Page:Tolstoï - Le Faux Coupon et autres contes.djvu/181

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souvenirs était son amour pour Coco, comme on l’appelait. C’était un sentiment bon, honnête, loyal. Mais maintenant rien de pareil n’était plus et ne pouvait être. Elle s’ennuyait de plus en plus. Ce fut alors qu’elle alla chez sa tante, en Finlande. Le nouvel entourage, la nouvelle nature, les nouvelles personnes, tout lui parut attrayant.

Quand, et comment cela avait-il commencé, elle ne pouvait pas s’en rendre compte. Chez sa tante était invité un Suédois. Il parlait de ses études, de son peuple, du nouveau roman suédois, et elle n’aurait su dire quand avait commencé cette redoutable contagion des regards, des sourires, dont on ne peut exprimer le sens par des paroles, parce qu’ils les dépassent toutes. Ces regards et ces sourires dévoilaient à l’un et l’autre leur âme, et non seulement leur âme mais les mystères graves, importants, communs à toute l’humanité. À cause de ces sourires, chacune de leurs paroles recevait une signification plus profonde et plus attendrissante. La même chose pour la musique quand ils l’écoutaient ensemble ou chantaient des duos. La même chose pour les livres qu’on lisait à haute voix. Parfois ils discutaient, chacun défendait son opinion, mais il suffisait d’un regard, d’un sourire pour qu’aussitôt la discussion restât quelque part, en bas, tandis qu’eux s’élevaient au-dessus de cette discussion, dans une région accessible à eux seuls.

Comment cela arriva-t-il ? Comment, quand, à travers ces regards et ces sourires, parut le démon qui les saisit tous deux au même moment ? Elle n’aurait su le dire. Mais quand elle ressentit la peur de ce démon, le lien invisible qui les unissait était déjà tellement emmêlé qu’elle sentit qu’elle