Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/378

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vous voir bientôt ici. Il faut, mon ami, faire effort sur votre faiblesse ; il faut tâcher de passer les monts avant que l’hiver achève de vous les fermer. Vous trouverez en ce pays l’air qui vous convient ; vous n’y verrez que douleur et tristesse, et peut-être l’affliction commune sera-t-elle un soulagement pour la vôtre. La mienne pour s’exhaler a besoin de vous. Moi seule je ne puis ni pleurer, ni parler, ni me faire entendre. Wolmar m’entend, et ne me répond pas. La douleur d’un père infortuné se concentre en lui-même ; il n’en imagine pas une plus cruelle ; il ne la sait ni voir ni sentir : il n’y a plus d’épanchement pour les vieillards. Mes enfants m’attendrissent et ne savent pas s’attendrir. Je suis seule au milieu de tout le monde. Un morne silence règne autour de moi. Dans mon stupide abattement je n’ai plus de commerce avec personne ; je n’ai qu’assez de force et de vie pour sentir les horreurs de la mort. Oh ! venez, vous qui partagez ma perte, venez partager mes douleurs ; venez nourrir mon cœur de vos regrets, venez l’abreuver de vos larmes, c’est la seule consolation que l’on puisse attendre, c’est le seul plaisir qui me reste à goûter.

Mais avant que vous arriviez et que j’apprenne votre avis sur un projet dont je sais qu’on vous a parlé, il est bon que vous sachiez le mien d’avance. Je suis ingénue et franche, je ne veux rien vous dissimuler. J’ai eu de l’amour pour vous, je l’avoue ; peut-être en ai-je encore, peut-être en aurai-je toujours ; je ne le sais ni ne le veux savoir. On s’en doute, je ne l’ignore pas ; je ne m’en fâche ni ne m’en soucie. Mais voici ce que j’ai à vous dire et que vous devez bien retenir : c’est qu’un homme qui fut aimé de Julie d’Etange, et pourrait se résoudre à en épouser une autre, n’est à mes yeux qu’un indigne et un lâche que je tiendrais à déshonneur d’avoir pour ami ; et, quant à moi, je vous déclare que tout homme, quel qu’il puisse être, qui désormais m’osera parler d’amour, ne m’en reparlera de sa vie.

Songez aux soins qui vous attendent, aux devoirs qui vous sont imposés, à celle à qui vous les avez promis. Ses enfants se forment et grandissent, son père se consume insensiblement, son mari s’inquiète et s’agite. Il a beau faire, il ne peut la croire anéantie ; son cœur, malgré qu’il en ait, se révolte contre sa vaine raison. Il parle d’elle, il lui parle, il soupire. Je crois déjà voir s’accomplir les vœux qu’elle a faits tant de fois ; et c’est à vous d’achever ce grand ouvrage. Quels motifs pour vous attirer ici l’un et l’autre ! Il est bien digne du généreux Edouard que nos malheurs ne lui aient pas fait changer de résolution.

Venez donc, chers et respectables amis, venez vous réunir à tout ce qui reste d’elle. Rassemblons tout ce qui lui fut cher. Que son esprit nous anime, que son cœur joigne tous les nôtres ; vivons toujours sous ses yeux. J’aime à croire que du lieu qu’elle habite, du séjour de l’éternelle paix, cette âme encore aimante et sensible se plaît à revenir parmi nous, à retrouver ses amis pleins de sa mémoire à les voir imiter ses vertus, à s’entendre honorer par eux, à les sentir embrasser sa tombe et gémir en prononçant son nom. Non, elle n’a point quitté ces lieux qu’elle nous rendit si charmants ; ils sont encore tout remplis d’elle. Je la vois sur chaque objet, je la sens à chaque pas, à chaque instant du jour j’entends les accents de sa voix. C’est ici qu’elle a vécu ; c’est ici que repose sa cendre… la moitié de sa cendre. Deux fois la semaine, en allant au temple… j’aperçois… j’aperçois le lieu triste et respectable… Beauté, c’est donc là ton dernier asile !… Confiance, amitié, vertus, plaisirs, folâtres jeux, la terre a tout englouti… Je me sens entraînée… j’approche en frissonnant… je crains de fouler cette terre sacrée… je crois la sentir palpiter et frémir sous mes pieds… j’entends murmurer une voix plaintive !… Claire ! ô ma Claire ! où es-tu ? que fais-tu loin de ton amie ?… Son cercueil ne la contient pas tout entière… il attend le reste de sa proie… il ne l’attendra pas longtemps.