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CHEZ LES ANCIENS ET LES JUIFS.

taille. Comment ta hauteur est-elle descendue au tombeau, malgré le son de tes musettes ? comment es-tu couchée avec les vers et la vermine ? comment es-tu tombée du ciel, étoile du matin ? Hélel, toi qui pressais les nations, tu es abattue en terre ! »

On a traduit cet Hélel en latin par Lucifer : on a donné depuis ce nom au diable, quoiqu’il y ait assurément peu de rapport entre le diable et l’étoile du matin. On a imaginé que ce diable étant tombé du ciel était un ange qui avait fait la guerre à Dieu : il ne pouvait la faire lui seul ; il avait donc des compagnons. La fable des géants armés contre les dieux, répandue chez toutes les nations, est, selon plusieurs commentateurs, une imitation profane de la tradition qui nous apprend que des anges s’étaient soulevés contre leur maître.

Cette idée reçut une nouvelle force de l’Épître de saint Jude, où il est dit : « Dieu a gardé dans les ténèbres, enchaînés jusqu’au jugement du grand jour, les anges qui ont dégénéré de leur origine, et qui ont abandonné leur propre demeure… Malheur à ceux qui ont suivi les traces de Caïn… desquels Énoch, septième homme après Adam, a prophétisé, en disant : Voici, le Seigneur est venu avec ses millions de saints, etc. »

On s’imagina qu’Énoch avait laissé par écrit l’histoire de la chute des anges. Mais il y a deux choses importantes à observer ici. Premièrement, Énoch n’écrivit pas plus que Seth, à qui les Juifs attribuèrent des livres ; et le faux Énoch que cite saint Jude est reconnu pour être forgé par un Juif[1]. Secondement, ce faux Énoch ne dit pas un mot de la rébellion et de la chute des anges avant la formation de l’homme. Voici mot à mot ce qu’il dit dans ses Égregori. « Le nombre des hommes s’étant prodigieusement accru, ils eurent de très-belles filles ; les anges, les veillants, Égregori, en devinrent amoureux, et furent entraînés dans beaucoup

  1. Il faut pourtant que ce livre d’Énoch ait quelque antiquité, car on le trouve cité plusieurs fois dans le Testament des douze patriarches, autre livre juif, retouché par un chrétien du Ier siècle : et ce testament des douze patriarches est même cité par saint Paul, dans sa première épitre aux Thessaloniciens, si c’est citer un passage que de le réciter mot pour mot. Le Testament du patriarche Ruben porte, au chap. vi : La colère du Seigneur tomba enfin sur eux ; et saint Paul dit précisément les mêmes paroles. Au reste, ces douze Testaments ne sont pas conformes à la Genèse dans tous les faits. L’inceste de Judas, par exemple, n’y est pas rapporté de la même manière. Judas dit qu’il abusa de sa belle-fille étant ivre. Le Testament de Ruben a cela de particulier qu’il admet dans l’homme sept organes de sens, au lieu de cinq ; il compte la vie et l’acte de la génération pour deux sens. Au reste, tous ces patriarches se repentent, dans ce Testament, d’avoir vendu leur frère Joseph. (Note de Voltaire.)