Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXIX

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Plon-Nourrit et Cie (p. 135-138).

LE SENS CRITIQUE


10 mars 1904.

En trois jours de temps, nous avons appris que les séminaristes de Dijon attribuaient à leur évêque la qualité de franc-maçon et que l’empereur de Russie avait écrit au président de la République pour lui demander la démission de M. Delcassé ! Il a fallu que le prélat incriminé se défendît, en présence de son clergé, de la bizarre accusation dont il était l’objet, et un communiqué d’allures officielles a été jugé nécessaire par le gouvernement russe pour couper court à la nouvelle d’une correspondance incorrecte entre les deux chefs d’État. De quel degré d’enfantine crédulité est donc capable cet esprit français si orgueilleux de ses lumières, si confiant en la logique imperturbable de ses tendances et de ses méthodes ? Pas n’est besoin de connaître les vertus privées de Mgr Le Nordez ni de savoir de quel crédit personnel jouit notre ministre des affaires étrangères auprès de Nicolas II pour apprécier l’inanité d’informations tendant à représenter le premier comme inféodé aux pires ennemis de son Église et le second comme occupé à saper l’alliance dont il est le plus fidèle partisan. N’est-ce pas que cela jette un jour un peu singulier sur les facultés critiques de notre race ?

Paraissent pourtant une œuvre d’art ou un monument littéraire de belle envergure, et cette même opinion, capable d’accepter et de savourer les pires invraisemblances politiques, va faire preuve d’un jugement pondéré et rassis, d’une rapidité à saisir les nuances et à dégager les lignes qui n’ont d’équivalent en aucun autre pays. Elle saura découvrir le vrai mérite, même s’il se cache, et l’inscrire à son rang ; elle conservera, jusque dans les emballements momentanés qu’inspire la mode, ce goût et ce sentiment de la mesure qui constituent le charme principal de ses manifestations. Faut-il en conclure que le sens critique n’a pas en politique la même origine et les mêmes caractères qu’en art ou en littérature ? Cependant il est fait pareillement d’expérience, d’équilibre et d’intelligence et, si nous pouvons, nous autres Français, appliquer ces qualités-là à certains objets, d’où vient que nous ne puissions les appliquer à d’autres ? Ce sont bien celles à l’aide desquelles la France a établi solidement sa royauté dans le domaine de la pensée et dans celui de la beauté ; ce sont également celles qui, depuis plus de cent ans, tout au moins, lui ont fait presque constamment défaut sur le terrain constitutionnel et gouvernemental. Aujourd’hui que quelque apaisement commence à se répandre à travers l’histoire encore proche de ce dix-neuvième siècle si plein, pour nous, de surprises et de secousses, nous percevons combien les divers régimes que nous avons successivement renversés surpassaient la moyenne et quels avantages nous aurions retirés d’une plus juste appréciation de leurs mérites. Que d’hommes distingués, éminents même, ont composé les états-majors politiques de la Restauration et de la monarchie de Juillet ! Que de bonne volonté et de généreuse abnégation se manifestèrent parmi les citoyens de la deuxième République ! À certains tournants du second Empire, sinon à tous, que de belles occasions de progrès se sont offertes ! Combien enfin les deux partis qui ont tour à tour exercé le pouvoir entre 1870 et 1895 y ont apporté de qualités sérieuses et d’aspirations respectables ! L’opinion a pourtant méconnu tout cela. Elle a accueilli et propagé tour à tour contre les dirigeants de l’heure présente les légendes les plus absurdes, les accusations les moins défendables, quitte à leur rendre ensuite une justice tardive et stérile. Et ce n’était pas toujours — comme on l’a prétendu — par esprit frondeur, par tendance invétérée à la cabale ; la part de la conviction sincère, dans ces courants hostiles, fut considérable. Ce qui faisait défaut, c’était le sens critique. Il continue de manquer — et les hommes qui, sous nos yeux, se reprochent quotidiennement leurs trahisons réciproques et s’accusent d’être aux gages du pape ou à la solde de l’Angleterre agissent bien en fils de ceux qui, naguère, soupçonnaient Decazes d’avoir soudoyé l’assassin du duc de Berry, ou Polignac de méditer le rétablissement de la dîme et de la corvée.

