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RÉSURRECTION

Tel était l’homme qui, de tout son cœur, était devenu amoureux de la Maslova. Celle-ci, avec son flair de femme, avait tout de suite deviné chez lui ce sentiment ; et l’idée qu’elle avait pu inspirer de l’amour à un homme aussi « extraordinaire » l’avait rehaussée à ses propres yeux. Quand Nekhludov lui avait offert de se marier avec elle, elle avait bien compris que c’était par grandeur d’âme, et pour réparer sa faute passée : tandis que Simonson l’aimait telle qu’elle était maintenant, et l’aimait simplement parce qu’il l’aimait.

Et elle se disait que, pour l’aimer ainsi, Simonson devait la considérer comme une femme différente des autres, ayant des qualités morales que les autres n’avaient pas. Ce qu’étaient ces qualités morales qu’il pouvait lui attribuer, elle ne parvenait pas à le deviner ; mais afin de justifier la haute opinion qu’il devait avoir d’elle, elle s’efforçait, par tous les moyens, de faire naître en elle les sentiments les meilleurs qu’elle était capable d’imaginer : de sorte que, sous l’influence de Simonson, elle s’efforçait de devenir aussi parfaite que sa nature le lui permettait.

La chose avait commencé depuis longtemps déjà. Dans la cour de la prison, la Maslova avait été frappée de l’insistance avec laquelle la fixaient les bons et naïfs yeux bleus de ce prisonnier en veste de caoutchouc. Et dès lors elle avait compris que cet homme, qui la regardait d’une façon aussi bizarre, devait être lui-même un personnage bizarre ; et elle avait remarqué l’extraordinaire contraste, dans un même visage, de l’austère sévérité qu’exprimaient les sourcils froncés avec la douceur enfantine qui se lisait dans les yeux.

Plus tard, à Tomsk, quand elle avait obtenu d’être transférée parmi les condamnés politiques, elle avait revu son étrange amoureux. Et, bien que pas une parole n’eût été échangée entre eux à ce moment, la façon dont ils s’étaient regardés l’un l’autre avait suffi pour les unir, dès lors, d’une amitié spéciale. Aussi bien n’y avait-il pas eu entre eux, les jours suivants non plus, d’entretien intime ; mais la Maslova sentait que, lorsque