Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XLVII

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Plon-Nourrit et Cie (p. 212-215).

UN ÉVANGILE GERMANIQUE


17 avril 1905.

Si l’on voulait une preuve de la profonde évolution qui est en train de s’accomplir dans la mentalité germanique, on n’en saurait trouver de plus convaincante que l’accueil fait par l’opinion publique allemande à l’ouvrage de M. H. St. Chamberlain, Die grundlagen des neunzehnten Jahrhunderts. Voilà un livre qui n’eût pas trouvé dix lecteurs il y a trente et même vingt ans, et qui compte aujourd’hui des milliers d’admirateurs. Le plus étrange est qu’il ne s’adresse guère qu’à des scientifiques. Or, il parle le langage et surtout il procède par les méthodes les plus antiscientifiques qui se puissent employer : formules vagues, affirmations péremptoires, comparaisons imprécises, principes a priori, tout cela drapé dans le luxueux manteau d’une poésie surabondante et magnifique.

L’Allemagne, de tout temps, fut sensible à la poésie. Elle l’aima douce et sentimentale aussi bien qu’épique et nuageuse. Mais le domaine qu’elle lui réservait demeurait entièrement isolé des ateliers où s’élaborait la prépondérance scientifique dont elle était si fière. Ce furent là son originalité et la source de son prestige et de sa force. Il en sortit une nationalité vigoureusement trempée par le contact du fait et de la réalité, en même temps qu’ornée d’une grâce suffisante. Le Germain s’estima dès lors un homme complet et, lorsque le succès eut établi sa valeur aux yeux de tous, on put s’attendre à le voir proposer à l’univers entier le germanisme comme la formule de l’ultime perfection et du suprême bonheur. Mais personne, certes, n’eût imaginé que cette démonstration dût emprunter un autre appareil que l’appareil scientifique. L’évangile nouveau serait, à n’en pas douter, un monument aux assises certaines, aux contours rigides, à la silhouette inexorable, avec d’impeccables raisonnements pour contreforts et de solides déductions pour piliers.

Tel n’est pas précisément le signalement qui conviendrait à l’œuvre de M. H. St. Chamberlain : toute « d’intuition souveraine », comme l’a écrit M. Ernest Seillière dans une de ses intéressantes études de la Revue des Deux Mondes, elle introduit dans le grave sanctuaire des analyses tudesques les éléments de la plus fantaisiste des synthèses. À vrai dire, les prophètes antérieurs avaient bien franchi quelques étapes dans cette voie, mais ils avaient marqué par ailleurs un respect auguste de ces traditions scientifiques dont leur successeur paraît faire si bon marché. Il n’est guère de science avec laquelle M. Chamberlain ne prenne les libertés les plus complètes et les plus inattendues. Qu’il établisse un bizarre parallèle entre Ignace de Loyola et Napoléon, ces deux « capitaines du chaos », ou qu’il relève dans les physionomies de Raphaël et de Dante les signes manifestes d’un gothisme indéniable ; qu’il considère le monothéisme du peuple juif comme un cran d’arrêt, voire comme un recul dans le développement moral de l’humanité, ou qu’il s’extasie sur l’intolérance, la rudesse et les belliqueux élans des enseignements du Christ, lequel, paraît-il, ne recommandait l’humilité à ses disciples que dans le but de durcir leur vouloir, — tout ce qui jaillit du cerveau de M. Chamberlain porte la marque d’une imagination séduisante mais déréglée, suggestive mais déraisonnable.

Ce n’est pas que plusieurs de ses assertions ne soient éminemment acceptables par nous autres. Quand il déclare que l’expression suprême de la race, c’est le « pli de la pensée » et que ce pli de la pensée se traduit par la Weltanschauung, c’est-à-dire la conception du monde », il exprime quelque chose de foncièrement latin et de fort peu germanique. Dans tous les cas, c’est un défi au bon sens que d’attribuer aux Slaves et aux Celtes la même « Weltanschauung » qu’aux Germains et cela pour y relever un antagonisme général et fondamental avec notre conception latine. Mais précisément cette trinité — germano-slavo-celte — plaît de façon essentielle à M. Chamberlain. Il y croit comme à la lumière, ce qui le dispense d’en prouver l’existence et, partant, lui permet d’éluder un chapitre redoutable. On jetterait bien encore quelque passerelle sur le fossé germano-celte mais essayez donc de réunir la rive germaine à la rive slave ! Autant vaudrait entreprendre de construire un pont entre Le Havre et New-York.

Je ne m’imagine pas que la vogue de ces élucubrations pittoresques soit très durable. Le fait capital à nos yeux doit être la faveur dont elles jouissent présentement chez nos voisins. C’est là un signe des temps, l’indication d’un état d’âme nouveau. Les esprits cultivés d’outre-Rhin se sont transformés. L’Allemagne intelligente a mis le cap sur la terre des Idées générales, terra incognita. Elle y aborde, elle y déploie son drapeau ; elle en proclame l’annexion. Jusqu’ici ses généralisations (car aucun peuple ne s’abstient totalement de généraliser) résidaient dans l’abstrait ; elles n’en sortaient guère — comme les dieux du Valhalla — que pour faire des malheurs et on les y renfermait au plus vite. Leur rôle directeur demeurait très intermittent, leur action inspiratrice très aléatoire. Une ère différente va s’ouvrir. À la vérité, il n’y a rien là que d’explicable et de logique.

Dans un cerveau souverain — que ce soit celui d’un prince despotique ou d’une nation maîtresse de ses destins — la généralisation est le fruit ordinaire de la victoire. La carrière d’un Tamerlan ou d’un Aureng-Zeb aussi bien que celle d’un Alexandre ou d’un Auguste présentent les traces de ce transformisme naturel. La gloire recueillie par la France révolutionnaire sur les champs de bataille modifia le cours de ses aspirations au point de les rendre contradictoires avec la mission défensive et persuasive qu’elle s’était attribuée en prenant les armes. Et si l’on compare les ambitions transatlantiques de 1776 avec celles de 1800 ou, plus récemment, les horizons de 1890 avec ceux de 1900, on éprouve immédiatement que des moissons de lauriers ont grandi là-bas dans les intervalles de ces dates.

Le danger de la généralisation, c’est qu’elle peut engendrer toutes sortes d’erreurs et conduire à de véritables catastrophes ; nous savons à quoi nous en tenir sur ce point. Levier superbe et terrible, elle remue le monde parfois pour le bien et souvent pour le mal de l’humanité. Il est donc plein d’intérêt d’observer les premiers gestes d’un grand peuple qui s’essaye à manier un instrument si puissant.

L’inhabileté qu’y témoignent les Allemands ne laisse pas de paraître inquiétante, et plus encore l’incertitude de leurs désirs. Que veulent-ils ? Vers quoi tendent-ils ? Que prétendent-ils rénover ? la religion ou la politique, la morale ou la société, les formes du culte collectif ou les arcanes de la conscience individuelle ? Leur prophète lui-même n’en dit rien. Après avoir touché à tout et promis des merveilles, il aboutit à… l’art musical. Son évangile finit en une harmonie grandiloquente. Aux dernières pages du livre, il se révèle de la sorte comme un échappé des revivals yankees dont Bayreuth aurait exaspéré les nerfs. Que n’évoque-t-il au moins, ce wagnérien passionné, la figure de Siegfried, du héros qui ayant réussi à se forger une épée invincible, à terrasser un monstre surnaturel et à capter l’amour d’une Valkyrie, n’en retomba pas moins sur la triste terre et y périt misérablement ? — utile destin à méditer par ceux dont le regard tend à être, à la fois, trop hardi et trop vague.