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formation d’un art au sein d’une classe de la société, sans la participation des autres, d’un art cultivé par une sorte de franc-maçonnerie, se développant sans obstacles, d’ailleurs, et conservant la vigueur de ses principes, au milieu des établissements monastiques, qui jusqu’alors avaient été les maîtres de l’enseignement ; d’un clergé séculier qui tendait à l’omnipotence, d’une noblesse féodale ombrageuse, et d’une plèbe ignorante et grossière.

Mais c’est à l’antagonisme de ces divers éléments que les hommes de principes devaient de pouvoir les développer. La France féodale se trouvait, au XIIe siècle, dans une situation qui n’avait point sa pareille en Europe. Dans les autres contrées, la balance entre les pouvoirs et les éléments sociaux était moins égale ; l’antagonisme ne naissait pas de forces contraires, à l’état de lutte permanente. Ici les traditions municipales s’étaient conservées, là c’était la féodalité pure, ailleurs la théocratie, ou bien une sorte de monarchie tempérée par des libertés civiles. Dans ces États divers, l’art était un langage bien mieux compris qu’il ne pouvait l’être en France. Au milieu des institutions quasi républicaines des municipalités italiennes, l’art était une chose publique comme dans les villes de l’antique Grèce. On était artiste ou artisan, et l’on remplissait des fonctions publiques. L’art était compris de tous, honoré, envié, prôné ou persécuté. Sous un régime féodal absolu, l’artiste n’était autre chose qu’un corvéable, vilain, colon ou serf, exécutant machinalement les fantaisies ou les ordres du maître. Sous une théocratie rivée à l’hiératisme, il ne pouvait ni se développer, ni se modifier, mais, par cela même, il était compris aujourd’hui comme hier. Dans un pays jouissant d’institutions plus libérales, comme en Angleterre, par exemple, il existait entre les diverses classes de la société des rapports d’intérêts fréquents, qui faisaient qu’on se comprenait à peu près d’une classe à l’autre. Mais en France, d’un côté la noblesse féodale conservant ses préjugés de caste, s’appuyant sur le droit de conquête ; de l’autre une suzeraineté contestée, cherchant son centre de force tantôt dans cette noblesse, tantôt dans les communes, tantôt au sein du haut clergé. Puis une population nombreuse n’ayant pas oublié complètement ses libertés municipales, toujours prête à se soulever, hardie, industrielle et guerrière ; à ses côtés, un clergé séculier jaloux de la prépondérance des établissements monastiques, non moins jaloux de la noblesse féodale, cherchant un point d’appui au milieu des villes et rêvant une sorte d’oligarchie cléricale avec un souverain sans force, mais entouré d’un grand prestige, sorte de doge avec un sénat d’évêques. Qui donc, dans une société ainsi divisée, pouvait s’occuper d’art ? Les établissements monastiques ? Ce n’était pas leur moindre moyen d’action. Mais au sein des communes, le vieil esprit gaulois reprenait son empire. Sans cesse en insurrection, industrieuses et riches, malgré leurs luttes contre les pouvoirs féodaux, ces communes se groupaient en corps de métiers ; formaient des conciliabules secrets, puisqu’on jetait bas leurs salles aux