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comptons être à Rome, et j’espère y trouver de vos nouvelles en arrivant. Qu’il me tarde de voir ces deux étonnantes personnes qui troublent depuis si longtemps le repos du plus grand des hommes ! O Julie ! ô Claire ! il faudrait votre égale pour mériter de le rendre heureux.

Lettre X. Réponse de Madame d’Orbe

Réponse de Madame d’Orbe

Nous attendions tous de vos nouvelles avec impatience, et je n’ai pas besoin de vous dire combien vos lettres ont fait de plaisir à la petite communauté ; mais ce que vous ne devinerez pas de même, c’est que de toute la maison je suis peut-être celle qu’elles ont le moins réjouie. Ils ont tous appris que vous aviez heureusement passé les Alpes ; moi, j’ai songé que vous étiez au delà.

A l’égard du détail que vous m’avez fait, nous n’en avons rien dit au baron, et j’en ai passé à tout le monde quelques soliloques fort inutiles. M. de Wolmar a eu l’honnêteté de ne faire que se moquer de vous ; mais Julie n’a pu se rappeler les derniers moments de sa mère sans de nouveaux regrets et de nouvelles larmes. Elle n’a remarqué de votre rêve que ce qui ranimait ses douleurs.

Quant à moi, je vous dirai, mon cher maître, que je ne suis plus surprise de vous voir en continuelle admiration de vous-même, toujours achevant quelque folie et toujours commençant d’être sage ; car il y a longtemps que vous passez votre vie à vous reprocher le jour de la veille et à vous applaudir pour le lendemain.

Je vous avoue aussi que ce grand effort de courage, qui, si près de nous, vous a fait retourner comme vous étiez venu, ne me paraît pas aussi merveilleux qu’à vous. Je le trouve plus vain que sensé, et je crois qu’à tout prendre j’aimerais autant moins de force avec un peu plus de raison. Sur cette manière de vous en aller, pourrait-on vous demander ce que vous êtes venu faire ? Vous avez eu honte de vous montrer, comme si la douceur de voir ses amis n’effaçait pas cent fois le petit chagrin de leur raillerie ! N’étiez-vous pas trop heureux de venir nous offrir votre air effaré pour nous faire rire ? Eh bien donc ! je ne me suis pas moquée de vous alors ; mais je m’en moque tant plus aujourd’hui, quoique, n’ayant pas le plaisir de vous mettre en colère, je ne puisse pas rire de si bon cœur.

Malheureusement il y a pis encore : c’est que j’ai gagné toutes vos terreurs sans me rassurer comme vous. Ce rêve a quelque chose d’effrayant qui m’inquiète et m’attriste malgré que j’en aie. En lisant votre lettre je blâmais vos agitations ; en la finissant j’ai blâmé votre sécurité. L’on ne saurait voir à la fois pourquoi vous étiez si ému, et pourquoi vous êtes devenu si tranquille. Par quelle bizarrerie avez-vous gardé les plus tristes pressentiments, jusqu’au moment où vous avez pu les détruire et ne l’avez pas voulu ? Un pas, un geste, un mot, tout était fini. Vous vous étiez alarmé sans raison, vous vous êtes rassuré de même ; mais vous m’avez transmis la frayeur que vous n’avez plus, et il se trouve qu’ayant eu de la force une seule fois en votre vie, vous l’avez eue à mes dépens. Depuis votre fatale lettre un serrement de cœur ne m’a pas quittée ; je n’approche point de Julie sans trembler de la perdre ; à chaque instant je crois voir sur son visage la pâleur de la mort ; et ce matin, la pressant dans mes bras, je me suis sentie en pleurs sans savoir pourquoi. Ce voile ! ce voile !… Il a je ne sais quoi de sinistre qui me trouble chaque fois que j’y pense. Non, je ne puis vous pardonner d’avoir pu l’écarter sans l’avoir fait, et j’ai bien peur de n’avoir plus désormais un moment de contentement que je ne vous revoie auprès d’elle. Convenez aussi qu’après avoir si longtemps parlé de philosophie, vous vous êtes montré philosophe à la fin bien mal à propos. Ah ! rêvez, et voyez vos amis ; cela vaut mieux que de les fuir et d’être un sage.

Il paraît, par la lettre de milord à M. de Wolmar, qu’il songe sérieusement à venir s’établir avec nous. Sitôt qu’il aura pris son parti là-bas et que son cœur sera décidé, revenez tous deux heureux et fixés ; c’est le vœu de la petite communauté, et surtout celui de votre amie,