Pages d’histoire contemporaine/Chapitre IX

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Plon-Nourrit et Cie (p. 42-46).

QUE FERONS-NOUS ?


14 janvier 1903.

C’est la question que je posais l’autre jour en abordant ce tragique problème de l’Europe centrale qui, bientôt, pèsera sur nos sommeils comme un ténébreux cauchemar.

Que ferons-nous lorsque s’achèvera, dans le tumulte des haines de race et dans le heurt des glaives, l’évolution fatale qui détache les Allemands d’Autriche de l’empire Habsbourg et les pousse vers l’empire Hohenzollern ? Nous avons reconnu le caractère inéluctable d’une telle crise, mais ne suffirait-il point qu’elle fût probable ou seulement possible ? Quand bien même des événements qu’on ne peut prévoir surgiraient en travers de la route, la plus élémentaire prudence ne commande-t-elle pas de tout préparer pour le cas où cette route demeurerait libre ? Ce n’est pas suffisant qu’au milieu de l’ignorance ou de l’insouciance générales, la perspicacité d’un ministre des affaires étrangères que ses concitoyens abreuvent d’ailleurs, en retour, des reproches les plus injustes et les plus ineptes, — ce n’est pas assez que cette perspicacité s’exerce en des œuvres heureuses comme le rapprochement franco-italien ou la détente franco-anglaise. Il faut que la nation s’accoutume à l’idée de la guerre prochaine et sache si elle compte, oui ou non, y participer.

« À quoi bon cet examen ? diront de pseudo-sages. Pour Dieu ! ne parlons pas de pareilles éventualités ; ce sera bien assez d’en disputer, le moment venu, et la France, du moins, aura conservé toute sa liberté d’action et pourra se diriger d’après les circonstances. » Mauvaise prudence. C’est avec de tels raisonnements que nous avons couru, tête baissée, vers la catastrophe de 1870. Si nous avions un peu plus parlé des projets de la Prusse, Sedan eût pu être évité et Sadowa atténué. Faute d’y avoir réfléchi, nous fûmes pris de court. Cette fois, nous ignorons, il est vrai, la teneur des engagements qui nous lient à la Russie. Sommes-nous libres ?… Non, non ! s’écrieront les russomanes, ceux pour qui l’alliance est un drochki dans lequel la France doit faire le cheval et la Russie le cocher. Mais, si même nous sommes engagés d’avance, nous aurons bien notre mot à dire à nos alliés et, pour le dire à propos, il convient d’y avoir songé.

Toute la question, du point de vue français, se réduit à ceci : La France a-t-elle des raisons sérieuses de faire la guerre pour empêcher les Allemands d’Autriche de se réunir à l’Allemagne ? Des raisons de sentiment, sans doute elle en a ; il est à peine besoin de les indiquer et le sentiment, d’ailleurs, ne se discute pas. Mais des raisons d’intérêt ? où sont-elles et que valent-elles ? Pour le savoir, il faut se pénétrer d’abord de cette vérité que, dans une guerre russo-franco-allemande, la France, quand même elle ne ferait que prêter assistance à la Russie, serait la plus exposée et aurait à supporter les premiers coups et les plus rudes. Le sort momentané de la Bohême serait vite réglé : le losange tchèque est pris comme dans une toile d’araignée de lignes stratégiques, et tout a été préparé à Berlin avec une minutie et une prévoyance invraisemblables pour que l’occupation s’opère en coup de foudre. Ce point réglé, il est bien clair que l’effort germanique portera sur le Rhin pendant que, sur la Vistule, on s’en tiendra le plus longtemps possible à la défensive. Ce n’est pas tout. Si la victoire, après quelques hésitations, se dessinait en faveur des armes franco-russes, ce serait bien mal connaître l’Angleterre que de compter sur sa neutralité persistante. L’Angleterre veut du mal à l’Allemagne, c’est entendu ; mais elle en veut également à la Russie[1] et ne désire le bien de la France que jusqu’à un certain niveau ; si elle redoute une France appauvrie et diminuée, elle redouterait plus encore une France triomphante alliée à la Russie. Sans participer à toutes les violences de la guerre, elle peut, sur l’immense étendue de nos côtes, semer de terribles dommages ; elle pourrait même laisser son épée au fourreau et jeter dans le plateau de la balance quelque glaive exotique, le japonais ou bien le siamois — et que deviendrait alors l’Asie française ?

