Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/8

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plusieurs esprits qui l’inspiraient à sa volonté, supérieur à tous les historiens dans les descriptions voisines de la poésie, il laisse, quand il le veut, bien au-dessous de lui tous ses rivaux dans les narrations simples, élégantes et pures. C’est ce que les anciens ont remarqué sur plusieurs endroits de son ouvrage, et, entre autres, sur le récit de l’imprudente et malheureuse entreprise de Cylon. Ils disaient : « Ici le lion a ri. »

« Les modernes auraient une fausse idée de la manière des anciens si, d’après ce que je viens de dire, ils s’attendaient à trouver presque partout, dans Thucydide, cette force, cette fierté qui fait son caractère. À l’exemple d’Homère, il se fait du sommeil un besoin ou plutôt un devoir. Il raconte à ses lecteurs, ou leur indique les faits sur lesquels il ne juge pas nécessaire de fixer leur attention, avec une simplicité à laquelle nos plus modestes gazetiers refuseraient de descendre. C’est peut-être ce que les lecteurs français auront peine à lui pardonner ; ils veulent qu’un auteur soit beau partout : c’est vouloir qu’aucune de ses beautés n’éclate, et que chez lui rien ne brille, parce que tout éblouit.

« Hérodote avait fait entrer dans ses livres un assez grand nombre d’entretiens et de mots remarquables, prononcés par les personnages qu’il introduit sur la scène historique. Thucydide fut le premier qui sema l’histoire d’un grand nombre de longues harangues. Cette pratique a été blâmée par les modernes : elle l’a même été par quelques-uns des anciens ; mais seulement, je crois, depuis que les républiques de la Grèce furent soumises à la puissance de Rome. Chez les peuples soumis, un maître commande, et l’on obéit : dans les états libres, il n’est point de maîtres : celui qui veut conduire les autres doit commencer par les persuader. Les harangues étaient donc convenables à l’histoire du temps de Thucydide. C’était par des harangues que les conducteurs du peuple faisaient décider la guerre, la paix, les alliances ; par des harangues qu’on obtenait la punition ou l’absolution des accusés ; par des harangues que les généraux excitaient les soldats à bien servir la patrie. Elles étaient donc des parties intégrantes de l’histoire. Thucydide, il est vrai, n’a pas rapporté les discours précisément tels qu’ils avaient été prononcés ; mais il nous avertit qu’il s’en est procuré du moins le fond, quand il n’a pu les entendre lui-même[1] : il n’a fait que les soumettre à son art.

« D’ailleurs, comme l’a très bien observé Perrot-d’Ablancourt[2], il avait une vue juste et profonde en faisant entrer, dans son Histoire, l’ornement au moins vraisemblable des harangues. Il sentait que le lecteur veut suivre un récit, et n’être pas interrompu par les réflexions longues et fréquentes de l’historien. Il conçut donc la pensée de tromper ses lecteurs en piquant leur curiosité. Ils étaient curieux de savoir ce qu’avaient dit, dans les occasions importantes, les principaux personnages de l’histoire : ce fut ces personnages qu’il supposa pénétrés des grandes vues politiques qui le distinguent entre tous les autres historiens.

« Quoique les harangues de Thucydide, considérées comme les accessoires d’un ouvrage historique, soient d’une assez longue étendue, il était obligé de les resserrer beaucoup plus qu’il ne l’aurait désiré, pour y faire entrer toutes les pensées qui lui étaient inspirées par le sujet : il en pressait le style, et la plus grande concision ne suffisait pas encore à renfermer l’abondance de ses conceptions. C’est aussi dans ses harangues qu’il est le plus riche de pensées et le plus avare de paroles : c’est là qu’il faut le deviner, et suppléer par la réflexion à toutes les idées qu’il insinue plutôt qu’il ne les exprime, et qui seraient nécessaires au développement de ce qu’il veut faire entendre ; c’est là, surtout, qu’on l’interprète quelquefois plutôt qu’on ne le comprend, et que Cicéron trouvait des pensées tellement obscures, qu’il était presque impossible de les saisir.

« Ce n’est pas seulement pour avoir épargné les mots que Thucydide est obscur ; il l’est encore par l’ordre dans lequel il les dispose, ou si l’on veut, par le désordre dans lequel il se plaît à les jeter. Il aime le fréquent usage de la figure que les grammairiens grecs nommaient hyperbate et qui consiste à troubler l’ordre des mots : figure employée fréquemment par les poètes lyriques, et qu’un historien devrait peut-être s’interdire, parce que son devoir est d’être clair. Il aime aussi à ressusciter des mots anciens, à en créer de nouveaux, à introduire dans la prose des expressions jusque-là réservées à la poésie : nouvelle source de difficultés pour les lecteurs. Pénétré de la sublimité de son sujet, il voulut en exprimer les principales parties dans le style sublime, et crut que le sublime d’expressions, consacré à la plus haute poésie, convenait à la grandeur de ce sujet, comme il

  1. Thucydide, l.I, par. 22.
  2. Dans la préface de sa traduction de Thucydide. Mably a profité de cette observation dans sa Manière d’écrire l’histoire.