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RÉSURRECTION

— Mais, vous savez, il ne faudra pas manquer de tout lui donner, et tout de suite ! — avait ajouté Mme Kitaïev.

Le gendarme s’était offensé d’une telle recommandation : d’où sa mauvaise humeur contre la Maslova.

Mais celle-ci n’en avait pas moins été ravie à la vue de cet argent, qui allait lui permettre de réaliser son double désir.

— Pourvu seulement que je puisse me procurer vite de l’eau-de-vie et des cigarettes ! — se disait-elle ; et toutes ses pensées étaient concentrées dans cet unique souhait. Elle avait tellement envie de boire de l’eau-de-vie que l’idée même d’en boire lui en faisait venir le goût à la bouche. Et elle aspirait avec joie l’odeur de tabac qui, par bouffées, entrait dans sa cellule.

Elle dut, cependant, attendre longtemps encore la réalisation de son désir. Le greffier, qui devait s’occuper de la faire reconduire à la prison, l’avait en effet oubliée, et s’était attardé à parler politique avec le gros juge et un avocat. Mais enfin, vers cinq heures, après qu’on eut fait partir Kartymkine et la Botchkova, on était venu la chercher pour la remettre entre les mains des deux soldats qui l’avaient amenée le matin. Et tout de suite, en sortant du Palais de Justice, elle avait donné à l’un des soldats les cinquante kopecks, en le priant d’aller lui acheter des cigarettes, deux petits pains, et une demi-bouteille d’eau-de-vie.

Le soldat s’était mis à rire.

— Allons ! tu vas t’en payer ! — avait-il dit.

Et effectivement il était allé acheter les cigarettes et les petits pains ; mais, pour l’eau-de-vie il avait refusé d’en acheter. La Maslova avait, du moins, mangé l’un des pains, tout en marchant ; mais c’était comme s’il n’eût servi qu’à la creuser davantage.

Elle n’était arrivée à la prison qu’après le coucher du soleil. Et elle avait dû attendre longtemps encore dans le vestibule, parce que, au même moment, des gardiens venaient d’amener un convoi de cent prisonniers expédiés d’une ville voisine.

Il y avait là des hommes barbus et d’autres rasés, des