Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/195

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arracher à la vie. Profitons d’un temps où l’ennui de vivre nous rend la mort désirable ; craignons qu’elle ne vienne avec ses horreurs au moment où nous n’en voudrons plus. Je m’en souviens, il fut un instant où je ne demandais qu’une heure au ciel, et où je serais mort désespéré si je ne l’eusse obtenue. Ah ! qu’on a de peine à briser les nœuds qui lient nos cœurs à la terre, et qu’il est sage de la quitter aussitôt qu’ils sont rompus ! Je le sens, milord, nous sommes dignes tous deux d’une habitation plus pure : la vertu nous la montre, et le sort nous invite à la chercher. Que l’amitié qui nous joint nous unisse encore à notre dernière heure. Oh ! quelle volupté pour deux vrais amis de finir leurs jours volontairement dans les bras l’un de l’autre, de confondre leurs derniers soupirs, d’exhaler à la fois les deux moitiés de leur âme ! Quelle douleur, quel regret peut empoisonner leurs derniers instants ? Que quittent-ils en sortant du monde ? Ils s’en vont ensemble ; ils ne quittent rien.

Lettre XXII. Réponse

Jeune homme, un aveugle transport t’égare ; sois plus discret, ne conseille point en demandant conseil. J’ai connu d’autres maux que les tiens. J’ai l’âme ferme ; je suis Anglais, je sais mourir, car je sais vivre, souffrir en homme. J’ai vu la mort de près, et la regarde avec trop d’indifférence pour l’aller chercher. Parlons de toi.

Il est vrai, tu m’étais nécessaire : mon âme avait besoin de la tienne ; tes soins pouvaient m’être utiles ; ta raison pouvait m’éclairer dans la plus importante affaire de ma vie ; si je ne m’en sers point, à qui t’en prends-tu ? Où est-elle ? Qu’est-elle devenue ? Que peux-tu faire ? A quoi es-tu bon dans l’état où te voilà ? quels services puis-je espérer de toi ? Une douleur insensée te rend stupide et impitoyable. Tu n’es pas un homme, tu n’es rien, et, si je ne regardais à ce que tu peux être, tel que tu es, je ne vois rien dans le monde au-dessous de toi.

Je n’en veux pour preuve que ta lettre même. Autrefois je trouvais en toi du sens, de la vérité. Tes sentiments étaient droits, tu pensais juste, et je ne t’aimais pas seulement par goût, mais par choix, comme un moyen de plus pour moi de cultiver la sagesse. Qu’ai-je trouvé maintenant dans les raisonnements de cette lettre dont tu parais si content ? Un misérable et perpétuel sophisme, qui, dans l’égarement de ta raison, marque celui de ton cœur, et que je ne daignerais pas même relever si je n’avais pitié de ton délire.

Pour renverser tout cela d’un mot, je ne veux te demander qu’une seule chose. Toi qui crois Dieu existant, l’âme immortelle, et la liberté de l’homme, tu ne penses pas, sans doute, qu’un être intelligent reçoive un corps et soit placé sur la terre au hasard seulement pour vivre, souffrir et mourir ? Il y a bien peut-être à la vie humaine un but, une fin, un objet moral ? Je te prie de me répondre clairement sur ce point ; après quoi nous reprendrons pied à pied ta lettre, et tu rougiras de l’avoir écrite.

Mais laissons les maximes générales, dont on fait souvent beaucoup de bruit sans jamais en suivre aucune ; car il se trouve toujours dans l’application quelque condition particulière qui change tellement l’état des choses, que chacun se croit dispensé d’obéir à la règle qu’il prescrit aux autres ; et l’on sait bien que tout homme qui pose des maximes générales entend qu’elles obligent tout le monde, excepté lui. Encore un coup, parlons de toi.

Il t’est donc permis, selon toi, de cesser de vivre ? La preuve en est singulière, c’est que tu as envie de mourir. Voilà certes un argument fort commode pour les scélérats : ils doivent t’être bien obligés des armes que tu leur fournis ; il n’y aura plus de forfaits qu’ils ne justifient par la tentation de les commettre ; et dès que la violence de la passion l’emportera sur l’horreur du crime, dans le désir de mal faire ils en trouveront aussi le droit.

Il t’est donc permis de cesser de vivre ? Je voudrais bien savoir si tu as commencé. Quoi ! fus-tu placé sur la terre pour n’y rien faire ? Le ciel ne t’imposa-t-il point avec la vie une tâche pour la remplir ? Si tu as fait ta journée avant le soir, repose-toi le reste du jour, tu le peux ; mais voyons ton ouvrage. Quelle réponse tiens-tu prête au juge suprême qui te demandera compte de ton temps ? Parle, que lui diras-tu ? « J’ai séduit une fille honnête ; j’abandonne un