Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/396

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tion de Genève, d’une part, sur le manuscrit dont il vient d’être parlé ; de l’autre, sur les deux éditions premières et sur l’édition de 1804.

1o Les leçons différentes qu’offre le texte de l’Émile dans l’édition de 1804, comparé au même texte dans les trois autres, se retrouvent toutes et mot pour mot dans le manuscrit déposé à la bibliothèque de la Chambre des Députés, et l’on doit bien croire qu’elles n’ont pas été puisées à une autre source, puisque encore une fois ce manuscrit est le seul connu, au moins jusqu’à présent, dans le monde littéraire, et que l’éditeur ne s’explique pas sur le second des deux manuscrits qu’il a fait, dit-il, entrer dans sa collation.

2o Ce manuscrit n’a pu servir à l’impression de l’ouvrage en 1762. Outre qu’on ne peut pas supposer avec vraisemblance qu’il fût revenu dans les mains de l’auteur après la vente qu’il en avoit faite au libraire Duchesne, il ne faut qu’y jeter les yeux pour se convaincre que l’impression a dû se faire sur tout autre manuscrit que celui-là. On voit bien qu’il est le résultat d’une mise au net faite d’après un brouillon antérieur dont la même bibliothèque possède en effet quelques parties sur feuilles volantes ; mais cette mise au net est elle-même, et dans son intérieur et dans ses marges, tellement surchargée de ratures, additions et notes, avec renvois et signes de rappel qui se mêlent et s’enchevêtrent, et toutes ces additions sont quelquefois si difficiles à lire que l’œil de l’auteur a pu seul débrouiller ce chaos dans une seconde copie. Le manuscrit dans son ensemble n’offre donc encore qu’une première pensée qui a dû recevoir et a reçu en effet des modifications nouvelles dans un manuscrit postérieur, et le contenu de ce dernier manuscrit lui-même n’a pu manquer d’être modifié à son tour lors de la révision des épreuves. Qu’il y a loin de là à une rédaction définitive !

3o L’éditeur de 1804 ne s’est pas contenté d’insérer dans le texte imprimé, et par addition, ce qu’il a cru convenable de prendre dans le manuscrit ; il a souvent et très-souvent changé ce texte même, en substituant à telle leçon de ce texte telle autre leçon donnée par le manuscrit. Or en cela il est bien clair qu’il n’a fait autre chose que remplacer un travail achevé par une ébauche, une rédaction définitive par une rédaction première dont l’auteur n’avoit pas été satisfait. Mais cet éditeur a plus fait encore : il a remplacé tel passage commun au texte imprimé et au manuscrit par tel autre qui se trouve aussi dans ce manuscrit, mais sur lequel un large trait de plume indique clairement qu’il a été biffé par l’auteur lui-même. Quelle étrange fatalité ! quand de son vivant le malheureux Rousseau se plaignoit qu’on altéroit ses écrits pour lui nuire, certes il étoit loin de prévoir que, plus de vingt ans après sa mort, on les altéreroit de nouveau ad majorem gloriam, et que ces altérations encore, consacrées dans une édition de luxe, se reproduiroient quatre fois presque simultanément dans autant d’éditions nouvelles.

4o La manière dont l’éditeur caractérise les passages par lui rétablis, les fait supposer d’une grande importance, puisqu’il en présente la suppression à l’époque de la publication de l’ouvrage, comme ayant été l’effet des cartons qui furent alors exigés par la censure ; mais on a vu plus haut à quoi, d’après le témoignage de Rousseau même, s’étoit réduite, pour l’Émile, cette intervention de l’autorité. Les lecteurs ne seront donc pas étonnés d’apprendre que ces passages rétablis, pour la plupart peu dignes d’attention en eux-mêmes, sont, à deux exceptions près, totalement étrangers à la religion et à la politique. Si quelques-uns peuvent exciter l’intérêt, ce ne peut donc être que sous le rapport littéraire. De tous ces passages, deux seulement, comme on vient de le dire, ont trait à la religion. Ils offrent même, eu égard au temps, des expressions hardies, et l’un d’eux particulièrement a presque de l’indécence, ou au moins une tournure voltairienne qui paroit bien étrangère à la manière d’écrire de l’auteur d’Émile. Hé bien, ces deux passages, échappés sans doute dans le feu de la première composition, sont précisément ceux qu’il a raturés de sa propre main, et que de sa propre autorité l’éditeur a fait entrer dans son texte.

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Tous ces changemens ayant pour cause des variations dans le texte qui sont du fait de fauteur même, il nous a bien fallu consigner ces différences dans la présente édition, mais seulement sous forme de variantes ; et les lecteurs n’auront pas à perdre de vue que, là comme dans les Confessions, ces variantes, dans chaque cas, n’expriment autre chose qu’une première pensée. Ce rapprochement de la première pensée et de la pensée définitive, ne sera pas sans quelque intérêt sous plus d’un rapport, d’autant mieux que nous ne l’avons offert que dans le cas où il nous a paru avoir réellement quelque attrait pour la curiosité. Car sans doute le plus enthousiaste admirateur de l’Émile n’exigeroit pas qu’on exhumât du manuscrit qui le recèle, et sans distinction, tout ce qui, émané de la plume de son auteur, a été postérieurement retranché par lui-même…

G. P.