Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/649

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La bonne

Qui est-ce qui vivra après vous ?

La petite

Mes enfants.

La bonne

Qui est-ce qui vivra après eux ?

La petite

Leurs enfants, etc.

En suivant cette route, on trouve à la race humaine, par des inductions sensibles, un commencement et une fin, comme à toutes choses, c’est-à-dire un père et une mère qui n’ont eu ni père ni mère, et des enfants qui n’auront point d’enfants [1].

Ce n’est qu’après une longue suite de questions pareilles que la première demande du catéchisme est suffisamment préparée. Mais de là jusqu’à la deuxième réponse, qui est pour ainsi dire la définition de l’essence divine, quel saut immense ! Quand cet intervalle sera-t-il rempli ? Dieu est un esprit ! Et qu’est-ce qu’un esprit ? Irai-je embarquer celui d’un enfant dans cette obscure métaphysique dont les hommes ont tant de peine à se tirer ? Ce n’est pas à une petite fille à résoudre ces questions, c’est tout au plus à elle à les faire. Alors je lui répondrais simplement : Vous me demandez ce que c’est que Dieu ; cela n’est pas facile à dire : on ne peut entendre, ni voir, ni toucher Dieu ; on ne le connaît que par ses œuvres. Pour juger ce qu’il est, attendez de savoir ce qu’il a fait.

Si nos dogmes sont tous de la même vérité, tous ne sont pas pour cela de la même importance. Il est fort indifférent à la gloire de Dieu qu’elle nous soit connue en toutes choses ; mais il importe à la société humaine et à chacun de ses membres que tout homme connaisse et remplisse les devoirs que lui impose la loi de Dieu envers son prochain et envers soi-même. Voilà ce que nous devons incessamment nous enseigner les uns aux autres, et voilà surtout de quoi les pères et les mères sont tenus d’instruire leurs enfants. Qu’une vierge soit la mère de son créateur, qu’elle ait enfanté Dieu, ou seulement un homme auquel Dieu s’est joint ; que la substance du père et du fils soit la même, ou ne soit que semblable ; que l’esprit procède de l’un des deux qui sont le même, ou de tous deux conjointement, je ne vois pas que la décision de ces questions, en apparence essentielles, importe plus à l’espèce humaine que de savoir quel jour de la lune on doit célébrer la pâque, s’il faut dire le chapelet, jeûner, faire maigre, parler latin ou français à l’église, orner les murs d’images, dire ou entendre la messe, et n’avoir point de femme en propre. Que chacun pense là-dessus comme il lui plaira : j’ignore en quoi cela peut intéresser les autres ; quant à moi, cela ne m’intéresse point du tout. Mais ce qui m’intéresse, moi et tous mes semblables, c’est que chacun sache qu’il existe un arbitre du sort des humains, duquel nous sommes tous les enfants, qui nous prescrit à tous d’être justes, de nous aimer les uns les autres, d’être bienfaisants et miséricordieux, de tenir nos engagements envers tout le monde, même envers nos ennemis et les siens ; que l’apparent bonheur de cette vie n’est rien ; qu’il en est une autre après elle, dans laquelle cet Etre suprême sera le rémunérateur des bons et le juge des méchants. Ces dogmes et les dogmes semblables sont ceux qu’il importe d’enseigner à la jeunesse, et de persuader à tous les citoyens. Quiconque les combat mérite châtiment, sans doute ; il est le perturbateur de l’ordre et l’ennemi de la société. Quiconque les passe, et veut nous asservir à ses opinions particulières, vient au même point par une route opposée ; pour établir l’ordre à sa manière, il trouble la paix ; dans son téméraire orgueil, il se rend l’interprète de la Divinité, il exige en son nom les hommages et les respects des hommes, il se fait Dieu tant qu’il peut à sa place : on devrait le punir comme sacrilège, quand on ne le punirait pas comme intolérant.

Négligez donc tous ces dogmes mystérieux qui ne sont pour nous que des mots sans idées, toutes ces doctrines bizarres dont la vaine étude tient lieu de vertus à ceux qui s’y livrent, et sert plutôt à les rendre fous que bons. Maintenez toujours vos enfants dans le cercle étroit des dogmes qui tiennent à la morale. Persuadez-leur bien qu’il n’y a rien pour nous d’utile

  1. L’idée de l’éternité ne saurait s’appliquer aux générations humaines avec le consentement de l’esprit. Toute succession numérique réduite en acte est incompatible avec cette idée.