Pages d’histoire contemporaine/Chapitre LVII

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Plon-Nourrit et Cie (p. 252-255).

TOUTES LES RUSSIES


1er  novembre 1905.

Voilà donc l’empire russe en possession d’une Constitution. Il y a tout juste quatre-vingts ans que, pour la première fois, on réclama pour lui ce douteux privilège. Alexandre Ier venait de mourir ; son héritier, le grand-duc Constantin, aimant mieux rester vice-roi de Pologne que devenir empereur de Russie, avait décidé de renoncer à la couronne en faveur de leur frère cadet, Nicolas. Mais cela ne faisait point l’affaire des libéraux d’alors qui redoutaient — non sans raison d’ailleurs — l’intransigeante orthodoxie et les tendances par trop aristocratiques de Nicolas. Il y eut des révoltes fomentées par des sociétés secrètes, au cri de : « Vivent Constantin et la Constitution ! » Ces révoltes échouèrent piteusement et, au cours des procès qui suivirent, on découvrit que, dans l’esprit de la plupart des mutinés, cette Constitution qu’ils acclamaient n’était autre que la femme de Constantin. Les braves gens s’imaginaient rendre hommage à leur future tsarine ; on tenta vainement de leur expliquer ce qui en était, ils n’y comprirent jamais rien. J’ai bien peur que tel ne soit encore l’état d’esprit des pauvres moujiks enrôlés dans les phalanges révolutionnaires d’aujourd’hui. M. Clemenceau s’en doute apparemment puisqu’il convient que la Russie ne semble pas mûre pour le suffrage universel. Voilà de sa part une bien honnête concession et dont on lui doit savoir gré, encore que l’évidence la justifie pleinement. Mûre pour le suffrage universel, je vous demande un peu ! cela fait frémir, cette idée. Non seulement elle ne l’est pas, mais elle ne le sera jamais. Imaginez-vous un délégué des territoires cosaques pérorant et votant sur l’organisation des provinces baltiques, un député d’Irkoutsk discutant les intérêts d’Odessa, un représentant d’Helsingfors appréciant les revendications de la Petite Russie ? Mais ce sont là des mondes plus séparés les uns des autres, plus étrangers les uns aux autres que l’Irlande ne l’est par rapport à l’Égypte et l’Hindoustan au Transvaal. La vision d’un parlement russe vraiment représentatif est à coup sûr l’une des plus babéliques qui puissent hanter un cerveau ; la clameur cacophonique qui s’en échapperait assourdit d’avance les oreilles.

La Constitution que Nicolas ii vient d’octroyer — et qu’il fallait bien, dans l’état actuel des choses, se décider à octroyer, — je n’hésite pas à souhaiter qu’elle puisse demeurer un hochet, sous peine de devenir un instrument certain de désagrégation et de ruine. L’alternative est fatale. Aussi, moins la Douma aura-t-elle de prérogatives, moins son action risquera-t-elle de conduire à un désastre. Les Russes comprendront un jour quelle imprudence ils ont commise en obligeant le tsar à étendre ses concessions et à transformer dangereusement la première et inoffensive Douma en quelque chose de plus libre et de plus spontané, en une sorte de demi-Législative, transformable peut-être à son tour en Convention nationale. Le ciel préserve nos alliés d’une pareille extrémité ! Mais le mieux serait qu’ils s’en préservassent eux-mêmes en érigeant dès maintenant le seul régime qui leur convienne, le seul propre à leur procurer à la fois la paix, la force et la prospérité.

