Pages d’histoire contemporaine/Chapitre VI

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Plon-Nourrit et Cie (p. 26-31).

LE PRESTIGE FRANÇAIS


24 octobre 1902.

Dans le monde d’aujourd’hui, nous n’avons pas le genre de prestige que nous voudrions avoir, et nous ne savons pas jouir de celui que nous avons.

Jadis, on se méfiait de la France, mais elle dirigeait. À présent, elle inspire confiance, mais on ne la suit plus. C’est ce dont un grand nombre de Français ne parviennent pas à se consoler.

La troisième République est, en effet, le premier de tous les régimes successivement adoptés par notre chère et volage patrie qui ait réussi à durer ; c’est aussi le premier qui n’ait point servi de modèle en Europe et n’y ait point trouvé d’imitateurs.

La Révolution a ressemblé au feu de l’âtre ; beaucoup s’y sont chauffés ; celui qui l’allumait s’est brûlé les doigts. Que l’Europe ait profité de cette révolution, combattue passionnément par ses princes, c’est ce qu’Albert Sorel a établi dans ses beaux ouvrages et ce dont personne ne doute plus désormais. D’autres historiens ont entrepris déjà de suivre à la piste l’action napoléonienne à travers le monde. La renommée fulgurante du grand homme est à la base de plus d’un impérialisme éclos de nos jours et quiconque connaît la prodigieuse popularité dont sa mémoire jouissait aux États-Unis vers le milieu du siècle y devine l’origine des rêves de grandeur qui ont bercé depuis lors tant d’âmes américaines. Après le césarisme militaire, ce fut le tour de la monarchie constitutionnelle. Lorsque les préjugés qui nous empêchent encore de comprendre et d’apprécier la Restauration se seront dissipés à la clarté de recherches vraiment impartiales, nous serons surpris de voir combien ce gouvernement décrié au dedans rayonnait au dehors et de quel éclat brillait de loin son libéralisme si méconnu de près. C’est contre le roi de France, en somme, que fut dirigée la Sainte-Alliance ; la succession à la tête du cabinet des Tuileries d’un Decazes et d’un Richelieu, d’un Villèle et d’un Martignac inquiétait les souverains absolutistes bien plus que les excès des Napolitains révoltés ou le radicalisme des Cortès espagnoles. Naples et Madrid étaient la proie de troubles passagers, tandis que Paris consacrait l’accession régulière et normale du libéralisme au pouvoir. La leçon de choses donnée par la France porta ses fruits ; ce furent ses trente-trois années de royauté parlementaire, si prospères et — à part la secousse de 1830 — si heureuses, qui implantèrent le constitutionnalisme autour d’elle. L’idée du pacte entre le souverain qui gouverne et le peuple qui contrôle fit le tour de l’Europe ; partout, sauf en Russie, l’absolutisme reçut un frein légal.

Indépendamment des insurrections nationales dont son établissement fut la cause occasionnelle, la République de 1848 laissa, malgré sa brièveté, une empreinte durable. Elle inaugura l’ère des préoccupations et des recherches sociales. Les États, un à un, admirent cette nécessité « d’organiser la société » que la France, un peu à la légère, venait de proclamer solennellement. Le second Empire, à son tour, lança l’Europe dans la voie des grandes unifications nationales et des groupements de race, en même temps qu’il lui donnait l’exemple d’une intervention gouvernementale intense dans le développement de la richesse matérielle du pays. Le règne de Napoléon iii qui a, finalement, accumulé tant de ruines sur la France est, parmi les périodes de notre histoire contemporaine, celle dont — sans parler de l’Allemagne et de l’Italie — toutes les grandes nations ont tiré le profit le plus large ; leurs récents progrès sont dus à l’adoption et à la pratique persévérante des théories conçues et mises en action par le génie maladroit de l’empereur des Français.

Ainsi, dans tous ses établissements successifs, notre politique a constamment inspiré et guidé les peuples étrangers, jusqu’au jour où elle s’est cristallisée en une formule que ceux-ci n’ont point adoptée. On dira sans doute que l’humanité n’a guère de tendances à se modeler sur le vaincu et qu’au lendemain d’une défaite aussi terrible que celle de 1870, nos institutions manquaient de force pour s’imposer à nos voisins. Mais, d’autre part, on considérait, en ce temps-là, la forme républicaine comme l’aboutissement fatal de l’évolution démocratique et beaucoup, même parmi ses vainqueurs et à plus forte raison parmi les neutres, estimaient que l’exemple de la France serait un jour suivi par le Vieux Monde tout entier, ce qui d’ailleurs le mettrait davantage en harmonie avec le Nouveau. Cet état d’esprit a duré longtemps et il explique l’intérêt sympathique et passionné avec lequel l’opinion universelle a suivi les débuts du régime républicain en France. Les choses cependant ont tourné d’une façon différente. Il faut être bien peu au courant de ce qui se passe hors de nos frontières pour ne pas voir que la République, en tant que dogme, a perdu la plupart de ses fidèles. Une forme nouvelle de monarchie est née qui répond mieux aux ambitions modernes ; les vieilles dynasties, en y adhérant, y ont puisé un renouveau de vigueur et de souplesse. À la fois chef d’armée et chef d’industrie, le souverain d’aujourd’hui voit ses sujets revenir à lui et lui restituer une large part des droits qu’ils avaient enlevés à ses prédécesseurs et des initiatives qu’ils avaient confisquées au profit des mandataires élus par eux. Ils réclament de lui, par contre, un dur labeur et une vigilance de tous les instants, et le payent de ses soucis en popularité et en stabilité. Les trônes ne sont plus à la merci du moindre orage. L’orage, le plus souvent, venait de Paris. On a cessé maintenant de regarder avec inquiétude de notre côté : c’est là le prestige que nous avons perdu ; il était très doux à notre vanité…

