Pages d’histoire contemporaine/Chapitre II

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Plon-Nourrit et Cie (p. 5-9).

LA POLITIQUE EXTÉRIEURE
DES ÉTATS-UNIS


25 juillet 1902.

Les Européens se demandent volontiers — et non sans quelque maussaderie — si les États-Unis n’auraient pas pu se passer d’une politique extérieure.

Dès qu’une nation est parvenue à se cristalliser en un grand État, une ambition s’empare d’elle dont le principe est noble, quand bien même la poursuite en devient souvent féconde en erreurs et en injustices, — celle de rayonner au loin et d’agir sur les autres races, de les dominer si possible, de les gagner du moins à ses vues et de leur faire partager ses aspirations. Telle est la genèse de toute politique extérieure. L’intérêt a provoqué des guerres, certes, et en provoquera encore, mais il n’a jamais suffi à établir le canevas d’une politique extérieure et quel est, dans l’histoire, le peuple qui se soit contenté de gagner de l’argent et n’ait point sacrifié à de plus hautes préoccupations ? En existe-t-il de nos jours ? En tout cas, ce n’est pas le peuple américain. Nous nous sommes grossièrement trompés à son égard, nous autres Français. Un siècle durant, nous avons ignoré ses jeunes universités et dédaigné ses exploits militaires. Nous, son précepteur désigné, nous avons renoncé par insouciance à remplir une tâche fructueuse et l’avons abandonnée à d’autres. Bien plus, pour satisfaire un caprice dynastique sans base et sans avenir, nous avons risqué de perdre le bénéfice des services rendus jadis par un La Fayette et un Rochambeau et du sang versé par leurs soldats. L’expédition du Mexique allait directement à l’encontre de la politique extérieure des États-Unis.

Car dès cette époque — et bien avant — les États-Unis eurent une politique extérieure ; c’est pourquoi il est parfaitement oiseux de se demander aujourd’hui s’ils auraient pu s’en passer ; le fait est qu’ils ne s’en sont point passés.

Cette politique fut d’abord coloniale, puis continentale, enfin universelle.

Il faut un effort de réflexion pour se représenter les treize États confédérés au lendemain de leur émancipation. Occupant une bande de terre en façade sur l’océan Atlantique, ignorant non seulement les ressources, mais même la géographie de l’immense continent auquel ils s’adossaient, les Américains d’alors étaient en quelque sorte un fragment d’Europe en exil. Ils l’avaient fuie, et pourtant ils vivaient d’elle, moralement surtout ; la Révolution française affaiblit le lien ; ils n’approuvèrent ni ses excès ni les luttes acharnées que les rois soutinrent contre elle ; ils détachèrent peu à peu leurs regards de l’Océan et, se tournant vers l’intérieur, commencèrent à coloniser. Quel autre nom donner en effet à ces campements hardis, embryons de cités futures, à ces défrichements opiniâtres conduits sous la menace du tomahawk indien à travers les profondeurs incertaines du nouveau monde ? C’étaient bien là des colonies. L’accession à l’Union de la première communauté terrienne, du premier État sans rivages, marque une date importante dans les annales transatlantiques. Bientôt la colonisation s’accentua, poussant vers ce Nord-Ouest par où l’on croyait que le Mississipi communiquait avec l’océan Pacifique. Elle prit même le continent à revers et les premiers Américains qui réussirent à franchir les montagnes Rocheuses et la sierra Nevada trouvèrent en Californie des compatriotes arrivés par mer et cultivant déjà ce sol fécond.

Devant l’infiltration lente de l’élément américain, les restes de la domination européenne s’évanouirent. Napoléon avait vendu la Louisiane ; l’Espagne céda la Floride ; le Texas s’annexa de lui-même, après un vain essai d’indépendance. L’œuvre se compléta par la force. Les États-Unis abattirent le Mexique ; leurs armées s’emparèrent de Monterey et de Vera-Cruz et campèrent dans Mexico ; la guerre dura deux ans, coûta 25 000 hommes et 800 millions de francs, mais elle se termina par le traité de Guadalupe-Hidalgo (1848) ; la sage république de Washington était devenue, en cinquante ans, l’une des trois plus grandes puissances territoriales de l’univers. Qu’allait-elle poursuivre maintenant ?

