Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/82

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que deux sortes d’ouvrages, ceux qui montrent du talent et ceux qui n’en montrent pas. Seulement, il y a des lectures plus ou moins troublantes, et les livres romanesque me semblent particulièrement faits pour pervertir les intelligences. Mettez les romans de George Sand dans les mains d’un jeune homme ou d’une femme : ceux-ci en sortiront frissonnants, en garderont tout éveillés le souvenir d’un rêve charmant. Dès lors, il est à craindre que la vie ne les blesse, qu’ils ne s’y montrent découragés, dépaysés, prêts à toutes les naïvetés et à toutes les folies. Ces livres ouvrent le pays des chimères, au bout duquel il y a une culbute fatale dans la réalité. Les femmes, après une pareille lecture, se déclareront incomprises comme les héroïnes ; les hommes chercheront des aventures, mettront en pratique la thèse de la sainteté des passions. Combien est plus saine la réalité, la rudesse des peintures vraies, l’analyse des plaies humaines ! Ici, point de perversion possible. Faites lire les procès-verbaux d’un romancier naturaliste : si vous épouvantez les lecteurs, vous ne troublerez ni leur cœur ni leur cerveau. Ces livres ne laissent pas de place à la rêverie, cette mère de toutes les fautes. Les scènes les plus audacieuses, la peinture des nudités, le cadavre humain disséqué et expliqué, ont une morale unique et superbe, la vérité. Voilà pourquoi, à mon sens, si l’immoralité pouvait exister dans les œuvres d’art, j’appellerais immorales les histoires inventées pour troubler les cœurs, et j’appellerais morales les anatomies pratiquées sur l’humanité, dans un but de science et de haute leçon.

D’ailleurs, qu’on ne s’y trompe pas, il y a beaucoup d’hypocrisie dans le fait des critiques qui regrettent le temps où les romanciers mentaient. Elles ne chatouillent plus, les terribles œuvres qui ont la loyauté de parler franc ; elles dégoûtent et épouvantent, elles ne permettent pas la débauche solitaire de la rêverie, le plaisir sensuel qu’on prenait à se donner des amours idéales. Combien de femmes ont trompé leur mari avec le héros du dernier roman qu’elles avaient lu ! Les romans alors étaient des rendez-vous d’amour, où l’on avait raison de ne pas laisser aller les âmes faibles. On comprend que les esprits habitués à ces écoles buissonnières du sentiment, soient très chagrins de ne plus trouver de livres pour échapper au ménage et se perdre dans l’illusion d’une adultère imaginaire. Mais, au moins, faudrait-il quelque franchise. Au lieu de reprocher aux romanciers naturalistes d’être immoraux, on devrait leur dire : « De grâce, ne soyez pas si rudes ni si vrais ; vous nous glacez, vous nous empêchez de courir le guilledou des amours idéales ; quand on vous a lus, on est tout froid, on ne songe plus à baiser ses rêves. Par pitié ! rendez-nous l’immoralité permise de nos débauches romanesques. »

Je crois que les cœurs sensibles peuvent faire leur deuil, le roman de fiction pure se meurt. Et ici j’arrive à ma conclusion. À cette heure, dans la lutte du vrai et du rêve, c’est le vrai qui l’emporte, après quarante ans de production littéraire. Chaque jour, Balzac a grandi davantage. Discuté et nié par ses contemporains, il est resté debout après sa mort, et il apparaît aujourd’hui comme le maître incontesté de la presque totalité des romanciers contemporains. Sa méthode a prévalu, des tempéraments nouveaux ont pu se produire et apporter des notes originales, ils n’en sont pas moins des rameaux de ce tronc puissant. Je me lasserais à nommer les disciples de Balzac ; ses œuvres disparaîtraient, son nom s’effacerait, que son influence continuerait à régir les lettres françaises, parce qu’il a été l’homme de la science moderne, parce qu’il s’est rencontré avec le mouvement même du siècle. Il allait en avant, quand George Sand restait stationnaire. De là sa victoire.

Certes, George Sand est aujourd’hui bien grande encore. Mais on ne doit que la vérité à cette illustre morte. Dans les dernières années de sa vie, elle avait déjà perdu beaucoup de sa popularité. Elle n’existait plus pour la génération nouvelle, qui la lisait peu et ne la comprenait pas. Ses romans, qui paraissaient dans la Revue des Deux Mondes, allaient à un public spécial, de plus en plus restreint, et ne soulevaient aucune émotion. C’est à peine si la critique s’en occupait. Elle était d’un autre âge, elle se trouvait véritablement dépaysée au milieu du nôtre. Mais un symptôme plus décisif encore est la dispersion et la disparition de son école. Elle a pu avoir des disciples, elle n’en compte plus que deux ou trois. Il faut nommer M. Octave Feuillet, qui reste le soutien le plus ferme du romanesque. Ensuite vient M. Victor Cherbuliez, auquel George Sand a légué sa fameuse tour, la tour ruinée et couverte de lierre, où les amants bien nés se rencontrent à minuit. Enfin, on peut nommer encore M. André Theuriet, un esprit très fin et très tendre, qui invente des histoires charmantes. Ces romanciers sont les fournisseurs habituels de la Revue des Deux Mondes, qui n’a plus qu’eux, et qui ne sait où trouver des conteurs de la même école, pour continuer les traditions de la maison. Et c’est là toute la descendance de George Sand ; elle ne peut opposer à l’armée des disciples de Balzac que ces trois écrivains.

Telle est la vraie situation. Le roman naturaliste a vaincu, il y a là un fait évident qui ne peut être nié par personne, George Sand représente une formule morte, voilà tout. C’est la science, c’est l’esprit moderne qu’elle a contre elle et qui, peu à peu, font pâlir ses œuvres. Il faut attendre vingt ans pour la soumettre à l’épreuve que Balzac subit victorieusement aujourd’hui, à cette terrible épreuve de la postérité. La passion vivante seule rend les œuvres éternelles, l’humanité retient uniquement les ouvrages au fond desquels elle se retrouve avec ses joies et ses douleurs. D’ailleurs, George Sand a une place marquée dans notre littérature ; on pourra ne plus lire ses livres, que son nom restera le représentant d’une forme littéraire, dans la première moitié du dix-neuvième siècle. Il est des écrivains, comme Chateaubriand, par exemple, qu’on ne lit plus et qui demeurent de hautes et de belles figures. Ils ont marqué en leur temps, ils ont creusé un profond sillon dont la trace reste ineffaçable dans le champ d’une nation. Plus tard, comme ils n’ont pas travaillé pour la vie, la vie les dédaigne.