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DE DORIAN GRAY

monde est le visible, non l’invisible… Oui, M. Gray, les Dieux vous furent bons. Mais ce que les Dieux donnent, ils le reprennent vite. Vous n’avez que peu d’années à vivre réellement, parfaitement, pleinement ; votre beauté s’évanouira avec votre jeunesse, et vous découvrirez tout à coup qu’il n’est plus de triomphes pour vous et qu’il vous faudra vivre désormais sur ces menus triomphes que la mémoire du passé rendra plus amers que des défaites. Chaque mois vécu vous approche de quelque chose de terrible. Le temps est jaloux de vous, et guerroie contre vos lys et vos roses.

« Vous blêmirez, vos joues se creuseront et vos regards se faneront. Vous souffrirez horriblement… Ah ! réalisez votre jeunesse pendant que vous l’avez !…

« Ne gaspillez pas l’or de vos jours, en écoutant les sots essayant d’arrêter l’inéluctable défaite et gardez-vous de l’ignorant, du commun et du vulgaire… C’est le but maladif, l’idéal faux de notre âge. Vivez ! vivez la merveilleuse vie qui est en vous ! N’en laissez rien perdre ! Cherchez de nouvelles sensations, toujours ! Que rien ne vous effraie… Un nouvel Hédonisme, voilà ce que le siècle demande. Vous pouvez en être le tangible symbole. Il n’est rien avec votre personnalité que vous ne puissiez faire. Le monde vous appartient pour un temps !

« Alors que je vous rencontrai, je vis que vous n’aviez point conscience de ce que vous étiez, de ce que vous pouviez être… Il y avait en vous quelque chose de si particulièrement attirant que je sentis qu’il me fallait vous révéler à vous-même, dans la crainte tragique de vous voir vous gâcher… car votre jeunesse a si peu de temps à vivre… si peu !… Les fleurs se dessèchent, mais elles refleurissent… Cet aubour sera aussi floris-