Il n’allait pas pourtant sans quelques fâcheuses conséquences. Prompts aux illusions, nous nous figurons volontiers que l’Europe ne se tenait pas d’aise en présence de nos frasques et que d’être secouée et bouleversée par nous lui causait des plaisirs infinis. Nous pensons qu’elle jugeait nos barricades spirituelles, nos innovations politiques géniales, nos revirements de doctrines sublimes et nos interventions imprévues pleines d’à-propos. La vérité, c’est que nous l’avons souvent charmée, mais plus souvent encore agacée et irritée. Un grand peuple qui, placé au centre de la vie civilisée, déchaîne vingt années de guerre, renverse les trônes et en élève de nouveaux, impose des rois et défait les frontières ; un peuple qui proclame la liberté et établit le despotisme, qui invente le « droit au travail » et est réduit à en mitrailler les victimes, qui installe le suffrage universel le matin même où il abat la République et provoque le drame de Crimée le lendemain du jour où il a promis la paix au monde, — un tel peuple peut rester séduisant malgré tout, mais on ne fait rien pour lui à l’heure du péril. L’historien nous rendrait service qui, sans exagération et sans ménagement, nous révélerait comment fut accueillie, non seulement de nos trop nombreux ennemis mais de nos meilleurs amis, la nouvelle du désastre de Sedan : châtiment mérité, dirent les premiers ; salutaire leçon, pensèrent les seconds.

La lutte héroïque et sans espoir qui suivit nous ramena bien des sympathies ; ce qui s’est passé depuis lors nous en a valu davantage encore et de plus solides. Éloignez-vous de votre clocher et vous comprendrez. La troisième République, en effet, étudiée de haut et de loin, se recommande par la mise en œuvre des qualités qui nous étaient devenues le plus indispensables et semblaient en même temps le plus étrangères à notre tempérament : persévérance, esprit de suite, travail silencieux et régulier. Pour la première fois, nous paraissons savoir ce que nous voulons et nous y tenir. L’univers s’attendait à une marche brouillonne et désordonnée, à des à-coups, à des hâtes soudaines suivies de découragements. Il a vu ces trois grandes entreprises, l’organisation militaire, l’expansion coloniale, l’alliance franco-russe, se poursuivre et s’achever avec une sage lenteur ; il a vu sept élections présidentielles s’opérer au milieu du calme le plus complet ; il a vu la République résister au troublant appel du 16 Mai, au triste scandale Wilson, aux attraits du boulangisme, aux inquiétantes révélations du Panama, aux ébranlements profonds de l’affaire Dreyfus ; il s’est vu convier, de onze ans en onze ans, à trois resplendissantes Expositions ; il a vu passer au sommet du parti républicain ces grandes figures, Jules Simon, Gambetta, Jules Ferry, Carnot, Lavigerie ; il a vu la flotte de l’amiral Courbet opérer cette merveilleuse descente de la rivière Min, déjà presque sortie de nos mémoires et demeurée pourtant l’un des faits de guerre les plus remarquables des temps modernes.

Tout cela compose un ensemble que nous ne saisissons pas, nous autres Français, empressés à aggraver Fachoda et à dénigrer Mitylène, à vanter le Nil quand nous avons le Niger, à exalter Stanley et à oublier Brazza, à louanger un Curzon et à critiquer un Gallieni. Ajoutez-y que, tout en réalisant ces progrès, tout en conquérant un empire de si belles dimensions que, jusqu’à l’annexion du Transvaal et de l’Orange, la France était, de toutes les puissances, celle qui s’était le plus agrandie en trente ans, — ajoutez-y que nos tendances générales sont demeurées nettement pacifiques et que, loin de troubler le repos de l’Europe, nous avons largement contribué à l’assurer. Rien d’étonnant à ce qu’une pareille œuvre ait fait plus d’impression au dehors que nos disputes sur la liberté d’enseignement ou sur l’impôt progressif. Depuis plus de quatre ans, les cabinets Brisson, Charles Dupuy, Waldeck-Rousseau ont représenté des nuances très diverses d’opinions ; mais M. Delcassé est toujours là, investi de la haute estime et de l’absolue confiance de toutes les chancelleries, et la politique qui a rédigé la Note chinoise, qui a fait céder la Turquie et respecter le Maroc, qui a maintenu la paix avec l’Angleterre et a renoué les liens d’amitié avec l’Italie, — cette politique-là est appréciée partout… hormis chez nous.

Tel est notre prestige actuel. Il n’est pas à dédaigner, croyez-le. Et puis, le reconnaître et en jouir n’obligent pas à admirer le mélange sénile d’utopies béates et de fanatisme sectaire qui nous tient lieu momentanément de politique intérieure.