Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/7

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« J’ai fait les plus grands efforts pour rendre ma version aussi précise que le permettait notre langue. J’ai tâché de ne pas traduire seulement la pensée de mon auteur, mais de traduire encore sa phrase : c’est-à-dire de laisser, autant qu’il était possible, les différens membres de la phrase, et même les principales expressions, dans l’ordre où il les avait placés ; et j’ai reconnu que ma traduction perdait d’autant moins, que je pouvais atteindre de plus près à cette conservation du tour original. Plus d’une fois même, en relisant les morceaux que je croyais, avoir le moins malheureusement traduits, j’ai senti qu’ils pouvaient gagner encore, si j’exprimais une particule que j’avais omise, et qui se trouvait dans le texte. L’exactitude que j’ai recherchée rendra peut-être ma traduction plus utile que les traductions latines aux personnes qui, sans avoir fait de grands progrès dans la langue grecque, voudront étudier Thucydide dans sa langue[1].

« Quoi que la noble émulation de lutter contre Hérodote ait fait entreprendre à Thucydide la composition de son Histoire, il ne s’est pas rendu l’humble imitateur du père de l’histoire. Hérodote a été comparé à Homère, et il a de grands rapports avec ce poète par l’abondance de son style et le charme de sa narration, toujours si libre et si facile, qu’il semble être venu aux jeux Olympiques, et y avoir raconté sans préparation ce qu’il avait recueilli dans ses voyages. C’est un fleuve majestueux qui coule paisiblement et sans obstacle, toujours plein, jamais bruyant, et conservant ses eaux pures et limpides. Tel qu’un vieillard qui aime à conter, et qui ne sacrifie pas volontiers ce que lui rappelle sa mémoire, il divague dans ses récits, et ne les rend que plus agréables en leur prêtant le charme de la variété. Il multiplie les épisodes, sait les fondre, avec un art admirable, avec les actions principales qu’ils semblent n’interrompre que pour fournir des repos au lecteur. Il ne rejette pas même les fables ; on voit qu’il les aime, et il n’en est que plus assuré de plaire. Dans son ouvrage, comme dans les poèmes d’Homère, on ne lit pas, on est spectateur ; on assiste aux entretiens des personnages, on est avec eux. L’auteur n’a pas besoin de tracer leurs portraits, puisqu’on les voit eux-mêmes, puisqu’on est témoin de leurs mœurs, de leurs discours, de leurs pensées. C’est surtout par ce caractère que l’ouvrage d’Hérodote tient le milieu entre l’histoire et le poème épique.

« Sérieux au contraire et taciturne, Thucydide avait reçu de la nature la physionomie de son caractère ; et il porte ce caractère dans ses écrits. Il pense, en quelque sorte, plus qu’il ne parle ; il s’efforce d’offrir à ses lecteurs plus de choses que de mots. Loin de vouloir briller et plaire par l’abondance du style, il ne songe qu’à le serrer ; quelquefois même il devient obscur, pour être trop avare de paroles. On est donc obligé de le lire comme il écrivait ; et de même qu’il pensait beaucoup en écrivant, il faut aussi penser beaucoup pour le lire, et travailler avec lui, au lieu de ne faire que s’amuser en l’écoutant. Il peut fatiguer les lecteurs peu réfléchis, et il impose même une attention soutenue à ceux qui ont l’habitude de la réflexion. Hérodote entraîne ; Thucydide attache : mais de la même manière qu’on s’attache à un travail intéressant, pour lequel on s’anime, et dont on s’obstine à vaincre la difficulté. Comme il épargne les paroles et que souvent il n’en dit pas assez pour exprimer tout ce qu’il pense, c’est au lecteur à trouver, par le peu qu’il a dit, tout ce qu’il a voulu dire, comme il faut pénétrer la pensée des hommes qui n’aiment point à parler.

« Thucydide offre donc surtout le mérite d’un penseur profond ; et, comme le même homme ne peut associer les qualités contraires, il n’a pas le mérite d’être ce qu’on appelle un narrateur agréable : car ce qui constitue l’agrément d’une narration, c’est de procurer à l’auditeur un plaisir toujours nouveau, sans lui donner jamais la moindre peine.

« Cependant il existe plusieurs genres de narrations, et elles supposent aussi des mérites différens. Il en est un que l’on trouve éminemment dans Thucydide : celui de décrire et de peindre. Il le développe dans le récit des siéges, des batailles, des combats maritimes, des désordres populaires, des malheurs qui frappent les nations ; il le fait briller de tout son éclat dans le récit de la fameuse peste d’Athènes : tableau poétique que le poète Lucrèce, si savant dans l’art de peindre, s’est contenté d’imiter ou plutôt de traduire, et qui est un des plus beaux morceaux de son poème.

« Cependant, comme si Thucydide avait eu

    n’étaient pas des habitans de la Phocide : c’étaient des Ioniens d’Asie. Assiégés par Harpage, l’un des généraux de Cyrus, ils aimèrent mieux aller chercher au loin une patrie, que de subir le joug du vainqueur. (Herod., L. I, c. CLXIV.)

  1. Il reste dans Thucydide, après tous les travaux des savans, des difficultés peut-être insolubles, et des passages qui, par leur extrême concision, peuvent recevoir des interprétations différentes, sans qu’il soit aisé de prononcer quelle est la véritable.