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Hellé

vous !… Pour vous, les choses dont je vous parle sont plus lointaines, plus inconnues que l’Amérique… et tout aussi indifférentes.

— Me supposez-vous incapable de m’intéresser à ce que j’ignore ? dis-je d’un ton piqué. Vous partagez la commune opinion sur la médiocrité intellectuelle des femmes.

— Vous vous trompez, répondit-il gravement. J’ai vu des femmes très intelligentes, y compris ma tante Marboy et vous-même, qui représentez deux types opposés ; mais l’éducation de la femme la rend indifférente à toute question générale. Oui, la femme s’émeut pour ce qui la touche, l’offense, ou la flatte directement. Elle ne déborde pas sa propre vie.

— C’est moins un défaut de nature qu’un vice d’éducation. On concentre sur le foyer familial toutes les énergies de l’âme féminine, et c’est pourquoi elle ne voit rien au delà. Cependant, il y a des femmes plus riches en énergie et qui, sans frustrer leur famille, se dépensent dans les arts, les affaires, la charité.

— Sans frustrer leur famille ? Il n’est point de famille qui ne se croie frustrée si la femme ne s’asservit à elle, uniquement. C’est la tare du sentiment familial, cet égoïsme à plusieurs, ces affections jalouses de propriétaires. Aussi les femmes riches d’énergie, comme vous dites, sont-elles plus souvent exclues des petits groupes humains, obligées d’appartenir à tous et à personne. J’en ai connu quelques-unes, véritables Sœurs de charité dont j’ai admiré le zèle apostolique. Celles-là n’avaient, pour la plupart, ni mari ni enfants. L’homme, lâche, avait eu peur de ne point les réduire à son seul service. Elles vivaient et mouraient isolées, comme vivent et meurent les grands artistes, les saints… Et, pourtant, que ne ferait point la pensée soutenue par l’amour, le génie de l’homme uni au sublime instinct de la femme ! Mais ceux qui pourraient s’associer ainsi ne se rencontrent jamais… ou, s’ils se rencontrent, ils ne se reconnaissent point.

Il rêva un instant et reprit :

— Je vous parle franchement, d’abord, parce que je ne sais point flatter, ensuite parce que je vous estime.

— Je vous en remercie.

— Eh bien, — il hésitait, — je dois vous le dire : si je me suis laissé entraîner à parler comme j’ai parlé, ce soir, c’est parce que j’espérais éveiller en vous une curiosité… des aspirations…

— Comment cela ?

— Vous êtes très intelligente, mademoiselle, et l’éducation que vous avez reçue a développé en vous d’extraordinaires facultés… Pourtant j’ai des raisons de croire que ces facultés seront stériles et que vous les emploierez seulement à votre plaisir intellectuel… C’est le vice unique de votre éducation…

Je rougis un peu :

— Expliquez-vous, monsieur Genesvrier.

— Monsieur de Riveyrac, que la Grèce a fasciné, a tenté d’incarner en vous l’âme antique. Je crois qu’il y a presque réussi. Mais, pour arriver à ce résultat, il a dû vous cloîtrer dans une forteresse idéale, et vous vous êtes trouvée si bien que vous n’en savez plus sortir. Je le regrette, malgré moi, parce que je devine ce que vous êtes, ce que vous valez, ce que vous pourriez faire… Vous avez vécu avec les morts ; ils ont gardé votre âme, cette âme que vous devez aux vivants. Permettez-moi de dire toute ma pensée : pour que l’œuvre de votre oncle portât des fruits, pour que votre éducation ne fût pas stérile, il vous faudrait, dès maintenant, entrer dans la vie… il faudrait…

Il se leva.

— Non, oubliez ce que j’ai dit. Vous ne pouvez savoir… Il n’est pas temps encore. Je vous parais étrange, importun, n’est-ce pas ?

— Je crois que vous voulez me convertir à une religion inconnue, dis-je en souriant. Vous parlez comme un apôtre qui veut faire des prosélytes.

— Peut-être me suis-je fort maladroitement exprimé… Mais nous recauserons de cela, plus tard… à moins qu’un cou-