On doit se garder ici de verser dans le prophétisme, je n’y contredis pas. Mais quiconque observe et raisonne admettra pourtant qu’un conflit armé entre la France, la Russie et l’Allemagne ne saurait être une petite affaire et que, quelles que fussent les circonstances concomitantes, c’est la France qui subirait le choc principal. Ne craignez-vous pas aussi qu’elle ne paye les « pots cassés » ? Car, dans toute guerre, même les vainqueurs ont à payer. Et qui sait si on ne nous demanderait pas gentiment, pour aider à rétablir l’équilibre et l’harmonie, quelque cession coloniale en retour d’une trentaine de kilomètres lorrains, chichement mesurés, dont on ferait miroiter à nos yeux la valeur morale et le caractère sacré ? Sans remonter jusqu’à Louis XV, nous avons possédé des gouvernements capables de négocier sur de pareilles bases. De grandes pertes, une forte saignée, notre admirable empire colonial affaibli et peut-être entamé, voilà ce que nous coûterait la simili-revanche dont nous comprendrions trop tard l’ironique néant. Ce n’est pas sur le Rhin, c’est sur le Niger et sur le Mékong que résident désormais la grandeur à venir de la France et le secret de sa puissance.

Et tout cet effort, pourquoi ?… Pour empêcher l’Allemagne d’arriver à Trieste. Mais qu’elle y arrive donc ! La présence de ses navires dans la Méditerranée y rétablira un équilibre toujours prêt à se rompre en faveur des flottes anglaises. Et ce sera, de plus, la sécurité pour la Hollande et la Belgique, sécurité qui nous importe très fort, à nous autres Français. Car enfin, l’Allemagne est beaucoup trop riche et trop peuplée pour vivre ainsi sans débouchés maritimes et, si elle ne parvient pas à s’ouvrir l’Adriatique, il faudra bien qu’elle s’ouvre la Manche. Qu’avons-nous à craindre de cette Allemagne agrandie, aux deux seuils de laquelle l’Angleterre et l’Italie veilleront comme des dogues jaloux, — de cette Allemagne qui sera alors divisée en deux groupes d’égales forces, le groupe bavarois-catholique et le groupe prussien-protestant, ce qui la rendra certainement plus difficile à gouverner, et partant moins absolue dans ses passions et moins entière dans sa politique ? Elle coupera, dit-on, l’Europe du haut en bas et nous isolera de la Russie ? L’épouvantail n’est guère effrayant. Les voyages de nos présidents n’en seront même pas gênés, puisque la Baltique est leur route traditionnelle ; et certes, du temps que la Triple Alliance unissait fortement l’Italie et l’Autriche à l’Allemagne, nous risquions d’être séparés de l’empire moscovite par une barrière autrement étendue puisqu’elle allait de Kiel à Palerme.

Non, sous quelque angle qu’on envisage les choses, il apparaît clairement que, dans l’affaire autrichienne, la France n’a point d’intérêts directs et vitaux ; son rôle consistera à faire le jeu d’autrui et à payer très cher cet honneur. Elle se grisera de mots, s’intoxiquera de nobles sentiments et partira en guerre le cœur léger, abandonnant, comme il y a deux siècles, les réalités coloniales pour les mirages continentaux, renonçant à cette paix de la métropole qui est la condition sine qua non des vigueurs loinlaines. Certes, pour une grande nation la paix à tout prix n’est pas seulement une défaillance, c’est aussi un mauvais calcul. Mais qui parle de cela ? La France n’aura rien à sacrifier car rien ne la menace. Le péril, pour nous, ce n’est pas l’agrandissement futur de l’Allemagne, c’est la stagnation de notre richesse et de notre population, de notre race et de notre commerce. La politique coloniale, désormais, représente notre fontaine de Jouvence ; nous y puiserons les éléments du renouveau nécessaire : la politique continentale n’est qu’une tombe entr’ouverte.



  1. Les circonstances à cet égard ont heureusement changé (note de 1909).