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À M. HUME.


je n’en avais jamais dit un seul mot parce que je n’en avais jamais entendu parler.

Je montrai cette agréable lettre à un homme véridique, fort au fait des affaires étrangères, curieux et exact ; ces gens-là sont dangereux pour ceux qui citent au hasard. Il déterra les lettres originales, écrites de la main de Jean-Jacques, du 9 et du 13 d’auguste 1743[1], à M. du Theil, premier commis des affaires étrangères, alors son protecteur. On y voit ces propres paroles :

« J’ai été deux ans le domestique de M. le comte de Montaigu (ambassadeur à Venise)… J’ai mangé son pain… ; il m’a chassé honteusement de sa maison… ; il m’a menacé de me faire jeter par la fenêtre… ; et, de pis, si je restais plus longtemps dans Venise…, etc. »

Voilà un secrétaire d’ambassade assez peu respecté, et la fierté d’une grande âme peu ménagée. Je lui conseille de faire graver au bas de sa statue les paroles de l’ambassadeur au secrétaire d’ambassade.

Vous voyez, monsieur, que ce pauvre homme n’a jamais pu se maintenir sous aucun maître, ni se conserver aucun ami, attendu qu’il est contre la dignité de son être d’avoir un maître, et que l’amitié est une faiblesse dont un sage doit repousser les atteintes.

Vous dites qu’il fait l’histoire de sa vie[2] ; elle a été trop utile au monde et remplie de trop grands événements pour qu’il ne rende pas à la postérité le service de la publier. Son goût pour la vérité ne lui permettra pas de déguiser la moindre de ces anecdotes, pour servir à l’éducation des princes qui voudront être menuisiers comme Émile.

À dire vrai, monsieur, toutes ces petites misères ne méritent pas qu’on s’en occupe deux minutes ; tout cela tombe bientôt dans un éternel oubli. On ne s’en soucie pas plus que des baisers acres de la Nouvelle Héloïse[3], et de son faux germe, et de son doux ami, et des lettres de Vernet[4] à un lord qu’il n’a jamais vu. Les folies de Jean-Jacques, et son ridicule orgueil, ne feront nul tort à la véritable philosophie, et les hommes respectables qui la cultivent en France, en Angleterre, et en Allemagne, n’en seront pas moins estimés.

  1. Voyez les Extraits ci-après, page 41. Les lettres de J.-J. Rousseau sont des 8 et 15 août et du 11 octobre.
  2. Ce sont les Confessions.
  3. Voyez dans les Lettres sur la Nouvelle Héloïse, tome XXIV, page 107.
  4. Lettres critiques d’un voyageur anglais.