Page:Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1.djvu/272

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cela les bassesses qui y sont. Qu’il se méprise, parce que cette capacité est vide ; mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu’il se haïsse, qu’il s’aime : il a en lui la capacité de connoître la vérité et d’être heureux ; mais il n’a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante.

Je voudrois donc porter l’homme à désirer d’en trouver, à être prêt, et dégagé des passions, pour la suivre où il la trouvera, sachant combien sa connoissance s’est obscurcie par les passions ; je voudrois bien qu’il haît en soi la concupiscence qui le détermine d’elle-même, afin qu’elle ne l’aveuglât point pour faire son choix, et qu’elle ne l’arrêtât point quand il aura choisi.


9.

Je blâme également, et ceux qui prennent parti de louer l’homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de se divertir ; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant.

Les stoïques disent : « Rentrez au dedans de vous-mêmes ; c’est là où vous trouverez votre repos : » et cela n’est pas vrai. Les autres disent : « Sortez au dehors : recherchez le bonheur en vous divertissant ; » et cela n’est pas vrai. Les maladies viennent : le bonheur n’est ni hors de nous, ni dans nous ; il est en Dieu, et hors et dans nous.


10.

La nature de l’homme se considère en deux manières : l’une selon sa fin, et alors il est grand et incomparable ; l’autre selon la multitude[1], comme l’on juge de la nature du cheval et du chien, par la multitude d’y voir la course, et animum arcendi[2] ; et alors l’homme est abject et vil. Voilà les deux voies qui en font juger diversement, et qui font tant disputer les philosophes. Car l’un nie la supposition de l’autre : l’un dit : « Il n’est pas né à cette fin, car toutes ses actions y répugnent ; » l’autre dit : « Il s’éloigne de sa fin quand il fait ces basses actions. »

Deux choses instruisent l’homme de toute sa nature, l’instinct et l’expérience.


11.

Je sens que je peux n’avoir point été : car le moi consiste dans ma pensée ; donc moi qui pense n’aurois point été, si ma mère eût été tuée avant que j’eusse été animé. Donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel, ni infini ; mais je vois bien qu’il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini.

  1. Pascal emploie ici les mots dans le sens de la métaphysique : il oppose la fin, ou l’unité, à la multitude, c’est-à-dire aux phénomènes multiples et éphémères. L’unité dans les choses est l’objet de la philosophie ; l’opinion commune ne connait que les qualités extérieures, la multitude.
  2. Allusion à quelque définition usitée dans les écoles, l’instinct d’arrêter.