Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXI

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Plon-Nourrit et Cie (p. 98-102).

UN EMPIRE LATIN ?


18 octobre 1903.

Tandis que s’avançait, la main tendue et le sourire aux lèvres, le souverain d’une nation voisine, il était infaillible qu’on ergotât un peu, chez nous, sur le caractère désintéressé de cette visite royale. Nous sommes plus méfiants que les anciens ; nous craignons les Danaos même quand ils ne sont pas dona ferentes et nous supposons toujours chez qui nous salue l’arrière-pensée d’une duperie quelconque ou d’un emprunt prochain. Parmi nous, d’ailleurs, la légende de la pauvreté italienne s’était implantée avec force. Dans son dernier livre, M. Edmond Théry a montré ce qu’il convenait d’en retenir. Sans dissimuler les fautes commises ni les points sur lesquels l’Italie se trouve encore dans un état d’infériorité certaine par rapport aux autres grandes puissances, il nous a raconté, chiffres en main, l’œuvre admirable entreprise par M. di Rudini avec l’aide de M. Luzatti et continuée par le général Pelloux. Nous voyons là comment on liquide une situation embarrassée et par quels moyens on échappe aux conséquences économiques d’une politique agressive et mégalomane. La leçon pourra nous profiter ; il survient parfois des Crispi qui opèrent au dedans des frontières et il y a tels actes de guerre civile qui équivalent presque à un désastre d’Adoua. Une autre observation très intéressante a été suggérée à M. Théry par le tableau du commerce extérieur italien entre 1837 et 1900. On répète couramment que la rupture des relations commerciales fut plus nuisible à l’Italie qu’à la France ; cela est vrai dans une certaine mesure mais, très habilement, nos voisins surent neutraliser les effets de la lutte ainsi ouverte en s’assurant au loin de nouveaux débouchés. Ces débouchés leur demeurèrent acquis et ce fut l’origine du retour de prospérité que vinrent consolider la réconciliation avec la France et le renoncement aux folies abyssiniennes.

Cette prospérité s’affirme de maintes façons : la consolidation de l’équilibre budgétaire, la disparition de l’agio sur l’or et le cours élevé atteint et conservé par la Rente en sont des symptômes si frappants qu’ils dispensent de tout commentaire. Ainsi donc, l’hôte de la République est le souverain d’une Italie grandissante dont les ressources augmentent chaque jour et dont l’amitié devient chaque jour plus précieuse. Or, dans le monde — chose triste à constater, — les gestes d’un personnage vont trop souvent s’écourtant en proportion de son importance ; ses sourires s’atténuent à mesure qu’il devient « proéminent ». De sorte qu’on note, comme une rareté appréciable, l’amabilité persistante de l’homme qui n’a plus besoin de vous. Il en va de même volontiers entre nations.

Mais, diront quelques lecteurs, l’Italie doit tout à la France ! quoi d’étonnant si Victor-Emmanuel iii nous témoigne une reconnaissance d’autant plus naturelle que l’expression en a été différée plus longtemps ? — Oui, sans doute, l’Italie nous doit beaucoup. Ni le génie surprenant de Cavour, ni l’esprit politique de la maison de Savoie, ni la volonté patriotique des populations, ni l’extraordinaire initiative de Garibaldi n’eussent suffi peut-être à unifier la Péninsule ; l’œuvre, dans tous les cas, eût été lente, coupée de résistances et d’hésitations et, parlant, bien moins solide. Pour cette œuvre, nos soldats ont vaillamment versé leur sang et c’est à juste titre que Mgr le comte de Turin, chaque fois qu’il en trouve l’occasion, le rappelle à ses troupes en des termes qui font honneur à son esprit chevaleresque. Mais n’oublions pas non plus la proclamation par laquelle Napoléon iii, en quittant les Tuileries, déclara solennellement qu’il ferait l’Italie « libre jusqu’à l’Adriatique », n’oublions pas l’étrange façon dont se signèrent les préliminaires de Villafranca et la stupeur désolée qui se répandit à la nouvelle de cette libération incomplète ; n’oublions pas enfin la cession du comté de Nice et de la Savoie — et comprenons, sans pour cela y adhérer, qu’un point de vue différent du nôtre ait pu s’imposer au delà des Alpes et que la reconnaissance à notre égard s’y soit longtemps doublée de quelque rancune.

