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RÉSURRECTION

— Oui, quelque chose m’est arrivé, — répondit-il, ne voulant pas mentir, — quelque chose d’étrange, d’imprévu, et de grave.

— Qu’est-ce que c’est ? vous ne voulez pas me le dire ?

— Je ne le puis pas à présent. Excusez-moi ! Il m’est arrivé une chose à laquelle j’ai encore besoin de réfléchir, — ajouta-t-il : et il rougit davantage.

— Ainsi, vous ne voulez pas me le dire ?

Un muscle de son visage tressaillit. Elle repoussa le dossier de la chaise où elle s’appuyait.

— Non, je ne le puis pas ! — répondit Nekhludov, tout en sentant que, par cette réponse, il accentuait encore, vis-à-vis de lui-même, l’extraordinaire gravité de ce qui venait de lui arriver.

— Soit ! Eh bien, allons vite chez maman !

Elle secoua la tête, comme pour chasser une pensée déplaisante, et reprit sa marche d’un pas plus rapide.

Nekhludov crut s’apercevoir qu’elle faisait un effort pour ne pas pleurer. Il eut honte et se reprocha de l’avoir chagrinée ; mais il savait que la moindre faiblesse le perdrait, c’est-à-dire le lierait à jamais, et c’est de quoi, ce soir-là, il avait peur plus que tout au monde. Il continua donc de se taire, et parvint ainsi, avec la jeune fille, jusqu’à la chambre de la princesse Korchaguine.


II


La princesse Sophie Vassilievna venait d’achever son dîner, un dîner très délicat et très abondant, qu’elle mangeait toujours seule, afin que personne ne la vît dans cette occupation trop prosaïque. Près de sa chaise-longue, sur un petit guéridon, le café était servi ; elle le buvait par légères gorgées, en fumant des cigarettes parfumées.

La princesse Sophie Vassilievna était une vieille dame très maigre, très longue, avec de longues dents et de grands yeux noirs. Son âge ne l’empêchait pas de se donner encore les airs d’une jeune femme.