Ne serait-ce pas, alors, que la stabilité, la permanence des objets sur lesquels s’exerce le sens critique jouent un rôle certain et considérable dans la manière dont il s’exerce ? Nulle solution de continuité n’existe dans l’œuvre intellectuelle et artistique de la France. Sous des formules gouvernementales opposées, sous des régimes administratifs très divers, cette œuvre s’est développée d’un mouvement ininterrompu ; ceux qui en ont été les artisans ont su demeurer fidèles au génie de la race et n’ont transgressé parfois les grands préceptes des ancêtres que pour y revenir bientôt chercher un renouveau d’inspiration et de fraîcheur. Aussi l’opinion n’a-t-elle jamais été privée d’exercer ses facultés d’appréciation et de pouvoir rendre d’équitables jugements. Aussi n’a-t-elle jamais ressenti de ces heurts soudains qui déroutent, de ces revirements fondamentaux qui désorientent ; heurts et revirements dont précisément la politique française a été remplie.

Une étude de l’étranger fournirait au besoin des documents à l’appui de cette thèse. L’Américain, plus intelligent que l’Anglais mais qui ne bénéficie point de la force vétuste de son appareil social et politique, juge des choses avec bien moins d’autorité et de rectitude ; l’Australien, plus imparfaitement encore. L’esprit inquiet et agité du Norvégien le rend inférieur en cela à ses frères Scandinaves. Quant à l’Autriche et à l’Espagne, les vicissitudes qu’y a traversées la respublica ont réduit le sens critique à l’état de fantôme déplorable, alors qu’il demeure solide et bien vivant en Hollande ou même en Grèce parce que la conception nationale y revêt des formes immuables et intangibles. Mille indices attestent de la sorte le lien qui rattache à la vie publique d’un peuple ses facultés critiques ; celles-ci vont se fortifiant par la superposition, l’accumulation, la répétition des mêmes sentiments, des mêmes spectacles, des mêmes impressions ; elles s’effritent au contraire et se désagrègent par l’émoi et l’incertitude que produisent les révolutions aussi bien que par les réfections successives et parfois contradictoires que nécessitent leurs excès. Pour nous dont l’existence collective depuis 1789 a été l’une des plus désordonnées et des moins raisonnables qu’aucun peuple ait jamais vécues, il est compréhensible qu’à travers nos jugements politiques se manifeste une absence de sens critique dont s’affligent parfois nos amis les plus sincères, nos admirateurs les plus enthousiastes. Mais si nous voulons continuer d’en manquer, il n’y a qu’une chose à faire, c’est de méditer sérieusement — et par là de préparer — quelque nouveau cataclysme. On y pense. Des gens qui estimaient, voici deux ans, la République dûment boulonnée sur sa base n’ont plus aujourd’hui la même confiance ; d’autres qui se sentaient irrésistiblement hostiles à toutes les solutions césariennes les envisagent maintenant avec une indulgence renaissante.

Cela encore démontre jusqu’à l’évidence le défaut de sens critique. Eh quoi ! jeter bas la maison parce qu’à l’usage certains inconvénients s’y sont révélés, parce que telles pièces se commandent, qu’ici un corridor est trop étroit ou là, un plafond trop bas ? Il serait si simple d’étudier les améliorations nécessaires en cherchant à les opérer au plus juste prix, — ou même d’ajouter quelque annexe, simple et commode, au bâtiment principal. Et puis encore, êtes-vous certains que ce soit la faute des institutions et non des hommes qui les appliquent ?…

Où en seraient à présent la puissance de l’Angleterre, celles de la Russie ou de la Prusse si de tels instincts avaient prévalu au temps des mauvais souverains et des ministres incapables ?