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PRÉFACE.


Ce recueil de réflexions et d’observations, sans ordre et presque sans suite, fut commencé pour complaire à une bonne mère qui sait penser[1]. Je n’avais d’abord projeté qu’un mémoire de quelques pages ; mon sujet m’entraînant malgré moi, ce mémoire devint insensiblement une espèce d’ouvrage trop gros, sans doute, pour ce qu’il contient, mais trop petit pour la matière qu’il traite. J’ai balancé longtemps à le publier ; et souvent il m’a fait sentir, en y travaillant, qu’il ne suffit pas d’avoir écrit quelques brochures pour savoir composer un livre. Après de vains efforts pour mieux faire, je crois devoir le donner tel qu’il est, jugeant qu’il importe de tourner l’attention publique de ce côté-là ; et que, quand mes idées seraient mauvaises, si j’en fais naître de bonnes à d’autres, je n’aurai pas tout à fait perdu mon temps. Un homme qui, de sa retraite, jette ses feuilles dans le public, sans prôneurs, sans parti qui les défende, sans savoir même ce qu’on en pense ou ce qu’on en dit, ne doit pas craindre que, s’il se trompe, on admette ses erreurs sans examen.

Je parlerai peu de l’importance d’une bonne éducation ; je ne m’arrêterai pas non plus à prouver que celle qui est en usage est mauvaise ; mille autres l’ont fait avant moi, et je n’aime point à remplir un livre de choses que tout le monde sait. Je remarquerai seulement que, depuis des temps infinis, il n’y a qu’un cri contre la pratique établie, sans que personne s’avise d’en proposer une meilleure. La littérature et le savoir de notre siècle tendent beaucoup plus à détruire qu’à édifier. On censure d’un ton de maître ; pour proposer, il en faut prendre un autre, auquel la hauteur philosophique se complaît moins. Malgré tant d’écrits, qui n’ont, dit-on, pour but que l’utilité publique, la première de toutes les utilités, qui est l’art de former des hommes, est encore oubliée. Mon sujet était tout neuf après le livre de Locke[2], et je crains fort qu’il ne le soit encore après le mien.

On ne connaît point l’enfance : sur les fausses idées qu’on en a, plus on va, plus on s’égare. Les plus sages s’attachent à ce qu’il importe aux hommes de savoir, sans considérer ce que les enfants sont en état d’apprendre. Ils cherchent toujours l’homme dans l’enfant, sans penser à ce qu’il est avant que d’être homme. Voilà l’étude à laquelle je me suis le plus appliqué, afin que, quand toute ma méthode serait chimérique et fausse, on pût toujours profiter de mes observations. Je puis avoir très mal vu ce qu’il faut faire ; mais je crois avoir bien vu le sujet sur lequel on doit opérer. Commencez donc par mieux étudier vos élèves ; car très assurément vous ne les connaissez point ; or, si vous lisez ce livre dans cette vue, je ne le crois pas sans utilité pour vous.

À l’égard de ce qu’on appellera la partie systématique, qui n’est autre chose ici que la marche de la nature, c’est là ce qui déroutera le plus le lecteur ; c’est aussi par là qu’on m’attaquera sans doute, et peut-être n’aura-t-on pas tort. On croira moins lire un traité d’éducation que les rêveries d’un visionnaire sur l’éducation. Qu’y faire ? Ce n’est pas sur les idées d’autrui que j’écris ; c’est sur les miennes. Je ne vois point comme les autres hommes ; il y a longtemps qu’on me l’a reproché. Mais dépend-il de moi de me donner d’autres yeux, et de m’affecter d’autres idées ? non. Il dépend de moi de ne point abonder dans mon sens, de ne point croire être seul plus sage que tout le monde ; il dépend de moi, non de changer de sentiment, mais de me défier du mien : voilà tout ce que je puis faire, et ce que je fais. Que si je prends quelquefois le ton affirmatif, ce n’est point pour en imposer au lecteur ; c’est pour lui parler comme je pense. Pourquoi proposerais-je par forme de doute ce dont, quant à moi, je ne doute point ? Je dis exactement ce qui se passe dans mon esprit.

En exposant avec liberté mon sentiment, j’entends si peu qu’il fasse autorité, que j’y joins toujours mes raisons, afin qu’on les pèse et qu’on me juge : mais, quoique je ne veuille point m’obstiner à défendre mes idées, je ne me crois pas moins obligé de les proposer ; car les maximes sur lesquelles je suis d’un avis contraire à celui des autres ne sont point indifférentes. Ce sont de celles dont la vérité ou la fausseté importe à connaître, et qui font le bonheur ou le malheur du genre humain.

Proposez ce qui est faisable, ne cesse-t-on de me

  1. Madame de Chenonceaux. G. P.
  2. Pensées sur l’Éducation des Enfans, 1721, in-12. G. P.