Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XVIII

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Plon-Nourrit et Cie (p. 84-87).

L’ÈRE DES VICE-ROIS


31 août 1903.

Les amis sincères de l’empire russe ont de quoi se réjouir : ce que l’empereur vient de créer, au loin, vers l’Extrême-Orient, apparaît plein de promesses fécondes.

On dira que cette première délégation du pouvoir impérial n’est qu’une manœuvre savante, qu’une sorte de pression momentanée sur la Mandchourie pour en compléter la russification. Et de fait il est singulièrement constitué, ce gouvernement qui comprend d’une part les énormes territoires de l’Amour et, de l’autre, la presqu’île de Liao-Toung — laquelle continue d’appartenir à la Chine, nominalement du moins, et n’a été que « cédée à bail », on se rappelle dans quelles circonstances. C’est là, entre le golfe du Petchili et la mer Jaune que se dressent les canons de Port-Arthur et que s’allongent les entrepôts de Dalny : guerre et commerce, l’endroit était bien choisi. La presqu’île de Liao-Toung est séparée des territoires de l’Amour par la Mandchourie : celle-ci se trouvera donc enserrée désormais par la puissance moscovite, au nord et au sud ; et, quelque jour, les tenailles se refermeront. Ce jour-là, la vice-royauté qui vient d’être créée sera-t-elle maintenue ou, plutôt, l’œuvre à accomplir étant achevée, les régions définitivement annexées ne perdront-elles pas leur autonomie embryonnaire pour entrer, à leur rang, dans le chapelet des provinces russes ?

Souhaitons pour notre alliée qu’il n’en soit rien et que l’expérience qu’elle va tenter serve à l’éclairer sur la seule solution rationnelle et sûre de son problème gouvernemental.

Le grand danger qui menace la Russie, non point immédiatement mais dans un avenir plus ou moins proche, c’est l’impossibilité certaine de continuer à être gouvernée par les méthodes actuelles. Un empire d’une pareille étendue, des mises en valeur aussi colossales, une Église aussi centralisée, des intérêts aussi complexes, des devoirs aussi variés, tout cela ne saurait longtemps rester concentré entre les mains d’un seul homme même servi par des ministres habiles et fidèles. Il faut pourtant que cette concentration subsiste parce que le génie russe s’y reflète et s’y complaît. Ce n’est pas à l’heure où les institutions parlementaires s’effritent lamentablement à travers toute l’Europe que la Russie va leur confier ses destins, et il n’apparaît pas qu’elle tienne en réserve le secret de quelque système représentatif encore inédit. Ceux-là qui les connaissent mal prétendent que les Russes sont mécontents. Vaste erreur ! Ils sont heureux et satisfaits. Le despotisme — puisque nous désignons sous ce vocable impropre le régime en vigueur chez eux — le despotisme leur plaît mais, à une condition, c’est qu’ils puissent avoir toujours accès auprès de celui qui l’exerce. Leur répugnance à participer à la direction des affaires publiques a persisté à travers les siècles ; ils sont bien les fils de ces paysans riches qui envoyèrent dire au Normand Rurik : « Notre pays est grand et prospère ; venez régner sur nous. » Quand il eut « refait un tsar » et placé sur le trône sans titulaire Michel Romanof, Kosma Minine, l’héroïque boucher de Nijni-Novgorod rentra chez lui pour veiller tranquillement à ses affaires. Et hier encore, ne voyait-on pas le gouvernement compléter d’office le conseil municipal de Saint-Pétersbourg que les électeurs ne se donnaient pas la peine de former ?

Tel est bien le Grand-Russien, prêt à se dévouer à sa patrie et à travailler pour elle sous la direction du Tsar auquel il s’en remet du soin de veiller à sa sécurité et de défendre ses intérêts. Mais le Grand-Russien n’est pas seul ; il représente l’État central, le vieux noyau de l’empire. L’empire pourtant s’est accru de toute une série d’autres États qui n’ont ni la même origine ni les mêmes instincts. La platitude géographique semblait devoir promptement en effacer les frontières, tandis qu’une pesante unité administrative se flattait d’en détruire le particularisme. À quoi bon le nier ? l’œuvre a échoué. En vain s’efforce-t-on, par un déplorable anachronisme, de la répéter. Elle échouera en Finlande comme elle a échoué en Pologne.

Et la Russie bénira, un jour, cet échec providentiel d’où sortira pour elle un surcroît de richesse et de puissance. Alors le tsar ne sera plus seulement l’empereur des Grands-Russiens mais aussi le souverain de la Petite-Russie, des provinces baltiques et de la Lithuanie, le roi de Pologne et le grand-duc de Finlande ; alors siégeront non plus seulement à Irkoutsk, à Astrakhan ou à Moukden, mais à Helsingfors, à Riga, à Varsovie, des vice-rois qui seront les délégués directs du tsarisme et le fortifieront en le soulageant d’un fardeau surhumain.

Du même coup les vœux de ces peuples annexés seront comblés. C’est un fait digne de remarque qu’ils n’aspirent point à l’indépendance mais qu’ils attendent avec une patience obstinée qu’on leur rende l’autonomie. Le respect et l’amour du souverain s’étendent à presque tout l’empire ; nulle part on n’est insensible au prestige et aux avantages du tsarisme. Aucun péril externe ne le menace donc ; bien des circonstances le favorisent ; sa figure majestueuse répond aux ambitions de l’heure présente ; il incarne la force et facilite le progrès matériel… le péril est interne. Dans l’empire où tout est organisé pour aboutir au chef suprême, il devient de jour en jour plus impossible de l’atteindre. Et au lieu de vice-rois prestigieux en contact direct avec l’empereur, ce sont trop souvent des chefs de bureau aux mains vénales qui examinent et décident.

Rien assurément n’est plus extraordinaire en Napoléon que la variété géniale de ses décrets quotidiens et l’imperturbable sûreté de son coup d’œil. Cet homme qui, du bout de l’Europe, pourvoyait entre deux batailles à l’institution de la Comédie-Française ou refrénait les audaces intempestives de la direction des Gobelins demeurera, devant l’histoire étonnée, un vivant phénomène. Qui se flatterait de lui ressembler ?… Confiez pourtant à Napoléon ressuscité le gouvernement de toutes les Russies avec ses responsabilités religieuses, ses obligations traditionnelles dans les Balkans, ses travaux sibériens, sa coulée nécessaire vers la Perse et le Thibet, — peut-être lui-même se sentirait-il surchargé. L’œuvre, en tout cas, serait à sa taille et, nous avons le droit de le dire, une œuvre à la taille de Napoléon n’est point normale ; la nation dont le chef héréditaire se trouve en présence de tâches semblables doit en concevoir de l’inquiétude et sentir qu’il faut à tout prix en alléger le poids.

Heureuse Russie, après tout, si elle n’a d’autres soucis que d’être trop grande, de voir s’ouvrir devant elle un avenir trop vaste, de posséder des clients trop nombreux et de devoir gérer trop d’affaires à la fois ! Elle ignore encore les loyalismes branlants et la sèche incrédulité, la tyrannie des assemblées et les défaillances des pouvoirs élus. On ne distend pas ses rouages militaires avec des théories idylliques ; on n’ébranle pas son crédit financier par des concessions collectivistes.

Et pour détourner l’unique menace dont elle ait à s’émouvoir… il suffirait de quelques vice-rois !