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RÉSURRECTION

ne prétendait pas que ce fût là un titre suffisant pour faire de lui un être supérieur. Et cependant il avait une conscience très profonde de sa supériorité ; et il considérait comme lui étant dus tous les hommages qu’il recevait, et l’absence de ces hommages le blessait comme un affront.

Un affront de ce genre l’attendait précisément dans la salle du jury. Parmi les jurés se trouvait un homme qu’il connaissait, un certain Pierre Gérassimovitch, — jamais Nekhludov n’avait su son nom de famille, — qui avait été précepteur des enfants de sa sœur. Ce Pierre Gérassimovitch avait, depuis, terminé ses études et était maintenant professeur au gymnase. Nekhludov l’avait toujours trouvé insupportable pour sa familiarité, son rire suffisant, et ses mauvaises manières.

— Ah ! le sort vous a désigné aussi ? — dit-il à Nekhludov en s’avançant vers lui avec un gros rire. — Et vous ne vous êtes pas fait dispenser ?

— Jamais je n’ai eu l’idée de me faire dispenser, — répondit sèchement Nekhludov.

— Hé bien ! voilà un beau trait de courage civique ! Vous allez voir comme vous souffrirez de la faim ! Et pas moyen de dormir, ni de boire ! — poursuivit le professeur en riant encore plus haut.

« Ce fils de pope va bientôt se mettre à me tutoyer ! » songea Nekhludov ; et, donnant à sa figure une expression aussi morne que s’il venait d’apprendre la mort d’un de ses parents, il tourna le dos à Pierre Gérassimovitch pour s’approcher d’un groupe formé autour d’un personnage de haute taille, rasé, éminemment représentatif, et qui paraissait raconter quelque chose. Ce personnage parlait d’un procès qu’on était en train de juger au tribunal civil ; il en parlait en homme qui connaissait à fond toute l’affaire, nommant par leurs prénoms les juges et les avocats. Il ne tarissait pas sur le tour merveilleux qu’avait su donner à l’affaire un fameux avocat de Pétersbourg, et grâce auquel une vieille dame, tout en ayant absolument raison, était assurée désormais de perdre sa cause.