Pages d’Islam/Préface

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Charpentier (p. 5-24).


PRÉFACE


Jusqu’ici l’ensemble des nouvelles qu’Isabelle Eberhardt éparpilla dans la presse algérienne, de 1902 à 1904, ne se présentait sur un seul tableau que dans les collections de lʼAkhbar et dans le brochage à part que nous en avions donné en 1906 avec un indice éditorial et deux portraits hors texte de l’auteur[1].

Après avoir servi de notre mieux la mémoire de notre affectionnée collaboratrice en terminant, suivant son vœu, ses œuvres inachevées et en assurant le choix et la publication de ses notes, nous répondons, dès que les circonstances le permettent, à un désir depuis longtemps exprimé par ses admirateurs et ses amis en classant sous la forme du livre le recueil des nouvelles qu’elle fit paraître de son vivant, et nous les complétons de pages inédites tirées des papiers qu’elle nous laissa.

Il y a dans ces nouvelles l’initiation à un monde africain qui pourrait être celui des contes merveilleux si on ne savait qu’il est aussi celui de la souffrance.

L’âme russe d’Isabelle Eberhardt était bien préparée à comprendre l’Islam et à l’enseigner par la sympathie. Avec elle nous dépassons le stage de l’exotisme, nous en avons fini avec les étonnements évasifs.

Connaître une terre par sa lumière, son histoire et son commerce, c’est encore trop peu, et nous n’en rapporterions qu’une illumination fugitive et un malaise, si la raison secrète de ses habitants devait nous échapper.

Après des exaltations et des fatigues, le pèlerin éprouvera le désenchantement du voyage et souffrira de n’être qu’un étranger chez des peuples qui, même vaincus, se font défendre par leurs morts, comme dans ces étranges cités du Moghreb où l’on n’arrive qu’en traversant des cimetières immenses. Scrupuleux, il en viendrait à s’adresser des questions troublantes sans y savoir bien répondre. Voici donc des choses nécessaires et qui ne sont pas dans les guides : un léger bagage sentimental assez lourd à porter et dont les désœuvrés à la course feront bien de ne pas s’embarrasser.

Avec ses façades crevées, ses casbah ruinées, ses portes de gloire où ne passe plus que le vent, ses masses décoratives qui s’évanouissent à l’approche comme un mirage, l’Islam présente cependant des perspectives durables, celles de ses mœurs et de sa foi.

Drapés de blanches laines ou sculptés sous le haillon, les musulmans conservent une morale et une dignité que les injures et les dénigrements ne peuvent amoindrir.

Il faudrait inculquer cette idée à tous ceux qui se flattent de lier partie avec eux, et tout d’abord aux diplomates et aux courtiers de notre civilisation.

Ils ne pensent pas comme nous : voilà toute leur faute. Ils nous ont devancés mais ils ne nous ont pas suivis dans les voies de la science et du machinisme : voilà leur plus grand tort et celui que les nations affairées ne sauraient pardonner. Nous avons décidé que le monde entier serait chargé d’usines plus abondantes que les temples anciens et que la fumée des hauts fourneaux monterait sur le désert comme la flamme du buisson où parlait l’Éternel : ils ont compris trop tard, une interprétation biblique qui nous réserve encore bien des surprises. Maintenant il leur resterait sans doute à nous faire observer qu’à toutes ces églises de la matière ardente il faudra beaucoup de fidèles et que bientôt les fidèles pourraient dicter la loi aux prêtres. Cette critique seconde ne les intéresse pas. Ils laissent faire. Hommes d’un autre âge, déistes sans idolâtrie, l’esprit de nouveauté leur a manqué ; en possession de la sagesse et de la puissance, un jour ils se sont arrêtés, et depuis lors, au cours de la vie, ils se succèdent de générations en générations, sans rien changera leurs rythmes essentiels. Leur immobilité nous surprend comme si nous avions toujours bougé ; pourtant ce qui nous reste d’intelligence religieuse, une certaine poésie de la conscience s’émeut d’un souvenir avec les derniers bons croyants, et nous ne voyons pas s’éloigner sans regret ces porteurs de la noblesse pastorale, ces négociateurs adroits et ces marchands polis qui disparaîtront avec la jeunesse de la terre.

