Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/332

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Je fus touché. Le zèle et le feu de cet ardent jeune homme éclataient dans ses yeux. J’oubliai la marquise et Laure. Que peut-on regretter au monde quand on y conserve un ami ? Je vis aussi, par le parti qu’il prit sans hésiter dans cette occasion, qu’il était guéri véritablement, et que vous n’aviez pas perdu vos peines ; enfin j’osai croire, par le vœu qu’il fit de si bon cœur de rester attaché à moi, qu’il l’était plus à la vertu qu’à ses anciens penchants. Je puis donc vous le ramener en toute confiance. Oui, cher Wolmar, il est digne d’élever des hommes, et, qui plus est, d’habiter votre maison.

Peu de jours après j’appris la mort de la marquise. Il y avait longtemps pour moi qu’elle était morte ; cette perte ne me toucha plus. Jusqu’ici j’avais regardé le mariage comme une dette que chacun contracte à sa naissance envers son espèce, envers son pays, et j’avais résolu de me marier moins par inclination que par devoir. J’ai changé de sentiment. L’obligation de se marier n’est pas commune à tous ; elle dépend pour chaque homme de l’état où le sort l’a placé : c’est pour le peuple, pour l’artisan, pour le villageois, pour les hommes vraiment utiles, que le célibat est illicite ; pour les ordres qui dominent les autres, auxquels tout tend sans cesse, et qui ne sont toujours que trop remplis, il est permis et même convenable. Sans cela l’État ne fait que se dépeupler par la multiplication des sujets qui lui sont à charge. Les hommes auront toujours assez de maîtres, et l’Angleterre manquera plus tôt de laboureurs que de pairs.

Je me crois donc libre et maître de moi dans la condition où le ciel m’a fait naître. A l’âge où je suis on ne répare plus les pertes que mon cœur a faites. Je le dévoue à cultiver ce qui me reste, et ne puis mieux le rassembler qu’à Clarens. J’accepte donc toutes vos offres, sous les conditions que ma fortune y doit mettre, afin qu’elle ne me soit pas inutile. Après l’engagement qu’a pris Saint-Preux, je n’ai plus d’autre moyen de le tenir auprès de vous que d’y demeurer moi-même ; et si jamais il y est de trop, il me suffira d’en partir. Le seul embarras qui me reste est pour mes voyages d’Angleterre ; car quoique je n’aie plus aucun crédit dans le parlement, il me suffit d’en être membre pour faire mon devoir jusqu’à la fin. Mais j’ai un collègue et un ami sûr, que je puis charger de ma voix dans les affaires courantes. Dans les occasions où je croirai devoir m’y trouver moi-même, notre élève pourra m’accompagner, même avec les siens quand ils seront un peu plus grands, et que vous voudrez bien nous les confier. Ces voyages ne sauraient que leur être utiles, et ne seront pas assez longs pour affliger beaucoup leur mère.

Je n’ai point montré cette lettre à Saint-Preux ; ne la montrez pas entière à vos dames : il convient que le projet de cette épreuve ne soit jamais connu que de vous et de moi. Au surplus, ne leur cachez rien de ce qui fait honneur à mon digne ami, même à mes dépens. Adieu, cher Wolmar. Je vous envoie les dessins de mon pavillon : réformez, changez comme il vous plaira ; mais faites-y travailler dès à présent, s’il se peut. J’en voulais ôter le salon de musique ; car tous mes goûts sont éteints, et je ne me soucie plus de rien. Je le laisse, à la prière de Saint-Preux qui se propose d’exercer dans ce salon vos enfants. Vous recevrez aussi quelques livres pour l’augmentation de votre bibliothèque. Mais que trouverez-vous de nouveau dans des livres ? O Wolmar ! il ne vous manque que d’apprendre à lire dans celui de la nature pour être le plus sage des mortels.

Lettre IV. Réponse

Je me suis attendu, cher Bomston, au dénoûment de vos longues aventures. Il eût paru bien étrange qu’ayant résisté si longtemps à vos penchants, vous eussiez attendu, pour vous laisser vaincre, qu’un ami vînt vous soutenir, quoiqu’à vrai dire on soit souvent plus faible en s’appuyant sur un autre que quand on ne compte que sur soi. J’avoue pourtant que je fus alarmé de votre dernière lettre, où vous m’annonciez votre mariage avec Laure comme une affaire absolument décidée. Je doutai de l’événement malgré votre assurance ; et, si mon attente eût été trompée, de mes jours je n’aurais revu Saint-Preux. Vous avez fait tous deux ce que j’avais espéré de l’un et de l’autre ; et vous avez trop bien justifié le jugement que j’avais