Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/35

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spectacle, je les partagerai de loin ; et ne pouvant être heureux de ma propre félicité, je le serai de la vôtre. Quelles que soient les raisons qui me tiennent éloigné de vous, je les respecte ; et que me servirait de les connaître, si, quand je devrais les désapprouver, il n’en faudrait pas moins obéir à la volonté qu’elles vous inspirent ? M’en coûtera-t-il plus de garder le silence qu’il m’en coûta de vous quitter ? Souvenez-vous toujours, ô Julie, que votre âme a deux corps à gouverner, et que celui qu’elle anime par son choix lui sera toujours le plus fidèle.

Nodo più forte.
Fabricato da noi, non dalla sorte.

Je me tais donc ; et jusqu’à ce qu’il vous plaise de terminer mon exil, je vais tâcher d’en tempérer l’ennui en parcourant les montagnes du Valais tandis qu’elles sont encore praticables. Je m’aperçois que ce pays ignoré mérite les regards des hommes, et qu’il ne lui manque, pour être admiré, que des spectateurs qui le sachent voir. Je tâcherai d’en tirer quelques observations dignes de vous plaire. Pour amuser une jolie femme, il faudrait peindre un peuple aimable et galant : mais toi, ma Julie, ah ! je le sais bien, le tableau d’un peuple heureux et simple est celui qu’il faut à ton cœur.

Lettre XXII de Julie

Enfin le premier pas est franchi, et il a été question de vous. Malgré le mépris que vous témoignez pour ma doctrine, mon père en a été surpris ; il n’a pas moins admiré mes progrès dans la musique et dans le dessin ; et au grand étonnement de ma mère, prévenue par vos calomnies, au blason près, qui lui a paru négligé, il a été fort content de tous mes talents. Mais ces talents ne s’acquièrent pas sans maître ; il a fallu nommer le mien ; et je l’ai fait avec une énumération pompeuse de toutes les sciences qu’il voulait bien m’enseigner, hors une. Il s’est rappelé de vous avoir vu plusieurs fois à son précédent voyage, et il n’a pas paru qu’il eût conservé de vous une impression désavantageuse.

Ensuite, il s’est informé de votre fortune : on lui a dit qu’elle était médiocre ; de votre naissance ; on lui a dit qu’elle était honnête. Ce mot honnête est fort équivoque à l’oreille d’un gentilhomme, et a excité des soupçons que l’éclaircissement a confirmés. Dès qu’il a su que vous n’étiez pas noble, il a demandé ce qu’on vous donnait par mois. Ma mère, prenant la parole, a dit qu’un pareil arrangement n’était pas même proposable ; et qu’au contraire vous aviez rejeté constamment tous les moindres présents qu’elle avait tâché de vous faire en choses qui ne se refusent pas ; mais cet air de fierté n’a fait qu’exciter la sienne, et le moyen de supporter l’idée d’être redevable à un roturier ? Il a donc été décidé qu’on vous offrirait un paiement, au refus duquel, malgré tout votre mérite, dont on convient, vous seriez remercié de vos soins. Voilà, mon ami, le résumé d’une conversation qui a été tenue sur le compte de mon très honoré maître, et durant laquelle son humble écolière n’était pas fort tranquille. J’ai cru ne pouvoir trop me hâter de vous en donner avis, afin de vous laisser le temps d’y réfléchir. Aussitôt que vous aurez pris votre résolution, ne manquez pas de m’en instruire ; car cet article est de votre compétence, et mes droits ne vont pas jusque-là.

J’apprends avec peine vos courses dans les montagnes ; non que vous n’y trouviez, à mon avis, une agréable diversion, et que le détail de ce que vous aurez vu ne me soit fort agréable à moi-même : mais je crains pour vous des fatigues que vous n’êtes guère en état de supporter. D’ailleurs la saison est fort avancée ; d’un jour à l’autre tout peut se couvrir de neige ; et je prévois que vous aurez encore plus à souffrir du froid que de la fatigue. Si vous tombiez malade dans le pays où vous êtes, je ne m’en consolerais jamais. Revenez donc, mon bon ami, dans mon voisinage. Il n’est pas temps encore de rentrer à Vevai ; mais je veux que vous habitiez un séjour moins rude, et que