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XVII
PRÉFACE

Je l’ai dit, ces excursions sur le royaume extérieur sont rares. Presque toujours, la poésie de Nelligan s’isole, s’emprisonne, ferme les yeux, et se gémit elle-même. Car alors, ce qui est son fond essentiel, c’est une tristesse sombre et désolée. Non la tristesse qui flotte, vaporeuse et douce, sur l’âme des purs mélancoliques ; — non celle qui s’amollit, comme chez Rodenbach, de la suavité des souvenirs ; — non plus celle qui se justifie et se raisonne, comme chez les grands pessimistes ; — mais la tristesse sans objet, sans cause, et dès lors sans consolation ; lame implacable et froide enfoncée jusqu’au vif du cœur ; torture aiguë, amère, enfiévrée et desséchante, n’ayant pas même l’orgueil de la force stoïque ou le soulagement des larmes.

De l’âme où elle a son centre morbide, cette tristesse s’épand sur les êtres et les enveloppe d’un voile de deuil. Sa vision des choses passe toute par la raie obscure du prisme. Elle promène sur tout ce qui est vie, lumière, éclat, son éteignoir funèbre ; elle ensevelit l’univers dans son propre tombeau. Envers la joie, l’amour, l’action, tout ce qui attire et invite, elle se fait défiante, presque haineuse. Elle flaire un piège dans les fleurs et les astres, et si elle leur prête ses langueurs, c’est sans en recevoir ni en attendre de pitié. Elle souffre également du réel et de l’idéal, de la nature et de l’homme, de l’esprit et de la chair, de la laideur et de la beauté. La mort elle-même, cette grande libératrice, est repoussée comme une marâtre. Ainsi cette souffrance envahit tout, s’assimile tout, s’exacerbe et grandit de toutes les victimes qu’elle s’immole.

Ah ! comme Nelligan l’a vécue, cette douloureuse tristesse, et comme il faut l’en plaindre ! Mais aussi, quand il s’y livre, quelle sincérité poignante elle apporte à son art ! Alors plus de labeur visible, plus de ciselures d’emprunt : c’est le frisson, l’effroi primitif d’une âme déchirée et enténébrée. Le cri élégiaque jaillit des profondeurs et vient nous remuer aux fibres. Ces distiques, par exemple, ne sont-ils pas de purs sanglots ?

Comme des larmes d’or qui de mon cœur s’égouttent,
Feuilles de mes bonheurs, vous tombez toutes, toutes.

Vous tombez au jardin de vie où je m’en vais,
Où je vais, les cheveux au vent des jours mauvais.