Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/254

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rent deux trophées : l’un à Épipole, à l’endroit par où les ennemis étaient montés, et l’autre à celui où les Bœotiens leur avaient opposé, les premiers, de la résistance. Les Athéniens furent obligés d’obtenir la permission d’enlever leurs morts. Ils firent de grandes pertes, ainsi que leurs alliés : on leur prit encore plus d’armes qu’ils ne perdirent de soldats ; car de ceux qui avaient été forcés de sauter, sans bouclier et sans armes, du haut des précipices, les uns s’étaient tués, les autres s’étaient sauvés.

XLVI. Animés par leur prospérité inattendue, les Syracusains retrouvèrent leur premier courage[1]. Ils envoyèrent Sicanus avec quinze vaisseaux à Agrigente, qui était en état de sédition, pour attirer, s’il le pouvait, cette république à leur parti ; tandis que Gylippe parcourait une seconde fois par terre la Sicile pour en amener des troupes. Depuis l’affaire d’Épipole, il espérait enlever de vive force les lignes des ennemis.

XLVII. Cependant les généraux athéniens délibérèrent sur le malheur qu’ils venaient d’éprouver et sur l’état de faiblesse où, dans toutes les parties, leur armée se trouvait réduite. Ils ne pouvaient se dissimuler les mauvais succès de leurs entreprises, et voyaient les soldats excédés de leur séjour en Sicile. La maladie les tourmentait, et elle avait deux causes : la saison de l’année, dans laquelle il règne le plus d’infirmités, et l’endroit où ils campaient, marécageux et malsain. Tout, d’ailleurs, se montrait désespéré. Démosthène ne croyait pas qu’on dût rester davantage : malheureux dans le dessein qu’il avait formé sur Épipole, il se déclara pour le départ ; il ne voulut pas même qu’il fût différé davantage, pendant qu’on pouvait encore traverser la mer, et que les vaisseaux qui venaient d’arriver donnaient à la flotte la supériorité. Il était, disait-il, plus important à la république de combattre les ennemis, qui venaient d’élever une forteresse sur son territoire, que les Syracusains, qu’il était devenu difficile de soumettre ; et la raison ne voulait pas qu’on s’arrêtât vainement à faire de grandes dépenses devant une place. Tel fut l’avis de Démosthène.

XLVIII. Nicias pensait bien lui-même que les affaires étaient en mauvais état ; mais il ne voulait pas en manifester ouvertement la faiblesse, ni que les généraux, en délibérant sur leur retour au milieu d’un nombreux conseil, se rendissent eux-mêmes auprès des ennemis les messagers de cette nouvelle ; car lorsqu’ils voudraient en venir à l’exécution, d’après ce qu’il savait mieux que d’autres sur leur situation, il espérait que leurs affaires, si l’on avait la patience d’attendre, deviendraient encore plus mauvaises que celles des Athéniens. Il comptait les voir bientôt réduits à la disette, surtout depuis que la supériorité de la flotte rendait les Athéniens maîtres de la mer. Il y avait à Syracuse un parti qui voulait leur livrer la place ; cette faction avait envoyé des émissaires à Nicias, et ne voulait pas qu’il se retirât.

Voilà ce dont il était instruit, ou plutôt la vérité est qu’il flottait dans l’indécision, sans savoir à quel parti se résoudre ; mais il n’en déclara pas moins en public qu’il n’emmènerait pas l’armée. Il n’ignorait pas, disait-il, qu’Athènes serait mécontente si l’on se retirait sans qu’elle en eût donné l’ordre ; que ce ne serait pas eux-mêmes qui seraient les juges de leur conduite, ni des personnes qui auraient vu comme eux les choses sans se décider sur de mauvais rapports ; mais que l’on en croirait les calomnies du premier beau parleur. Il ajouta qu’il se trouvait même à l’armée des soldats, et que c’était le plus grand nombre, qui criaient bien haut qu’ils étaient à l’extrémité, et qui crieraient tout aussi haut à leur arrivée, mais dans un sens contraire, représentant les généraux comme des traîtres qui s’étaient fait payer pour se retirer ; que, pour lui, connaissant le caractère des Athéniens, il aimait mieux périr, s’il le fallait, dans les hasards, et de la main des ennemis, que condamné par ses concitoyens à une mort injuste et honteuse ; que les affaires des Syracusains étaient encore plus mauvaises que les siennes ; qu’ils défrayaient des troupes étrangères, qu’ils avaient à faire de grandes dépenses pour soutenir des garnisons, que depuis un an ils entretenaient une flotte considérable, et que bientôt ils seraient sans ressources : qu’ils avaient déjà dépensé deux mille talens[2], sans compter tout ce qu’ils devaient ; que s’ils faisaient quelques réductions à leur armée, en cessant de soudoyer des troupes, ils ruinaient leurs affaires puisque

  1. Fin d’août.
  2. Dix millions huit cent mille livres.