Il manque un nom pour le désigner : fédéral ou fédératif, ces mots évoquent l’union américaine ou le dualisme austro-hongrois et ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il s’agit d’assurer aux peuples qui composent l’empire les institutions susceptibles de faciliter leur développement normal et traditionnel dans des conditions conformes à leur génie particulier. Notre extrême ignorance de l’histoire orientale nous empêche de réaliser l’absolue nécessité d’une pareille solution. Nous ne comprenons pas encore qu’il y a là des passés épars à restaurer, des passés ensevelis mais demeurés vivants dans la tombe tout comme y vivait, sous l’oppression turque, le splendide passé grec. Esthonie, Livonie, Pologne, Lithuanie, quelles différences faisons-nous entre ces pays ? Nos manuels scolaires les confondent sottement sous le terme générique de Russie. La science occidentale a, sans le savoir, fait du zèle moscovite ; elle a été plus loin que le Tsar lui-même dans la proclamation d’une unité fictive ; elle l’a établie d’un trait de plume telle qu’on ne la conçoit pas même au pied du trône. Car le souverain s’intitule tsar de toutes les Russies ; toutes les Russies, c’est donc qu’il y en a plusieurs.

Il y en a beaucoup, effectivement, mais de toutes il était hier et sera encore demain, s’il le veut, le chef aimé, vénéré, incontesté. Nul prétendant ne formule en face de son pouvoir la protestation d’une dynastie rivale ; la république ne saurait vivre dans l’atmosphère si spéciale de ces régions, alors même qu’elle réussirait à y éclore. Par contre, un sentiment auquel il faut se garder d’attribuer des forces mystérieuses mais dont il ne convient pas non plus de négliger l’influence — la foi mystique en l’avenir slave — rassemble les cœurs de tous ses sujets par-dessus la barrière des intérêts présents et des hostilités anciennes. Tout ce que demandent ces peuples, c’est le droit de travailler au triomphe commun en conformité avec les croyances, les aspirations, les méthodes que leur ont léguées d’illustres ancêtres — et non plus sous la férule de fonctionnaires déracinés et dépravés, ignorants de ce qui les concerne, inaptes à respecter leurs traditions et à interpréter leurs besoins.

Cela se peut-il ? Et pourquoi non, puisqu’un pareil état de choses a déjà existé à l’aurore du siècle dernier et qu’il s’est effrité sous les atteintes de son auteur, de ce tsar Alexandre Ier si versatile, si sensible aux sautes de vent, si épris de systèmes contradictoires. Alexandre fut roi de Pologne et grand-duc de Finlande autrement que dans les parchemins. Il le fut en réalité et sincèrement. Il cessa d’en remplir les devoirs tout en continuant d’en exercer les droits, par le seul effet de sa volonté sans consistance. De là provient une large part des malheurs de la Russie ; ils ont leur origine dans la déplorable incompréhension de sa mission dont, en cette circonstance, fit preuve un prince bien intentionné mais faible et désorienté.

Instruit par une expérience chèrement achetée, Nicolas ii a l’occasion aujourd’hui de donner à son trône une base de granit, en même temps qu’il effacera d’un geste magnifique les iniquités dont il a porté injustement le pénible fardeau. Qu’au lieu d’accorder aux individus une émancipation dont le bienfait est à tout le moins discutable, il commence par émanciper les collectivités chargées de chaînes par ses ancêtres. Par un singulier retour de la destinée, ce n’est plus faire acte d’opposition que de répéter désormais la parole qui causa naguère un scandale si retentissant. C’est au contraire exprimer un souci chaleureux des intérêts de nos chers alliés à qui leurs infortunes nous doivent, si possible, rattacher plus étroitement encore. « Oui, Sire, vive la Pologne dont vous êtes le roi ! vive la Finlande dont vous êtes le grand-duc ! vivent toutes les Russies dont vous êtes l’empereur ! Souvenez-vous, dans ces jours d’épreuve, qu’il y a là des sources de patriotisme, de fidélité et de travail qui furent imprudemment murées et qui, plus tard, pourraient se trouver taries. Hâtez-vous. Vous imposerez silence à vos ennemis, vos amis se réjouiront et le monde, ému, s’inclinera devant la majesté bienfaisante de votre initiative impériale. »