Notre attention les suit. Elle est acquise épaulement à tous ceux qui sont allés à ces vaillants et rudes peuples au repos, qui y sont allés en toute sincérité sans idées préconçues et sans calculs de lucre ; et ceux-là nous persuadent autrement que les étourdis rabâcheurs de progrès qui s’étonnent du retard des bergers sur l’horaire des trains.

Cependant des perspectives nouvelles sont annoncées. Les Arabes ne sont pas tous des chameliers ou des conducteurs de moutons, les Kabyles ne sont pas tous des « troncs de figuiers le nombre de leurs lettrés, de leurs diplômés, de leurs docteurs, ne cesse d’augmenter. Une fois de plus se vérifie le fait dont nous avons donné un grand exemple historique qu’entre le taleb et le savant il n’y a qu’une différence de méthode.

La méthode expérimentale dont tout studieux peut se servir, nous Patrons apportée aux Arabes, mais ce ne fut que l’intérêt composé du trésor de science réelle dont ils furent autrefois les apôtres dans le monde, quand nos grandes écoles et nos Sorbonnes étaient encore ce qu’est toujours la Karaouïyne de Fez avec son peuple d’étudiants rituels, moins turbulents à l’ordinaire que les nôtres, mais tout aussi fous le jour de leur fête.

Il peut donc y avoir transfusion des valeurs et des connaissances et nous n’en sommes plus à nous demander si les Arabes et les Berbères sont susceptibles d’instruction.

Cette année même, un jeune professeur arabe originaire d’Orléansville, M. B…, fut reçu brillamment au concours l’agrégation ès sciences physiques. Il continue à professer à Paris, mais pourrait être titularisé en chaire d’Alger. Il distribuerait alors l’enseignement supérieur aux fils des colons ; cependant les ignorants ne cesseraient pas pour cela de le traiter de « bicot », et il se trouverait bien quelques experts politiques pour démontrer à notre universitaire qu’avant de prétendre au bulletin de vote, accordé de droit au balayeur de sa classe, il doit modifier sa « mentalité ». — On a toujours beaucoup parlé de la mentalité indigène, quand on voulait accréditer l’injustice et l’exception, et l’on n’a pas vu qu’on appelait du même coup l’attention sur une certaine mentalité locale qui devra s’améliorer dans l’intérêt même de la colonie.

L’acceptation franche de l’indigène musulman — que nous savions bien rencontrer en Afrique — présente encore un autre avantage : elle hâte notre retour à la bonne santé coloniale, nous libère des préjugés originels, ramène l’ordre et le calme dans la conscience, si jamais la conscience moderne avait pu être troublée par les scrupules et les responsabilités de la conquête.

Forcément nous avons eu des torts envers des occupants qui ne nous appelaient pas, quand nous avons disposé à notre gré de leur pays, en vue d’une fin mystérieuse même pour nous à l’origine, et qui, de toute façon, ne pouvait pas paraître immédiatement juste et désirables à ceux dont nous prenions la place. Ces torts, nous les réparons en partie par une culture plus intense, mais nous ne serons vraiment en paix avec nous-mêmes que du jour où la sympathie remplacera l’antipathie. Il serait donc à souhaiter qu’on s’habituât le plus tôt possible à respecter l’indigène, à reconnaître la bienfaisance de sa collaboration, à vouloir loyalement l’association de ses intérêts et des nôtres, sans poser à ce marché avantageux pour nous des conditions inacceptables pour l’autre partie, sans prétendre à changer le cœur du musulman, non plus qu’à régenter ou suspecter toutes ses aspirations. Et c’est en ce sens que l’œuvre rééducation coloniale serait la plus belle de toutes, si elle était réciproque. — D’un point de vue qui n’est pas étranger à la civilisation, nous avons nous-mêmes beaucoup à apprendre des musulmans, mais cela, nous ne le savons pas encore.

Isabelle Eberhardt va plus loin, trop loin sans doute ; elle renverse la proposition quand elle suggère que l’assimilation pourrait se faire à rebours et géographiquement.

