Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/292

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facile qu’on pense. C’est bien plus l’art des maîtres que des disciples ; il faut avoir déjà beaucoup appris de choses pour savoir demander ce qu’on ne sait pas. Le savant sait et s’enquiert, dit un proverbe indien ; mais l’ignorant ne sait pas même de quoi s’enquérir. Faute de cette science préliminaire, les enfants en liberté ne font presque jamais que des questions ineptes qui ne servent à rien, ou profondes et scabreuses, dont la solution passe leur portée ; et puisqu’il ne faut pas qu’ils sachent tout, il importe qu’ils n’aient pas le droit de tout demander. Voilà pourquoi, généralement parlant, ils s’instruisent mieux par les interrogations qu’on leur fait que par celles qu’ils font eux-mêmes.

Quand cette méthode leur serait aussi utile qu’on croit, la première et la plus importante science qui leur convient n’est-elle pas d’être discrets et modestes ? et y en a-t-il quelque autre qu’ils doivent apprendre au préjudice de celle-là ? Que produit donc dans les enfants cette émancipation de paroles avant l’âge de parler, et ce droit de soumettre effrontément les hommes à leur interrogatoire ? De petits questionneurs babillards, qui questionnent moins pour s’instruire que pour importuner, pour occuper d’eux tout le monde, et qui prennent encore plus de goût à ce babil par l’embarras où ils s’aperçoivent que jettent quelquefois leurs questions indiscrètes, en sorte que chacun est inquiet aussitôt qu’ils ouvrent la bouche. Ce n’est pas tant un moyen de les instruire que de les rendre étourdis et vains ; inconvénient plus grand à mon avis que l’avantage qu’ils acquièrent par là n’est utile ; car par degrés l’ignorance diminue, mais la vanité ne fait jamais qu’augmenter.

Le pis qui pût arriver de cette réserve trop prolongée serait que mon fils en âge de raison eût la conversation moins légère, le propos moins vif et moins abondant ; et en considérant combien cette habitude de passer sa vie à dire des riens rétrécit l’esprit, je regarderais plutôt cette heureuse stérilité comme un bien que comme un mal. Les gens oisifs, toujours ennuyés d’eux-mêmes, s’efforcent de donner un grand prix à l’art de les amuser, et l’on dirait que le savoir-vivre consiste à ne dire que de vaines paroles, comme à ne faire que des dons inutiles ; mais la société humaine a un objet plus noble, et ses vrais plaisirs ont plus de solidité. L’organe de la vérité, le plus digne organe de l’homme, le seul dont l’usage le distingue des animaux, ne lui a point été donné pour n’en pas tirer un meilleur parti qu’ils ne font de leurs cris. Il se dégrade au-dessous d’eux quand il parle pour ne rien dire, et l’homme doit être homme jusque dans ses délassements. S’il y a de la politesse à étourdir tout le monde d’un vain caquet, j’en trouve une bien plus véritable à laisser parler les autres par préférence, à faire plus grand cas de ce qu’ils disent que de ce qu’on dirait soi-même, et à montrer qu’on les estime trop pour croire les amuser par des niaiseries. Le bon usage du monde, celui qui nous y fait le plus rechercher et chérir, n’est pas tant d’y briller que d’y faire briller les autres, et de mettre, à force de modestie, leur orgueil plus en liberté. Ne craignons pas qu’un homme d’esprit, qui ne s’abstient de parler que par retenue et discrétion, puisse jamais passer pour un sot. Dans quelque pays que ce puisse être, il n’est pas possible qu’on juge un homme sur ce qu’il n’a pas dit, et qu’on le méprise pour s’être tu. Au contraire, on remarque en général que les gens silencieux en imposent, qu’on s’écoute devant eux, et qu’on leur donne beaucoup d’attention quand ils parlent ; ce qui, leur laissant le choix des occasions, et faisant qu’on ne perd rien de ce qu’ils disent, met tout l’avantage de leur côté. Il est si difficile à l’homme le plus sage de garder toute sa présence d’esprit dans un long flux de paroles, il est si rare qu’il ne lui échappe des choses dont il se repent à loisir, qu’il aime mieux retenir le bon que risquer le mauvais. Enfin, quand ce n’est pas faute d’esprit qu’il se tait, s’il ne parle pas, quelque discret qu’il puisse être, le tort en est à ceux qui sont avec lui.

Mais il y a bien loin de six ans à vingt : mon fils ne sera pas toujours enfant, et à mesure que sa raison commencera de naître, l’intention de son père est bien de la laisser exercer. Quant à moi, ma mission ne va pas jusque-là. Je nourris des enfants et n’ai pas la présomption de vouloir former des hommes. J’espère, dit-elle en regardant son mari, que de plus dignes mains se chargeront de ce noble emploi. Je suis