Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/57

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n’ai pu la lire sans des larmes de remords et de pitié. Le regret de ma coupable négligence m’a pénétré l’âme, et je vois avec une amère confusion jusqu’où l’oubli du premier de mes devoirs m’a fait porter celui de tous les autres. J’avais promis de prendre soin de cette pauvre enfant ; je la protégeais auprès de ma mère ; je la tenais en quelque manière sous ma garde ; et, pour n’avoir su me garder moi-même, je l’abandonne sans me souvenir d’elle, et l’expose à des dangers pires que ceux où j’ai succombé. Je frémis en songeant que deux jours plus tard c’en était fait peut-être de mon dépôt, et que l’indigence et la séduction perdaient une fille modeste et sage, qui peut faire un jour une excellente mère de famille. O mon ami ! comment y a-t-il dans le monde des hommes assez vils pour acheter de la misère un prix que le cœur seul doit payer, et recevoir d’une bouche affamée les tendres baisers de l’amour !

Dis-moi, pourras-tu n’être pas touché de la piété filiale de ma Fanchon, de ses sentiments honnêtes, de son innocente naïveté ? Ne l’es-tu pas de la rare tendresse de cet amant qui se vend lui-même pour soulager sa maîtresse ? Ne seras-tu pas trop heureux de contribuer à former un nœud si bien assorti ? Ah ! si nous étions sans pitié pour les cœurs unis qu’on divise, de qui pourraient-ils jamais en attendre ? Pour moi, j’ai résolu de réparer envers ceux-ci ma faute à quelque prix que ce soit, et de faire en sorte que ces deux jeunes gens soient unis par le mariage. J’espère que le ciel bénira cette entreprise, et qu’elle sera pour nous d’un bon augure. Je te propose et te conjure au nom de notre amitié de partir dès aujourd’hui, si tu le peux, ou tout au moins demain matin, pour Neuchâtel. Va négocier avec M. de Merveilleux le congé de cet honnête garçon ; n’épargne ni les supplications ni l’argent : porte avec toi la lettre de ma Fanchon ; il n’y a point de cœur sensible qu’elle ne doive attendrir. Enfin, quoi qu’il nous en coûte et de plaisir et d’argent, ne reviens qu’avec le congé absolu de Claude Anet, ou crois que l’amour ne me donnera de mes jours un moment de pure joie.

Je sens combien d’objections ton cœur doit avoir à me faire ; doutes-tu que le mien ne les ait faites avant toi ? Et je persiste ; car il faut que ce mot de vertu ne soit qu’un vain nom, ou qu’elle exige des sacrifices. Mon ami, mon digne ami, un rendez-vous manqué peut revenir mille fois, quelques heures agréables s’éclipsent comme un éclair et ne sont plus ; mais, si le bonheur d’un couple honnête est dans tes mains, songe à l’avenir que tu vas te préparer. Crois-moi ; l’occasion de faire des heureux est plus rare qu’on ne pense ; la punition de l’avoir manquée est de ne plus la retrouver ; et l’usage que nous ferons de celle-ci nous va laisser un sentiment éternel de contentement ou de repentir. Pardonne à mon zèle ces discours superflus ; j’en dis trop à un honnête homme, et cent fois trop à mon ami. Je sais combien tu hais cette volupté cruelle qui nous endurcit aux maux d’autrui. Tu l’as dit mille fois toi-même : malheur à qui ne sait pas sacrifier un jour de plaisir aux devoirs de l’humanité !

Lettre XL de Fanchon Regard à Julie

Mademoiselle,

Pardonnez une pauvre fille au désespoir, qui, ne sachant plus que devenir, ose encore avoir recours à vos bontés. Car vous ne vous lassez point de consoler les affligés, et je suis si malheureuse qu’il n’y a que vous et le bon Dieu que mes plaintes n’importunent pas. J’ai eu bien du chagrin de quitter l’apprentissage où vous m’aviez mise ; mais, ayant eu le malheur de perdre ma mère cet hiver, il a fallu revenir auprès de mon pauvre père, que sa paralysie retient toujours dans son lit.

Je n’ai pas oublié le conseil que vous aviez donné à ma mère de tâcher de m’établir avec un honnête homme qui prît soin de la famille. Claude Anet, que monsieur votre père avait ramené du service, est un brave garçon, rangé, qui sait un bon métier, et qui me veut du bien. Après tant de charité que vous avez eue pour nous, je n’osais plus vous être incommode, et c’est lui qui nous a fait vivre pendant tout l’hiver. Il devait m’épouser ce printemps ; il avait mis son cœur à ce mariage : mais on m’a tellement tourmentée pour payer trois ans de loyer échu à Pâques, que, ne sach