Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/73

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sens que tu m’es mille fois plus chère que jamais et j’ai trouvé dans mon abattement de nouvelles forces pour te chérir plus tendrement encore. J’ai pris pour toi des sentiments plus paisibles, il est vrai, mais plus affectueux et de plus de différentes espèces ; sans s’affaiblir, ils se sont multipliés : les douceurs de l’amitié tempérèrent les emportements de l’amour, et j’imagine à peine quelque sorte d’attachement qui ne m’unisse pas à toi. O ma charmante maîtresse ! ô mon épouse, ma sœur, ma douce amie ! que j’aurai peu dit pour ce que je sens, après avoir épuisé tous les noms les plus chers au cœur de l’homme !

Il faut que je t’avoue un soupçon que j’ai conçu dans la honte et l’humiliation de moi-même, c’est que tu sais mieux aimer que moi. Oui, ma Julie, c’est bien toi qui fais ma vie et mon être ; je t’adore bien de toutes les facultés de mon âme : mais la tienne est plus aimante, l’amour l’a plus profondément pénétrée ; on le voit, on le sent ; c’est lui qui anime tes grâces, qui règne dans tes discours, qui donne à tes yeux cette douceur pénétrante, à ta voix ces accents si touchants ; c’est lui qui, par ta seule présence, communique aux autres cœurs, sans qu’ils s’en aperçoivent, la tendre émotion du tien. Que je suis loin de cet état charmant qui se suffit à lui-même ! je veux jouir, et tu veux aimer ; j’ai des transports, et toi de la passion ; tous mes emportements ne valent pas ta délicieuse langueur, et le sentiment dont ton cœur se nourrit est la seule félicité suprême. Ce n’est que d’hier seulement que j’ai goûté cette volupté si pure. Tu m’as laissé quelque chose de ce charme inconcevable qui est en toi, et je crois qu’avec ta douce haleine tu m’inspirais une âme nouvelle. Hâte-toi, je t’en conjure, d’achever ton ouvrage. Prends de la mienne tout ce qui m’en reste, et mets tout à fait la tienne à la place. Non, beauté d’ange, âme céleste, il n’y a que des sentiments comme les tiens qui puissent honorer tes attraits : toi seule es digne d’inspirer un parfait amour, toi seul es propre à le sentir. Ah ! donne-moi ton cœur, ma Julie, pour t’aimer comme tu le mérites.

Lettre LVI de Claire à Julie

J’ai, ma chère cousine, à te donner un avis qui t’importe. Hier au soir ton ami eut avec milord Edouard un démêlé qui peut devenir sérieux. Voici ce que m’en a dit M. d’Orbe, qui était présent, et qui, inquiet des suites de cette affaire, est venu ce matin m’en rendre compte.

Ils avaient tous deux soupé chez milord ; et, après une heure ou deux de musique, ils se mirent à causer et boire du punch. Ton ami n’en but qu’un seul verre mêlé d’eau ; les deux autres ne furent pas si sobres ; et, quoique M. d’Orbe ne convienne pas de s’être enivré, je me réserve à lui en dire mon avis dans un autre temps. La conversation tomba naturellement sur ton compte ; car tu n’ignores pas que milord n’aime à parler que de toi. Ton ami, à qui ces confidences déplaisent, les reçut avec si peu d’aménité qu’enfin Edouard, échauffé de punch, et piqué de cette sécheresse, osa dire, en se plaignant de ta froideur, qu’elle n’était pas si générale qu’on pourrait croire, et que tel qui n’en disait mot n’était pas si mal traité que lui. A l’instant ton ami, dont tu connais la vivacité, releva ce discours avec un emportement insultant qui lui attira un démenti, et ils sautèrent à leurs épées. Bomston, à demi ivre, se donna en courant une entorse qui le força de s’asseoir. Sa jambe enfla sur-le-champ, et cela calma la querelle mieux que tous les soins que M. d’Orbe s’était donnés. Mais, comme il était attentif à ce qui se passait, il vit ton ami s’approcher, en sortant, de l’oreille de milord Edouard, et il entendit qu’il lui disait à demi-voix : « Sitôt que vous serez en état de sortir, faites-moi donner de vos nouvelles, ou j’aurai soin de m’en informer. ─ N’en prenez pas la peine, lui dit Edouard avec un sourire moqueur, vous en saurez assez tôt. ─ Nous verrons », reprit froidement ton ami, et il sortit. M. d’Orbe, en te remettant cette lettre, t’expliquera le tout plus en détail. C’est à ta prudence à te suggérer des moyens d’étouffer cette fâcheuse affaire, ou à me prescrire de mon côté ce que je dois faire pour y contribuer. En attendant, le porteur est à tes ordres,