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L’ÎLE AU MASSACRE

mais dans des circonstances souvent contraires aux commandements de Dieu et de l’Église. Aussi je me sens mieux en sécurité au milieu de ces solitudes qu’au milieu de ce monde qui court à la ruine.

François, habitué à la vie sauvage, ne connaissait rien de l’existence secrète d’un monde qu’il avait quitté au sortir de l’enfance. Il ne comprenait pas ce que craignait son père.

— Que voulez-vous dire, demanda-t-il ?

— Je me trompe peut-être. Fasse le ciel que mes pressentiments ne se réalisent pas… Et cependant quand je songe à ce que j’ai entendu en Bas, je ne puis m’empêcher de frémir et de penser que la France court un grand danger… À la Cour, chez les Grands on ne vit que pour le plaisir. Notre jeune souverain, que le peuple a surnommé le Bien-Aimé, a sombré entre les bras de maîtresses qui gouvernent la France. Elles préparent à notre beau pays une ère de calamités sans fin.

— Oh ! père, vous exagérez…

— Je veux le croire… Mais les esprits s’émancipent tellement ! Que peut-on espérer pour un pays qui laisse bafouer sa religion ? Un homme extraordinaire dépense son esprit à combattre cette Église dont vous êtes les enfants. Il l’appelle l’infâme, le malheureux ! Ce génie que l’on nomme M. de Voltaire a émis des opinions bien étranges et bien osées. Pour compte, je ne puis prendre qu’en pitié un homme qui a eu la hardiesse d’écrire que ce merveilleux pays du Canada n’était que quelques arpents de neige !…

— Est-ce possible ? dirent François et Louis-Joseph indignés.

— C’est vrai, répondit le père Aulneau.

— Aussi est-il temps de prouver à cet imposteur qu’il se trompe et qu’il ment… Peu importe les refus que j’ai dû essuyer…

— Pauvre père !

— J’ai beau avoir 40,000 livres de dettes. J’ai beau passer pour un aventurier et un spéculateur, je n’en poursuivrai pas moins ma mission. Et Dieu aidant, je vaincrai. Nous vaincrons. Nous prouverons au Roi, à la Cour, qu’ils ont tort de traiter avec dédain nos efforts ; que dans notre découverte de la mer de l’Ouest il s’agit de la création d’un empire colonial immense pour notre pays. Nous marcherons de l’avant jusqu’à ce que nous atteignions notre but, ou, alors, jusqu’à la mort…

Louis-Joseph avait suivi, plus qu’il n’y avait pris part, cette conversation, le cœur étreint par une profonde émotion. Il n’avait jamais vu son père aussi beau, aussi grand, aussi noble. Il était fier de lui. Instinctivement il se jeta dans ses bras en lui disant la joie qu’il avait d’être le fils d’un tel père.

— N’oubliez pas votre mère, mes enfants. Vous ne sauriez trop avoir d’affection et de vénération pour elle. Montrons-nous dignes de sa vaillance. Elle est si admirable !

Le grand homme passa ses doigts sur ses paupières. Sa chère compagne !… Quelle sainte et forte femme elle se montrait au milieu des sacrifices qu’elle supportait héroïquement !…

Louis-Joseph se dégagea d’entre les bras de son père. Il le regarda en souriant, les yeux remplis de larmes.

— Mon bonheur est grand d’être avec vous tous, dit-il. Je fus si heureux quand vous m’avez retiré du collège pour m’emmener avec vous…

— Vous êtes vraiment privilégié, mon enfant, dit le père Aulneau, d’être admis si jeune à prendre part à l’œuvre admirable de votre noble père… Grâces aux connaissances que vous aviez acquises, vous allez lui être d’un grand secours.

— C’est une joie pour moi de pouvoir me rendre utile.

— Déjà il vous a été donné de faire preuve de votre savoir. N’eût été votre présence d’esprit, l’autre jour, que nous nous croyons perdus dans la forêt, Dieu sait ce qui serait arrivé ?

— C’est bien le moins que je prouve à ceux qui se sont imposé des sacrifices pour mon éducation que ces sacrifices n’ont pas été faits en vain.

— Dieu voit les sentiments de gratitude filiale qui emplissent votre cœur, mon enfant, et Il vous bénit.

— Mon mérite n’est rien auprès du vôtre, mon Père. Ne suis-je pas ici avec mon père, mes frères, mon cousin ? Vous, vous avez tout quitté pour venir nous aider dans notre œuvre, et convertir à notre belle religion ces tribus indiennes si difficiles à amener à Dieu.

Le Père Aulneau sourit.

— Si mon sacrifice a été grand, les ré-