Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/324

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demain pour dîner. Au reste je t’avertis que de manière ou d’autre la noce ne se fera pas sans toi, et que, si tu ne veux pas venir à Lausanne, moi je viens avec tout mon monde mettre Clarens au pillage, et boire les vins de tout l’univers.

Lettre II de Madame d’Orbe à Madame de Wolmar

A merveille, sœur prêcheuse ! mais tu comptes un peu trop, ce me semble, sur l’effet salutaire de tes sermons. Sans juger s’ils endormaient beaucoup autrefois ton ami, je t’avertis qu’ils n’endorment point aujourd’hui ton amie ; et celui que j’ai reçu hier au soir, loin de m’exciter au sommeil, me l’a ôté durant la nuit entière. Gare la paraphrase de mon Argus, s’il voit cette lettre ! mais j’y mettrai bon ordre, et je te jure que tu te brûleras les doigts plutôt que de la lui montrer.

Si j’allais te récapituler point par point, j’empiéterais sur tes droits ; il vaut mieux suivre ma tête ; et puis, pour avoir l’air plus modeste et ne pas te donner trop beau jeu, je ne veux pas d’abord parler de nos voyageurs et du courrier d’Italie. Le pis aller, si cela m’arrive, sera de récrire ma lettre, et de mettre le commencement à la fin. Parlons de la prétendue ladi Bomston.

Je m’indigne à ce seul titre. Je ne pardonnerais pas plus à Saint-Preux de le laisser prendre à cette fille, qu’à Edouard de le lui donner, et à toi de le reconnaître. Julie de Wolmar recevoir Lauretta Pisana dans sa maison ! la souffrir auprès d’elle ! eh ! mon enfant, y penses-tu ? Quelle douceur cruelle est-ce là ? Ne sais-tu pas que l’air qui t’entoure est mortel à l’infamie ? La pauvre malheureuse oserait-elle mêler son haleine à la tienne, oserait-elle respirer près de toi ? Elle y serait plus mal à son aise qu’un possédé touché par des reliques ; ton seul regard la ferait rentrer en terre ; ton ombre seule la tuerait.

Je ne méprise point Laure, à Dieu ne plaise ! Au contraire, je l’admire et la respecte d’autant plus qu’un pareil retour est héroïque et rare. En est-ce assez pour autoriser les comparaisons basses avec lesquelles tu t’oses profaner toi-même ? Comme si, dans ses plus grandes faiblesses, le véritable amour ne gardait pas la personne, et ne rendait pas l’honneur plus jaloux ! Mais je t’entends, et je t’excuse. Les objets éloignés et bas se confondent maintenant à ta vue ; dans ta sublime élévation, tu regardes la terre et n’en vois plus les inégalités. Ta dévote humilité sait mettre à profit jusqu’à ta vertu.

Eh bien ! que sert tout cela ? Les sentiments naturels en reviennent-ils moins ? L’amour-propre en fait-il moins son jeu ? Malgré toi tu sens ta répugnance ; tu la taxes d’orgueil, tu la voudrais combattre, tu l’imputes à l’opinion. Bonne fille ! et depuis quand l’opprobre du vice n’est-il que dans l’opinion ? Quelle société conçois-tu possible avec une femme devant qui l’on ne saurait nommer la chasteté, l’honnêteté, la vertu, sans lui faire verser des larmes de honte, sans ranimer ses douleurs, sans insulter presque à son repentir ? Crois-moi, mon ange, il faut respecter Laure, et ne la point voir. La fuir est un égard que lui doivent d’honnêtes femmes ; elle aurait trop à souffrir avec nous.

Ecoute. Ton cœur te dit que ce mariage ne se doit point faire ; n’est-ce pas te dire qu’il ne se fera point ?… Notre ami, dis-tu, n’en parle pas dans sa lettre… dans la lettre que tu dis qu’il m’écrit ?… et tu dis que cette lettre est fort longue ?… Et puis vient le discours de ton mari !… Il est mystérieux, ton mari !… Vous êtes un couple de fripons qui me jouez d’intelligence, mais… Son sentiment au reste n’était pas ici fort nécessaire… surtout pour toi qui as vu la lettre… ni pour moi qui ne l’ai pas vue… car je suis plus sûre de ton ami, du mien, que de toute la philosophie.

Ah çà ! ne voilà-t-il pas déjà cet importun qui revient on ne sait comment ! Ma foi, de peur qu’il ne revienne encore, puisque je suis sur son chapitre, il faut que je l’épuise, afin de n’en pas faire à deux fois.

N’allons point nous perdre dans le pays des chimères. Si tu n’avais pas été Julie, si ton ami n’eût pas été ton amant, j’ignore ce qu’il eût été pour moi ; je ne sais ce que j’aurais été moi-même. Tout ce que je sais bien, c’est que, si sa mauvaise étoile me l’eût adressé d’abord, c’était fait de sa pauvre tête ; et, que je sois folle ou non, je l’aurais infailliblement rendu