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Hellé

aucune idée, aucune sympathie commune ? Maurice, élevé parmi eux, pareil à eux sous certains rapports, pouvait ne pas sentir, comme moi, leur médiocrité brillante. Ah ! le jardin de la Châtaigneraie, les calmes soirs de la rue Palatine, la bibliothèque paisible, les heures de causerie et de lecture avec Antoine… C’était le passé, tout cela. J’étais vouée à la vie des salons, prise dans l’engrenage imprévu où Maurice m’avait jetée, dont il ne me sauverait pas. Et pour la première fois la terreur d’un malentendu entra dans mon âme.

J’observai mon fiancé. Malgré ses qualités aimables, qu’il était différent du Clairmont que j’avais entrevu naguère, et qui n’existait sans doute que dans mon imagination ! Il m’avait séduite par une attitude héroïque qui était une attitude seulement. C’était un bon garçon, un peu snob et très habile, que toutes les femmes adoraient… Il m’aimait, je l’aimais. Que demandais-je de plus ? Avais-je le droit de me montrer si difficile ?

Je rentrai chez moi plus triste encore. Avant de m’endormir, j’écrivis ce billet :

« J’ai reçu votre livre, mon cher Antoine. Je ne veux pas le lire tout de suite, car tout loisir me manque, et je tiens à lire le Pauvre attentivement, pieusement. Je vous écrirai ensuite.

» Il y a presque deux mois que je ne vous ai vu. Pourquoi ? Mon amitié pour vous reste la même. Croyez-vous donc que l’amour et le mariage feront une ingrate de votre

» hellé ? »


XXV


Antoine répondit aussitôt :

« Je ne vous oublie point, chère petite amie, et bien souvent j’ai souhaité vous voir. Mille impérieuses raisons me retiennent loin de vous pour le moment. N’attendez pas que je vous les expose : vous les devinerez en réfléchissant un peu.

» Je suis très occupé et par ma Revue et par les conférences dont je vous ai parlé. Un groupe de jeunes gens, écrivains, artistes, s’est pris d’un bel enthousiasme pour mon projet et s’offre à me seconder généreusement. J’espère que nous aurons plusieurs salles de mairies à notre disposition. Notre public sera tout populaire, et notre programme, très beau, très simple, aura, je crois, grand succès. Il s’agit de faire des lectures, de réciter des vers, de jouer et de chanter des fragments d’opéras et de symphonies célèbres, en les accompagnant d’un commentaire bref, clair et intéressant. Cela peut contribuer à la future éducation esthétique du peuple, trop négligée aujourd’hui. Votre oncle, assurément, eût encouragé notre initiative.

» Je suppose que l’époque de votre mariage approche. Marie m’a dit que vous alliez beaucoup dans le monde et que vos devoirs de fiancée vous laissent peu de loisirs. Pourtant, n’oubliez pas, dans votre vie nouvelle, les autres devoirs que vous remplissiez si bien. Restez généreuse et compatissante, avec ces belles facultés d’enthousiasme et d’indignation que le mondain réprouve, et qu’il tentera de détruire en vous. Je sais que votre influence sera excellente sur Clairmont : vous le rendrez meilleur et plus grand.

» Je vous parle sans amertume, Hellé. Si j’ai souffert par vous, j’ai tâché que ma peine me fût bonne et ne déposât point dans mon cœur l’ignoble lie d’un injuste ressentiment. Je garde l’espoir de ne pas vous avoir été inutile en vous révélant des aspects de la vie que vous eussiez toujours ignorés. Si vous demeurez digne de vous-même, je ne me plaindrai pas.

» Nous nous reverrons, plus tard, quand le temps aura achevé son œuvre — non de destruction, mais d’apaisement. Adieu. Hellé, soyez heureuse, soyez aimée, comme vous méritez de l’être, et pensez quelquefois à votre fidèle

» antoine genesvrier »

La lettre d’Antoine tremblait dans ma main…