Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/253

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Euryèle, sans être découverts par les gardes avancées : on attaqua, on enleva les ouvrages que les Syracusains avaient en cet endroit ; quelques gens de la garnison furent tués ; la plupart se mirent en fuite et gagnèrent les camps d’Épipole. Il y en avait trois : celui des Syracusains, celui des Siciliens et celui des alliés. Les fuyards annoncèrent l’arrivée des ennemis, et en firent part aux six cents qui, de ce côté, formaient les premières gardes. Ceux-ci accoururent au secours ; mais Démosthène et les Athéniens les rencontrèrent, et, malgré la vigueur de leur défense, ils les mirent en fuite. Ils continuèrent de s’avancer, pour terminer l’affaire, dans la première ardeur, avant qu’elle pût se ralentir ; d’autres en même temps se rendaient maîtres des premiers travaux qu’on avait attaqués et qu’avait abandonnés la garde : ils en arrachèrent les créneaux. Les Syracusains et leurs alliés, Gylippe et ses soldats, sortirent des remparts ; mais comme on ne s’était pas attendu, pendant la nuit, à une entreprise de cette audace, les troupes ne donnèrent qu’avec effroi, se laissèrent forcer, et même d’abord elles prirent la fuite : mais les Athéniens s’avançaient en désordre, comme des gens qui déjà se croyaient victorieux ; ils voulaient achever de rompre à l’instant tous les corps qu’ils n’avaient pas encore défaits, dans la crainte que, s’ils avaient le temps de se reconnaître, ils ne parvinssent à se rallier. Ce fut ce qui les perdit : les Bœotiens furent les premiers à leur opposer de la résistance ; ils les chargèrent, les firent reculer et les mirent en fuite.

XLIV. Dès lors les Athéniens tombèrent dans le plus grand trouble et le plus cruel embarras. Il n’a pas été facile de se procurer de l’un ni de l’autre parti des lumières sur les détails. On a moins d’incertitude sur les actions qui se passent en plein jour, et encore ceux qui s’y sont trouvés n’en connaissent pas toutes les circonstances ; chacun même n’en sait qu’à peine ce qui s’est passé autour de lui. Mais dans une affaire de nuit, et celle dont nous parlons est la seule qui ait eu lieu dans cette guerre entre des troupes considérables, comment savoir nettement quelque chose ? La lune éclairait, et par conséquent on ne se voyait les uns les autres que comme on fait au clair de lune ; on apercevait bien la forme des corps, mais sans distinguer si c’étaient des amis ou des ennemis. Des hoplites des deux partis s’égaraient et tournoyaient en grand nombre dans un espace étroit. Certains corps athéniens étaient déjà vaincus ; d’autres encore entiers continuaient leur première marche. Du reste de l’armée, des troupes étaient déjà montées, d’autres s’avançaient ; elles ne savaient de qui s’approcher. Tout avait été mis en désordre au moment de la défaite, et il était difficile de se reconnaître à la voix. Les Syracusains et les alliés victorieux s’animaient les uns les autres à grands cris, parce qu’il n’est pas d’autres signes qu’on puisse donner dans l’obscurité, et en même temps ils recevaient vigoureusement ceux qui se portaient contre eux ; mais les Athéniens se cherchaient eux-mêmes, et tous ceux qu’ils rencontraient, même leurs amis, ils les prenaient pour les ennemis de ceux qui fuyaient déjà. Faute d’autres moyens de se reconnaître, ils se demandaient à chaque instant le mot de l’ordre, et ils le demandaient tous à la fois : c’était se jeter eux-mêmes dans une extrême confusion et apprendre ce mot aux ennemis ; mais ils n’apprenaient pas de même celui des Syracusains, qui, victorieux et non dispersés, avaient moins de peine à se reconnaître. Quand il leur arrivait de se trouver en force, l’ennemi savait le mot et leur échappait ; mais si eux-mêmes ne répondaient pas, ils étaient morts. Ce qui leur fit le plus de mal fut le chant du pæan : il était des deux côtés à peu près le même, et les jetait dans l’incertitude. Les Argiens, les Corcyréens, et tout ce qu’il y avait de Doriens dans l’armée d’Athènes, ne pouvaient le chanter sans effrayer les Athéniens, qu’effrayait également celui des ennemis.

Dès que la confusion se fut une fois mise entre eux, partout où ils se rencontraient ils ne s’en tenaient plus à s’effrayer, mais ils se chargeaient ; on se battait amis contre amis, citoyens contre citoyens, et l’on avait bien de la peine à se séparer. La descente d’Êpipole est étroite : la plupart poursuivis se jetaient dans les précipices et se tuaient. Ceux qui, sans accident, parvinrent à descendre dans la plaine, se sauvèrent presque tous à leur camp, surtout les soldats de la première armée qui connaissaient mieux le pays ; mais plusieurs des derniers arrivés se trompèrent de chemin et s’égarèrent dans la campagne ; le jour venu, la cavalerie syracusaine les enveloppa et leur donna la mort.

XIV. Le lendemain, les Syracusains élevè-