Les dernières traces de ce malentendu achèvent de s’effacer. L’Europe peut s’en réjouir car il recélait le germe d’un inutile et dangereux conflit. La France et l’Italie doivent s’en réjouir plus encore car elles ont besoin l’une de l’autre. En Europe et dans la Méditerranée, leurs intérêts politiques sont similaires et la géographie a lié étroitement leurs intérêts économiques.

Est-ce à dire qu’il faille poursuivre la réalisation d’une union plus intime et travailler, en attendant les États-Unis d’Europe, à l’établissement d’une Confédération latine ? Telle paraît être l’opinion d’un certain nombre de nos contemporains devant qui ces mots magiques semblent découvrir de radieuses perspectives de calme, de richesse et d’art.

Les États-Unis d’Europe constituent une chimère de si grandes dimensions que leur silhouette ne pourra jamais sortir de la brume des rêves. Dieu en soit loué ! car un pareil état de choses, s’il était réalisable, équivaudrait à la préparation fatale d’une épouvantable guerre, l’univers se trouvant séparé en deux fractions rivales, follement puissantes et vouées à la plus inévitable des luttes pour l’existence et la suprématie. La Triplice latine, elle, ne serait pas une machine de guerre, mais ce serait sûrement une machine à décadence. Les rhéteurs et les artistes auront beau le fleurir d’arguments roses et l’enguirlander de raisonnements harmonieux, ils n’arriveront pas à donner à ce projet un caractère pratique. Ni le génie latin ni le commerce latin ne peuvent aujourd’hui se suffire à eux-mêmes. Ils sont beaucoup trop localisés, le premier dans une sphère intellectuelle et morale attrayante mais étroite, le second sur un morceau de la planète privilégié mais restreint. La civilisation moderne ne s’accommode que des murailles élevées par elle, à son gré et transitoirement ; elle renverse celles qu’on prétend lui opposer au nom des traditions permanentes ou de l’hérédité. Seul peut-être, par son ampleur immense et la diversité des pays qui le composent, le monde anglo-saxon réussirait à vivre quelque temps enfermé dans le culte de la race et dans une formidable union douanière. Ni les Latins ni les Germains ni les Slaves ne seraient en état de suivre cet exemple, même de façon passagère. Si demain le marché britannique était fermé à la France, ce ne sont point l’Italie ou l’Espagne, ni même les colonies espagnoles qui y suppléeraient ; il faudrait encore le secours de l’Europe centrale, de la Russie ou de la Chine. Et l’Italie, si elle était privée de sa clientèle allemande, chercherait en vain des compensations suffisantes dans l’accroissement de ses échanges avec ses deux sœurs.

Le génie latin, à son tour, a besoin de se mêler aux autres formes de la mentalité humaine. Fait d’ordre et de clarté, il coordonne et organise bien mieux qu’il ne crée. D’un bout à l’autre de l’histoire, on constate que tel a été son rôle ; que, replié sur lui-même, il s’est toujours étiolé et que, superposé à d’autres génies, il a pu s’épanouir en de belles floraisons…

Contentons-nous donc de la formule à laquelle nous sommes parvenus. Conçue avec sagesse, poursuivie avec persévérance, la visite de Victor-Emmanuel lui apporte une heureuse consécration. Entre la France et l’Italie existe désormais une amitié raisonnable basée sur des affinités profondes et sur des intérêts certains ; comme toutes les amitiés, celle-ci exercera autour d’elle une action efficace. Mais qui dit amitié ne dit pas mariage. La liberté de deux époux n’est plus absolue ; celle de deux amis demeure entière : l’estime et l’affection réciproque la guident sans l’entamer.