Dès 1822 elle avait esquissé les lignes principales de son action future. Sur la proposition du chef de l’État et malgré les protestations indignées de l’ambassadeur d’Espagne, le Congrès, cette année-là, avait solennellement reconnu, avant même qu’elle existât en fait, la souveraineté des communautés espagnoles de l’Amérique du Sud révoltées contre la mère patrie, et cette reconnaissance avait revêtu le caractère d’une manifestation nettement antieuropéenne. L’année d’après, le président Monroe, commentant l’événement, avait formulé la thèse fameuse qui porte son nom et qui resta si longtemps la charte fondamentale de la politique américaine. On a beaucoup épilogué sur ce document ; il faut épiloguer en effet pour y trouver quelque obscurité : il affirme, avec une netteté soulignée par l’acte auquel il servait de corollaire, la volonté, sinon le droit, pour les États-Unis de s’ériger en protecteurs de tous les États américains et d’intervenir à toute occasion entre eux et l’Europe. La guerre de Sécession et la longue crise qui la précéda empêchèrent seules cette politique de s’affirmer dans la pratique et de se traduire par des faits. Encore, à peine la paix rétablie, vit-on le cabinet de Washington exiger l’évacuation du Mexique par les troupes françaises, avec une énergie où il entrait plus de souci de préserver la république et l’indépendance mexicaines que de rancune contre Napoléon iii pour son offre maladroite de médiation entre le Nord et le Sud. Ce pressant péril écarté, il fallut réparer les maux causés par la guerre civile ; de grands travaux publics étaient nécessaires. La pose du câble transatlantique, la construction du chemin de fer de New-York à San-Francisco, l’exposition de Philadelphie, la revision du tarif douanier occupèrent l’attention du peuple américain jusqu’à ce que James Blaine fût venu lui rappeler sa mission continentale. Celui qu’en 1889 on appelait parfois le Bismarck transatlantique avait, à cet égard, des projets grandioses ; on les lui a déniés, mais un souvenir personnel me défend d’en douter. Sa mort prématurée et ses moyens d’action un peu incomplets empêchèrent Blaine de donner toute sa mesure. Après lui, l’idée subsista.

Aujourd’hui elle flageole. Les États-Unis ont soutenu mollement le récent congrès panaméricain et ils ne semblent guère se préoccuper du rapprochement si plein de conséquences qui s’opère entre l’Espagne et ses anciennes colonies émancipées. Peut-être que le rachat prochain du canal de Panama et les difficultés auxquelles donnera lieu la concession à une compagnie américaine d’un vaste territoire du Haut-Amazone (concession que le Brésil reproche amèrement à la Bolivie), peut-être bien que ces événements aboutiront à une restauration du monroïsme ; mais, présentement, le monroïsme a pâli.

C’est que, devant l’oncle Sam, un rôle nouveau se dessine vers lequel il tend inconsciemment, poussé par les circonstances plus encore que par l’ambition. Être le gendarme du nouveau monde, c’est prestigieux et plein d’avantages ; mais devenir la clef de voûte du gigantesque édifice anglo-saxon, cela serait plus glorieux et plus fécond encore.

Voici bien longtemps qu’à travers de traditionnelles aigreurs de forme, un observateur attentif aurait pu démêler les sympathies croissantes qui vont s’amassant entre Anglais et Américains ; des divergences d’intérêts en retardent l’éclosion ; vous les verrez éclore quand même. Et puis ce n’est pas avec l’Angleterre que s’opère le principal échange. L’Angleterre est la vieille mère dont l’arrogance jadis sema la brouille dans la famille ; il y a de jeunes frères et sœurs nés depuis que la querelle a pris fin. Avec ceux-là on s’entend à merveille et ils sont pleins d’une respectueuse admiration pour leur aîné. Washington, sans doute, prévoyait cette évolution fatale lorsque, dans son immortel Testament, il mettait ses compatriotes en garde contre l’exaltation de leurs propres sentiments. « Une nation, leur disait-il, qui se laisse aller à l’amour ou à la haine envers une autre nation devient en quelque sorte l’esclave de sa passion. » À qui aurait-il songé en écrivant cela, sinon à cette mère patrie qu’il aimait toujours et dont il redoutait à la fois le prestige et l’hostilité ?

L’Angleterre d’alors est devenue l’empire britannique, et l’empire britannique à son tour est en train de devenir la Confédération anglo-saxonne. Dans cette seconde transformation, les États-Unis se trouvent englobés bien plus profondément qu’on ne le croit. Quels liens, entre peuples, qu’un même langage et une même âme, qu’une façon uniforme de comprendre la vie, qu’une conception identique de la morale et du devoir social ! Contre la force qui jaillit d’un tel bloc le porc salé ou le coton ne sauraient avoir le dernier ; leurs prétentions, du reste, varient, et l’entente commerciale, difficile aujourd’hui, sera peut-être aisée demain. Dans tous les cas, le destin, peu à peu, pousse les États-Unis au premier rang du groupe géant ; ils ne sont plus libres. Quelques années encore et cette situation apparaîtra en pleine lumière. Qu’on attaque alors l’Australie, que l’Afrique du Sud soit menacée, que des malheurs fondent sur la Grande-Bretagne, et vous constaterez que, selon la formule imagée qui se répète dans les banquets, « le sang est plus épais que l’eau, » et que le drapeau étoilé est devenu, par excellence, le drapeau des Anglo-Saxons.

Et à Washington, soyez-en sûr, pour la défense de ce drapeau-là, on aura dans l’avenir le canon facile.