C’est une remarque historique non sans valeur que les vainqueurs risquent d’être absorbés par les vaincus. La terre d’Afrique ne s’est jamais laissé prendre tout à fait ; son action puissante est de tous les instants ; elle ne renoncera pas à transformer les êtres et les choses, à les vivifier de sa lumière propre ; elle a déjà défait beaucoup d’Europes et d’Asies, desséché des courants de pensée, épuisé des legs qu’on croyait plus riches ; les pierres romaines de Timgad ou de Volubilis ne parlent plus qu’une langue morte à côté du gourbi où le dialecte berbère s’est transmis sans écriture. Cependant il est remarquable que les exemples dont on peut illustrer cette thèse sont ordinairement pris aux deux extrémités de l’échelle sociale. Les artistes et les simples sont attirés par l’Islam. Isabelle Eberhardt portait le burnous ; Diner vit à Bou-Saâda avec les Arabes. La moyenne se défend plus jalousement. Elle se défend même trop quand elle attaque sans motif, elle exagère le culte des ancêtres quand elle s’obstine à porter en Afrique la flèche de ses clochers et le pignon de ses toitures. Au surplus, toutes les femmes assimilées, qu’elles viennent de Laghouat, de Malte ou de Carthagène, veulent suivre la mode, et nous avons connu des magistrats et des fonctionnaires évidemment très distingués qui auraient cru trahir le prestige de leur patrie en renonçant au chapeau de forme.

Nous aimons mieux penser que l’évolution sera double : l’esprit ne renoncera pas à la conquête, mais il ira plus loin que la violence ; il pénétrera les intelligences, et les adaptations harmonieuses seront l’œuvre du temps. Nous finirons bien par nous comprendre, par nous habituer à vivre les uns avec les autres sous un même soleil, et nous ne rougirons pas plus de nos collaborateurs musulmans que de nos vieux parents qui allaient à la messe et s’abstenaient à vigile.


Il y avait beaucoup d’Algéries à observer. Isabelle Eberhardt ne voulut voir que des natifs où Louis Bertrand, par exemple, ne rencontra que des Latins et des émigrés de Valence.

L’opposition des intérêts particuliers, l’antagonisme et le dénigrement réciproque des races, leur incompréhension mutuelle, ont été trop longtemps de règle africaine, et personne ou presque n’avait souci d’accorder ces contrastes. Aussi bien, les oppositions passionnées auraient-elles pu continuer longtemps sous le couvert du libéralisme métropolitain, car il se trouvait toujours un mot dans les ordres du jour et les proclamations de principes pour prêter à l’équivoque.

Et pourtant, peu à peu, la nécessité des réformes se fait jour sous les sophismes. Les Délégations ont même fini par voter l’égalité fiscale. L’Algérie évolue. Elle a reconnu, sans bonne grâce, qu’elle ne pouvait pas s’isoler dans ses privilèges. Il est également à prévoir qu’elle ne voudra pas se maintenir indéfiniment à l’état exception coloniale en faisant figure de trois départements français où cinq millions d’indigènes restent sans voix suffisante.

Ce sont là des contradictions qui devraient céder au bon sens. Il nous faudra insister encore pour qu’elles cessent.

Mais il convient surtout de faire remarquer, en donnant à cette remarque toute son repentance, qu’au moment même où les conseils de la colonie accentuent leurs prétentions à « l’autonomie sans les indigènes », une magnifique renaissance musulmane s’affirme au Maroc, suscitée et soutenue dans l’empire chérifien par la haute pensée politique du général Lyautey.

On ne saurait, d’autre part, faire abstraction de la Tunisie, qui n’a pas cessé, habilement conduite et protégée, d’être une terre de douceur et de savoir-vivre oriental, et il apparaît, dès le début de la relève des troupes anglaises, que nos vues sur la Syrie ne sauraient être dispensées d’égards pour la grande masse d’une population fidèle à ses traditions.

Entre toutes les parties de notre empire musulman rivalisent avec l’Islam anglais, il y aura donc échange d’idées, émulation et consolidation de doctrines. Finalement c’est encore la libre disposition des peuples organisés et bien associés qui l’emportera, car nous ne pouvons pas avoir la prétention de poursuivre une politique de peuplement mondial, alors que nous avons tant de ruines à réparer chez nous, tant de vides à combler.

Les musulmans ne s’effaceront pas sous notre égide, mais il dépend de nous, pour une part souveraine, que le régime de leurs franchises soit promptement défini et compartimenté.

Au centre de toute notre politique musulmane qui, pour être bonne, ne doit jamais s’exercer contre l’Islam, les indigènes algériens, trop longtemps tenus pour quantité négligeable, réclament respectueusement mais avec insistance une charte digne de nous. Elle ne leur sera pas indéfiniment refusée : déjà M. Jonnart, dont le nom restera attaché à l’Algérie nouvelle, a pu leur en offrir les prémices.

