrés pendant plusieurs années à des dissensions intestines, périrent en grand nombre dans une guerre qu’ils eurent avec les Barbares leurs voisins, et perdirent une grande partie de leur puissance. Enfin, avant la guerre que nous écrivons, le peuple chassa les riches ; ceux-ci se retirèrent chez les Barbares, et avec eux, ils exercèrent par terre et par mer le brigandage contre leur patrie. Les citoyens qui étaient restés dans la ville, ainsi tourmentés, envoyèrent une députation à Corcyre comme à leur métropole. Ils demandaient qu’on daignât ne les pas abandonner dans leur ruine, qu’on voulût bien les réconcilier avec les exilés et mettre fin à la guerre des Barbares. Ils firent cette demande assis, en qualité de supplians, dans le temple de Junon[1] : mais les Corcyréens ne reçurent pas leurs prières, et les renvoyèrent sans leur rien accorder.

XXV. Les Épidamniens, voyant qu’ils n’avaient aucun secours à espérer de Corcyre, ne surent quel parti prendre dans leur malheur. Ils envoyèrent à Delphes consulter le dieu, pour savoir s’ils remettraient leur ville aux Corinthiens, comme à leurs fondateurs, et s’ils essaieraient d’en obtenir quelque assistance. Le dieu leur répondit de donner leur ville aux Corinthiens, et de se mettre sous leur commandement. Les Épidamniens allèrent à Corinthe, et conformément à l’oracle, ils remirent aux Corinthiens la colonie. Ils leur firent connaître qu’elle avait eu pour fondateur un citoyen de Corinthe ; et leur communiquant la réponse du dieu, ils les prièrent de ne pas les abandonner dans leur désastre, et de leur accorder des secours. Les Corinthiens étaient persuadés que cette colonie ne leur appartenait pas moins qu’aux Corcyréens ; ils prirent ces infortunés sous leur protection, touchés de la justice de leur cause, et en même temps par haine pour les citoyens de Corcyre, qui les négligeaient, quoiqu’ils fussent une colonie sortie de leur sein. Ils ne leur rendaient pas les honneurs accoutumés dans les solennités publiques, et ne choisissaient pas, comme les autres colonies, un pontife de Corinthe, pour présider à leurs sacrifices[2]. Égaux par leurs richesses aux états les plus opulens de la Grèce, et plus puissans encore par leur appareil militaire, ils dédaignaient leur métropole. Ils ne manquaient pas aussi, dans l’occasion, de vanter avec orgueil leur grande supériorité dans la marine, parce qu’autrefois les Phéaciens avaient habité Corcyre, et avaient dû leur gloire à la puissance de leurs flottes : aussi les voyait-on s’appliquer surtout à la navigation, et leur marine était formidable ; ils avaient cent vingt trirèmes quand ils commencèrent la guerre.

XXVI. Les Corinthiens, qui avaient contre cette république tant de sujets de plainte, envoyèrent avec joie des secours à Épidamne. Ils engagèrent ceux qui le voudraient à y aller former des établissemens, et y firent passer une garnison composée de Corinthiens, d’Ampraciotes et de Leucadiens : elle prit sa route par terre du côté d’Apollonie, colonie de Corinthe, dans la crainte que les Corcyréens ne leur fermassent le passage de la mer. Ceux-ci, informés qu’il allait à Épidamne une garnison et de nouveaux habitans, et que la colonie s’était donnée aux Corinthiens, éprouvèrent un vif ressentiment. Ils mirent aussitôt en mer vingt-cinq vaisseaux qui furent bientôt suivis d’une autre flotte, et ordonnèrent, avec une hauteur insultante, aux Épidamniens de recevoir les exilés, et de chasser la garnison et les habitans qui leur étaient envoyés de Corinthe : c’est que les exilés d’Épidamne étaient venus à Corcyre ; ils montraient les tombeaux de leurs ancêtres, faisaient valoir l’origine commune qui les unissait aux Corcyréens, et demandaient à être rétablis dans leur patrie. Les Épidamniens refusèrent de rien entendre, et ceux de Corcyre les allèrent attaquer avec quarante vaisseaux ; ils menaient avec eux les exilés, dans le dessein de les rétablir, et ils avaient pris un renfort d’Illyriens. Prêts à former le siège, ils déclarèrent qu’il ne serait fait aucun mal ni aux étrangers, ni même à ceux des Épidamniens qui voudraient se retirer ; mais que ceux qui s’obstineraient à faire résistance seraient traités en ennemis. Personne n’eut égard à cette proclamation, et les Corcy-

  1. Les supplians s’asseyaient dans les parvis des temples, ou autour des autels, et souvent ils tenaient en mains des rameaux. Quand c’était un particulier qu’on venait implorer, on s’asseyait auprès de son foyer.
  2. C’était de la métropole que les colonies recevaient le feu sacré et leur pontife.