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RÉSURRECTION

— Je suis allé chez la malheureuse créature qu’on a enfin mise en liberté, après l’avoir si longtemps tenue en prison. Une créature à jamais anéantie !

— C’est la femme dont je t’ai parlé ! — dit Mariette à son mari.

— Ah ! oui, j’ai été bien heureux de pouvoir la faire relâcher ! — répondit le mari, tout en se levant pour aller fumer une cigarette au foyer.

Nekhludov restait assis, attendant toujours que Mariette lui dît ce « quelque chose » qu’elle avait à lui dire. Mais elle ne lui disait rien, ne cherchait pas à lui rien dire, et elle plaisantait, elle parlait de la pièce qui, croyait-elle, devait tout particulièrement intéresser Nekhludov.

Et celui-ci vit bientôt qu’en réalité elle n’avait eu rien à lui dire, mais qu’elle avait simplement désiré se montrer à lui dans tout l’éclat de sa toilette de soirée, avec ses épaules nues et le grain de beauté qu’elle avait sur l’une d’elles. Et cette découverte lui inspira un mélange de plaisir et de répugnance. Le plaisir venait du charme extérieur répandu sur tout cela ; mais Nekhludov apercevait en même temps ce qui se trouvait sous ce charme extérieur, et c’était cela qui le répugnait. Il jouissait du spectacle de Mariette ; mais en même temps il se disait que cette jolie femme était une menteuse, qu’elle s’accommodait à merveille de vivre avec son coquin de mari, et que tout ce qu’elle lui avait dit la veille était faux, et que tout ce qu’elle voulait était de le forcer à s’éprendre d’elle. Et cela même lui était à la fois odieux et agréable. À plusieurs reprises il se leva de sa chaise pour prendre congé, et se rassit de nouveau. Mais quand enfin le mari revint dans la loge, avec une forte odeur de tabac dans ses épaisses moustaches, quand il jeta sur Nekhludov son regard ironique, le jeune homme n’y tint plus, et, profitant de ce que la porte était restée ouverte, il s’élança dans le corridor.

Comme il passait par la Perspective Newsky, pour rentrer chez sa tante, il aperçut devant lui une femme de haute taille, très bien faite, et vêtue avec une élé-