Nous n’avions pas cessé de réclamer depuis vingt ans les réformes que nous voyons peindre. Isabelle Eberhardt s’était associée courageusement à notre action, ce qui lui valut quelques haines et persécutions supplémentaires. Nous avons vécu des heures difficiles et pénibles quand seule notre double voix de raison contrastait avec la suffisance des uns et le mutisme obstiné des autres.

Mais l’horizon s’est éclairci. Le sang du sacrifice à nos autels devait apaiser les dieux de la conquête. Instruits à l’école du malheur, les indigènes musulmans vivront mieux demain, car le défrichement qu’ils ont accompli sous nos ordres a créé un nouveau pays, une nouvelle terre qui doit devenir plus douce à tous ceux qui l’habiteront.

Isabelle Eberhardt était naturellement portée à croire, qu’ « il n’y a rien à faire » ; cependant notre effort n’aura pas été stérile. Il allait susciter d’autres volontés, attirer d’autres forces et déterminer ou précéder les plus hautes interventions. L’inscription au grand livre de la dette morale du service militaire des indigènes devait intervenir enfin : l’impôt du sang fut assez lourd pour faire pencher la balance en faveur d’une déclaration de libéralisme qu’on ne pouvait pas retarder plus longtemps. Maintenant des millions d’êtres oubliés, sacrifiés, mal représentés dans les conseils de la colonie et récompensés par procuration jouiront d’une considération réelle ; ils commencèrent à expérimenter quelques timides libertés qui en appelleront d’autres. Nous avons voulu cela. Que la disparue ne soit pas oubliée à l’honneur du bon combat !

Nous ne pouvions pas esquiver ces explications. Elles tiennent étroitement à la matière du livre qui va suivre. Négliger des pensées qui furent les nôtres en tête d’un recueil de nouvelles où les mêmes préoccupations se retrouvent sous une forme plus touchante serait vouloir ignorer les conditions de leur style. Ces pages d’Islam si émouvantes n’ont pas été écrites pour les cénacles. Elles furent conçues dans l’action et partirent dans les journaux.

Isabelle Eberhardt servait ses frères en les faisant connaître, en les plaçant dans le domaine de la sensibilité, au-dessus des luttes électorales où ils n’avaient pas de part. En même temps elle échappait elle-même, par la magie de la pensée, aux gênes matérielles d’un monde qui pouvait difficilement l’accepter sans se contredire.

On excusera de ces motifs quelques critiques un peu vives sous sa plume de femme, quelques indignations trop apparentes. L’ambition de progrès et d’adoucissements qui animait Isabelle Eberhardt était noble et généreuse. On l’a reconnu depuis.

Avec le roman saharien que nous intitulions Dans l’Ombre chaude de l’islam nous composions la légende héroïque d’Isabelle Eberhardt au lendemain de sa mort, mais en la situant dans ses paysages nous ne lui prêtions que les réflexions de son caractère. À ce moment, nous nous rapprochions le plus possible de sa sensibilité européenne, et c’est pourquoi il y a dans ce livre posthume et quelque peu romanesque des nuances ajoutées qu’on ne retrouvera pas dans des nouvelles plus objectives où l’auteur fienterait guère que pour les écrire.

Isabelle Eberhardt était à nos yeux le plus intéressant de ses personnages, mais il ne lui appartenait pas de le dire elle-même et il ne lui convenait guère de se confesser en public.

Le besoin de partir et d’errer, de se sentir « seule, puissante et malheureuse », existait cependant chez elle d’une façon constitutive, en dehors des expressions que nous en avons données. Il suffirait d’en tenir pour preuve, avec toute sa vie, les notes que nous joignons aujourd’hui à ses nouvelles. Après notre commentaire politique, elles en sont la justification romantique.

Isabelle Eberhardt était appelée, elle allait vers sa destinée, et c’est ce qui donne tant de force tragique à son histoire, à sa légende. Elle savait qu’elle risquait la vie dans ses aventures et dans l’entraînement du voyage. Elle ne désirait pas finir autrement. Vieillie, elle eût regretté les orages, des sourires et les colères des océans éternels ». Byron et Chateaubriand sont un peu responsables de son cas.

