Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/599

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sollicite, et souvent il l’obtient quand il sait se faire respecter. O si jamais dans nos montagnes j’avais quelque cure de bonnes gens à desservir ! je serais heureux, car il me semble que je ferais le bonheur de mes paroissiens. Je ne les rendrais pas riches, mais je partagerais leur pauvreté ; j’en ôterais la flétrissure et le mépris, plus insupportable que l’indigence. Je leur ferais aimer la concorde et l’égalité, qui chassent souvent la misère, et la font toujours supporter. Quand ils verraient que je ne serais en rien mieux qu’eux, et que pourtant je vivrais content, ils apprendraient à se consoler de leur sort et à vivre contents comme moi. Dans mes instructions je m’attacherais moins à l’esprit de l’Eglise qu’à l’esprit de l’Évangile, où le dogme est simple et la morale sublime, où l’on voit peu de pratiques religieuses et beaucoup d’œuvres de charité. Avant de leur enseigner ce qu’il faut faire, je m’efforcerais toujours de le pratiquer afin qu’ils vissent bien tout ce que je leur dis, je le pense. Si j’avais des protestants dans mon voisinage ou dans ma paroisse, je ne les distinguerais point de mes vrais paroissiens en tout ce qui tient à la charité chrétienne ; je les porterais tous également à s’entr’aimer, à se regarder comme frères, à respecter toutes les religions, et à vivre en paix chacun dans la sienne. Je pense que solliciter quelqu’un de quitter celle où il est né, c’est le solliciter de mal faire, et par conséquent faire mal soi-même. En attendant de plus grandes lumières, gardons l’ordre public ; dans tout pays respectons les lois, ne troublons point le culte qu’elles prescrivent ; ne portons point les citoyens à la désobéissance ; car nous ne savons point certainement si c’est un bien pour eux de quitter leurs opinions pour d’autres, et nous savons très certainement que c’est un mal de désobéir aux lois.

Je viens, mon jeune ami, de vous réciter de bouche ma profession de foi telle que Dieu la lit dans mon cœur : vous êtes le premier à qui je l’aie faite ; vous êtes le seul peut-être à qui je la ferai jamais. Tant qu’il reste quelque bonne croyance parmi les hommes, il ne faut point troubler les âmes paisibles, ni alarmer la foi des simples par des difficultés qu’ils ne peuvent résoudre et qui les inquiètent sans les éclairer. Mais quand une fois tout est ébranlé, on doit conserver le tronc aux dépens des branches. Les consciences agitées, incertaines, presque éteintes, et dans l’état où j’ai vu la vôtre, ont besoin d’être affermies et réveillées ; et, pour les établir sur la base des vérités éternelles, il faut achever d’arracher les piliers flottants auxquels elles pensent tenir encore.

Vous êtes dans l’âge critique où l’esprit s’ouvre à la certitude, où le cœur reçoit sa forme et son caractère, et où l’on se détermine pour toute la vie, soit en bien, soit en mal. Plus tard, la substance est durcie, et les nouvelles empreintes ne marquent plus. Jeune homme, recevez dans votre âme, encore flexible, le cachet de la vérité. Si j’étais plus sûr de moi-même, j’aurais pris avec vous un ton dogmatique et décisif : mais je suis homme, ignorant, sujet à l’erreur ; que pouvais-je faire ? Je vous ai ouvert mon cœur sans réserve ; ce que je tiens pour sûr, je vous l’ai donné pour tel ; je vous ai donné mes doutes pour des doutes, mes opinions pour des opinions ; je vous ai dit mes raisons de douter et de croire. Maintenant, c’est à vous de juger : vous avez pris du temps ; cette précaution est sage et me fait bien penser de vous. Commencez par mettre votre conscience en état de vouloir être éclairée. Soyez sincère avec vous-même. Appropriez-vous de mes sentiments ce qui vous aura persuadé, rejetez le reste. Vous n’êtes pas encore assez dépravé par le vice pour risquer de mal choisir. Je vous proposerais d’en conférer entre nous ; mais sitôt qu’on dispute on s’échauffe ; la vanité, l’obstination s’en mêlent, la bonne foi n’y est plus. Mon ami, ne disputez jamais, car on n’éclaire par la dispute ni soi ni les autres. Pour moi, ce n’est qu’après bien des années de méditation que j’ai pris mon parti : je m’y tiens ; ma conscience est tranquille, mon cœur est content. Si je voulais recommencer un nouvel examen de mes sentiments, je n’y porterais pas un plus pur amour de la vérité ; et mon esprit, déjà moins actif, serait moins en état de la connaître. Je resterai comme je suis, de peur qu’insensiblement le goût de la contemplation, devenant une passion oiseuse, ne m’attiédît sur l’exercice de mes devoirs, et de peur de retomber dans mon premier pyrrhonisme, sans retrouver la force d’en sortir. Plus de la moitié de ma vie est écoulée ; je n’ai plus que le temps