Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/673

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maigre dîner. En nous voyant si fatigués, si affamés, il nous dit : Si le bon Dieu vous eût conduits de l’autre côté de la colline, vous eussiez été mieux reçus... vous auriez trouvé une maison de paix... des gens si charitables... de si bonnes gens !... Ils n’ont pas meilleur cœur que moi, mais ils sont plus riches, quoiqu’on dise qu’ils l’étaient bien plus autrefois... Ils ne pâtissent pas, Dieu merci ; et tout le pays se sent de ce qui leur reste.

À ce mot de bonnes gens, le cœur du bon Émile s’épanouit. Mon ami, dit-il en me regardant, allons à cette maison dont les maîtres sont bénis dans le voisinage : je serais bien aise de les voir ; peut-être seront-ils bien aises de nous voir aussi. Je suis sûr qu’ils nous recevront bien : s’ils sont des nôtres, nous serons des leurs.

La maison bien indiquée, on part, on erre dans les bois, une grande pluie nous surprend en chemin ; elle nous retarde sans nous arrêter. Enfin l’on se retrouve, et le soir nous arrivons à la maison désignée. Dans le hameau qui l’entoure, cette seule maison, quoique simple, a quelque apparence. Nous nous présentons, nous demandons l’hospitalité. L’on nous fait parler au maître ; il nous questionne, mais poliment : sans dire le sujet de notre voyage, nous disons celui de notre détour. Il a gardé de son ancienne opulence la facilité de connaître l’état des gens dans leurs manières ; quiconque a vécu dans le grand monde se trompe rarement là-dessus : sur ce passeport nous sommes admis.

On nous montre un appartement fort petit, mais propre et commode ; on y fait du feu, nous y trouvons du linge, des nippes, tout ce qu’il nous faut. Quoi ! dit Émile tout surpris, on dirait que nous étions attendus ! O que le paysan avait bien raison ! quelle attention ! quelle bonté ! quelle prévoyance ! et pour des inconnus ! Je crois être au temps d’Homère. Soyez sensible à tout cela, lui dis-je, mais ne vous en étonnez pas ; partout où les étrangers sont rares, ils sont bien venus : rien ne rend plus hospitalier que de n’avoir pas souvent besoin de l’être : c’est l’affluence des hôtes qui détruit l’hospitalité. Du temps d’Homère on ne voyageait guère, et les voyageurs étaient bien reçus partout Nous sommes peut-être les seuls passagers qu’on ait vus ici de toute l’année. N’importe, reprend-il, cela même est un éloge de savoir se passer d’hôtes, et de les recevoir toujours bien.

Séchés et rajustés, nous allons rejoindre le maître de la maison ; il nous présente à sa femme ; elle nous reçoit, non pas seulement avec politesse, mais avec bonté. L’honneur de ses coups d’œil est pour Émile. Une mère, dans le cas où elle est, voit rarement sans inquiétude, ou du moins sans curiosité, entrer chez elle un homme de cet âge.

On fait hâter le souper pour l’amour de nous. En entrant dans la salle à manger, nous voyons cinq couverts : nous nous plaçons, il en reste un vide. Une jeune personne entre, fait une grande révérence, et s’assied modestement sans parler. Émile, occupé de sa faim ou de ses réponses, la salue, parle, et mange. Le principal objet de son voyage est aussi loin de sa pensée qu’il se croit lui-même encore loin du terme. L’entretien roule sur l’égarement des voyageurs. Monsieur, lui dit le maître de la maison, vous me paraissez un jeune homme aimable et sage ; et cela me fait songer que vous êtes arrivés ici, votre gouverneur et vous, las et mouillés, comme Télémaque et Mentor dans l’île de Calypso. Il est vrai, répond Émile, que nous trouvons ici l’hospitalité de Calypso. Son Mentor ajoute : Et les charmes d’Eucharis. Mais Émile connaît l’Odyssée et n’a point lu Télémaque ; il ne sait ce que c’est qu’Eucharis. Pour la jeune personne, je la vois rougir jusqu’aux yeux, les baisser sur son assiette, et n’oser souffler. La mère, qui remarque son embarras, fait signe au père, et celui-ci change de conversation. En parlant de sa solitude, il s’engage insensiblement dans le récit des événements qui l’y ont confiné ; les malheurs de sa vie, la constance de son épouse, les consolations qu’ils ont trouvées dans leur union, la vie douce et paisible qu’ils mènent dans leur retraite, et toujours sans dire un mot de la jeune personne ; tout cela forme un récit agréable et touchant qu’on ne peut entendre sans intérêt. Émile, ému, attendri, cesse de manger pour écouter. Enfin, à l’endroit où le plus honnête des hommes s’étend avec plus de plaisir sur l’attachement de la plus digne des femmes, le jeune voyageur, hors de lui, serre une main