Son fatalisme, en effet, n’était pas seulement musulman. Nous le retrouvons, dans son goût du naufrage et du chavirement. Pour le vrai nomade, le mouvement est une bénédiction ; pour cette jeune Russe un départ se compliquait d’une aimantation vers l’inconnu et le grand mystère : la route était à ses yeux la rivale de l’auteur, et la naïveté, la violence qu’elle apporte dans l’aveu de ce sentiment, accusent encore sa sincérité.

Dans les repos de son inquiétude spirituelle, Isabelle Eberhardt connut la douceur de s’attarder aux haltes et aux campements, de s’oublier elle-même en décrivant avec soin ce qu’elle voyait.

Les nouvelles qu’elle adressait aux journaux fixent des impressions et dessinent en quelques traits des personnages assez nouveaux dans le domaine du roman quoique très anciens. Elle n’insiste pas sur les scènes. Elle évoque et elle passe. Elle ne prépare pas ses effets, elle ne les cherche pas. Son style fluide n’a que faire des facettes ; il se contente, comme chez la plupart des conteurs russes, de la profondeur du sentiment qui doit se manifester avec une certaine négligence pour qu’on ne doute pas de lui.

Le milieu qui souffrait à son observation, dans le Tell et surtout à Alger, avait pourtant perdu une partie de son caractère. Elle s’est trouvée placée devant un Islam souffrant et en a souffert secrètement. Et c’est pourquoi elle ne s’est pas arrêtée sans regrets sur le seuil du Maroc fermé, car, derrière la hamada pierreuse, elle savait trouver un Islam moins touché et des villes mieux conservées dans leur poussière millénaire.

Elle en eut le pressentiment au départ de la zaouïya de Kenadsa, déjà si monacale, quand elle tourna à regret la tête de son cheval vers l’Oranie, après une courte hésitation et parce qu’il lui manquait cinq cents francs d’argent français pour aller au Tafilalet.

Modeste écolier de médersa, inaperçue dans les vieilles cités du Maroc, à Fez surtout, elle eût affronté discrètement une humanité religieuse et marchande mêlée aux saints et aux animaux ; elle eût respire une autre fleur de farine, écouté d’autres battements d’ailes avec le bruit des conduites d’eau et des petits moulins domestiques dans les murs de terre fauve ; elle eût goûté surtout cette nonchalance du geste, cette politesse raffinée, cette science épuisée par des redites et cette ironie citadine qui font encore de Fez une capitale musulmane entre les villes du monde.

Chez les Berabers elle aurait su noter mieux que personne l’âpreté des mœurs, la rudesse des passions, l’ignorance des conditions universelles et cet individualisme du clan qui dépasse tout par son entêtement montagnard.

Elle eût croisé, à Rabat et à Salé, des ânons de charge, des tanneurs de cuir jaune, des porteurs d’autres luisantes, des femmes empaquetées jusqu’aux yeux, des enfants dansante, des négrillonnes bariolées, des crieurs de babouches et des lettres de grande allure portant lunettes et, sous le bras, avec quelque manuscrit relié, le petit tapis de siège en feutre rouge qui est d’étude, de promenade et de prière.

Le mouvement de la rue marocaine n’aurait pas déçu sa curiosité si fraîche, mais je l’imagine, autrement que dans la fête des couleurs, en visite, un soir d’hiver et de pluie à Marrakech, après la traversée des places et des ruelles inondées, chez le vieux M’tougui ou quelque grand caïd de vague obédience chérifienne.

Elle est arrivée sous la recommandation de sa confrérie conduite par un « assès » silencieux dont la lanterne traîne sa lumière au ras du sol pour éclairer les flaques d’eau ; le grand seigneur berbère qui commande la route de Mogador la recevrait toussant comme Louis XI, roulé dans des couvertures, montrant à peine son visage de vieux lapin et parlant sous un cache-nez. La chambre serait longue et meublée de tapis « chleuh ». Un poêle à pétrole y fumerait à côté d’un brasero de cendres, et pendant que les gardes noirs, à long poignard d’argent passé en bandoulière, prépareraient le thé à la menthe dans un vrai samovar de cuivre, elle reprendrait avec le féodal ses conversations de chameaux et de sacs d’orge interrompues dans le Sud-Oranais, si loin d’Europe, si près d’elle-même et de son nirvâna.

Isabelle Eberhardt aimait les scènes de ce genre des visions bien gravées, les sorties dans la nuit dangereuse, l’arrivée à cheval dans le petit cercle de feu d’un campement, ou l’entrée dans le « bordj » d’un chef énigmatique parmi la gens armée et les troupeaux, les longues salutations psalmodiées et les palabres qui prêtent à l’observation muette. Les fatigues de la terre du Sud ne l’effrayaient pas

Et tout cela, les officiers de nos avant-postes oranais Pont vécu avec elle ; cette poésie, ils l’ont sentie comme elle ; ils sont allés au Maroc sans elle, mais ils emportaient peut-être sans le savoir un peu de sa pensée.

Il est en effet tout à fait digne d’attention qu’Isabelle Eberhardt, avec l’équipe du général Lyautey, ait commencé à connaître et a pénétrer le Maroc par l’Algérie et qu’une éducation politique particulièrement difficile ait débuté par le contact avec les tribus les plus rudes. Bien instruite des nécessités, elle professait dès ce moment, avec toute une pléiade, les idées qui pouvaient être les plus utiles à l’avènement de notre protectorat et à son développement méthodique, et je veux inscrire ici en toute justice et sympathie, à côté de son nom, celui du regretté colonel Berriau, qui devait devenir chef du bureau politique au Maroc et qui n’était alors que chef de poste à Beni-Ounif. Les conseils qu’elle accepta de cet intelligent officier, fidèle interprète du général Lyautey, ne devaient pas être sans portée. On peut donc dire que, sans avoir débarqué à Casablanca, elle fut au début de la conquête, car le Maroc ne serait pas devenu ce qu’il est sans l’école d’Aïn-Sefra. Et c’est justement à Aïn-Sefra qu’elle repose, comme pour consacrer l’importance de cette pauvre petite ville dans l’histoire de l’Afrique du Nord.


Notées sur une assise plus modeste et sans autre horizon que la succession des misères quotidiennes, les études terriennes Isabelle Eberhardt, écrites à Ténès, ont cependant beaucoup de caractère et se recommandent par les meilleures qualités d’observation et d’exactitude.

Quand elle indique un village, une tribu, un détail de route, une perspective, on peut être certain que tout est en place. D’ailleurs personne n’avait vécu comme elle chez les paysans de cette côte.

Il est encore très significatif que dans la sordide et magnifique Casbah d’Alger, son port d’attache, une certaine sorcellerie maugrebine l’ait attirée.

Elle aimait ces échappées d’eaux-fortes, ce demi-jour des intelligences, ces tâtonnements dans l’instinct et dans l’intuition. Au sortir de cette « obscurité », elle n’a voulu voir que la terre des fellah et des pasteurs.

Son intelligence éveillée n’a pas méprise l’ignorance qui recèle des trésors de sensibilité ; elle n’a pas médit de la paresse quand elle laisse une marge de rêve et de jouissance aux déshérités. Comment n’eût-elle pas été suspecte à ceux ; qui veulent faire du travail la seule loi du monde ?

Cherchons-la, dans son innocence vagabonde, plus nombreuse et plus simple que je n’ai su la peindre.

Figure à jamais disparue, elle s’est assise sur la natte comme un fumeur de kif ; elle a suivi pas à pas le « khammès » dans son labeur ingrat ; dans les cantines du Sud, à l’enseigne de « La Mère du Soldat », par les soirs de « fièvre tafiatique » elle a respire non seulement la tabagie sombre et les relents du concert mais la nostalgie des « heimatlohs. »

Et pourtant, quand elle croit s’attacher passionnément, entièrement, aux choses du bled, une ancienne romance pleure au loin, et dans ces courts moments de faiblesse et de déroute sa profonde pensée d’exil s’exprime par les mots les plus usuels et les naïves couleurs de l’imagerie sentimentale.

Alors, sous le manteau bédouin dont elle si enveloppe, on retrouve la jeune slave élevée à Genève par un vieil ami de Tolstoï et de Herzen, ce doux et farouche Alexandre Trophimowsky, son tuteur et son père, quelquefois philosophe et souvent jardinier qui, dans les terres rapportées de la « Villa Neuve », s’essayait patiemment à la libre culture des palmiers et des plantes tropicales sur les bords du Léman. — Et cette jeune fille du lac n’est pas moins vraie que l’amazone des sables.


Victor Barrucand.
  1. Voir lʼAkhbar du 10 juin 1906 : indice bibliographique.