Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXV

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Plon-Nourrit et Cie (p. 118-121).

LA VISITE


8 janvier 1904.

Vous entendez bien de laquelle il s’agit ; il n’y en a qu’une ; les autres ne comptent point. L’opinion se demande si le président Loubet pendant son séjour à Rome ira au Vatican et dans quelles conditions il pourra y être reçu. À vrai dire, cette démarche présidentielle n’a pas été jusqu’ici l’objet de longues négociations ; dans les conversations privées on y a pu faire, çà et là, quelques discrètes allusions, mais aucune conversation officielle ne s’est engagée. Ni le gouvernement français ni le Saint-Siège n’ont prononcé à cet égard la moindre parole susceptible d’engager l’avenir. L’heure va bientôt sonner, pourtant, où l’on devra « causer ». Pour se marier, dit le proverbe, il faut être deux ; pour échanger une visite — acte plus simple et moins décisif — il faut aussi être deux. Celui qui la rend et celui qui la reçoit doivent se mettre d’accord au préalable. Il y a bien, pour les particuliers, la carte cornée ; mais la diplomatie peut d’autant moins, en l’espèce, recourir à un tel procédé que le pape est toujours chez lui puisqu’il ne sort jamais du Vatican.

Le point de vue français paraît extrêmement simple : la visite de M. Loubet à Pie X ne comporte que des avantages et nul inconvénient ; l’acte est d’élémentaire courtoisie du moment que la République entretient un ambassadeur auprès du Saint-Siège ; il est de bonne politique puisqu’il satisfera les millions de catholiques qui sont en France ; il ne saurait influer en quoi que ce soit sur les affaires intérieures car le président n’a pas le pouvoir, si même il en avait le désir, de prendre en cette circonstance un engagement valable à l’égard de la papauté. Évidemment on mécontentera un peu les fidèles de la petite chapelle desservie par M. l’abbé Charbonnel ; mais ces braves gens auront la ressource de prononcer quelques excommunications majeures et le journal l’Action qui leur sert de Semaine religieuse en fera part au public. Enfin il faudrait bien peu connaître l’Italie moderne et bien mal comprendre le caractère italien pour ne pas deviner la sympathie intéressée avec laquelle nos voisins verront le chef de la République française, hôte de leur souverain, se diriger vers l’auguste palais où réside leur pape… Car, dans tout cœur italien, le pontife a son logement, contigu aux vastes appartements réservés au roi. Ainsi donc tout le monde sera content hormis M. Charbonnel et notre dignité nationale se trouvera sauve en même temps que l’indépendance du gouvernement demeurera intacte. Voilà pour le point de vue français.

Le point de vue pontifical est plus complexe. Jusqu’ici, le Saint-Père a paru éprouver autant de satisfaction à recevoir les souverains hérétiques que de répugnance à accueillir les princes catholiques ; le fait que, parmi les premiers, il s’en est trouvé qui comptent plus de sujets catholiques que les seconds suffit à souligner l’illogisme d’une telle distinction. Au fond, ce n’était point pour empêcher le roi d’Espagne ou le roi de Portugal de paraître au Quirinal que le Vatican s’imposa naguère cette ligne de conduite bizarre et gênante ; c’était pour en interdire l’entrée au seul empereur d’Autriche. La France peut continuer à porter le titre de fille aînée de l’Église, mais le rang de fils aîné est tenu par François-Joseph. Ce Charlemagne attristé est le dernier qui consente encore à incliner, dans les cérémonies, son sceptre devant l’ostensoir et à humilier publiquement sa pourpre au pied des autels. La Papauté feint d’ignorer que les nécessités de la politique aient fait de lui l’allié du roi d’Italie, à condition que lui-même ait l’air d’oublier que Rome soit devenue la capitale de son allié : subtil compromis dont la durée surprendrait si l’histoire ne nous apprenait pas que les compromis les plus subtils ne sont pas les moins durables. Le souci marqué par le Saint-Siège d’éviter que François-Joseph ne franchisse le seuil interdit est fort compréhensible : c’est le corollaire symbolique de la protestation persistante que Léon xiii après Pie ix et Pie x après Léon xiii ont été, pour ainsi dire, tenus de formuler contre la conquête des États pontificaux et la suppression de leur pouvoir temporel. La question est de savoir quelle sorte de précédent créerait la visite de M. Loubet et jusqu’à quel point ce précédent placerait le pape dans l’obligation ultérieure de traiter de la même manière les autres chefs d’États catholiques.

Et d’abord, à quoi s’applique, dans cette formule, le terme catholique ? S’agit-il de la confession à laquelle appartient le chef d’État en personne ou de celle dont se réclament la majorité de ses sujets ou de ses administrés ? La réponse est aisée. Voici le roi de Saxe qui règne, lui catholique, sur un pays presque exclusivement protestant ; il ne saurait être reçu. Or, s’il régnait comme prince protestant sur une Saxe catholique, ce qui aurait très bien pu arriver, les portes lui seraient ouvertes. C’est donc bien la personne souveraine qui est en cause.

Maintenant, sous le rapport de la religion qu’il professe, peut-on assimiler un président de république à un souverain ? Avant son élection, il n’était qu’un simple particulier ; son mandat terminé, il le redeviendra. Le pays ignore ses antécédents familiaux ; sa femme l’accompagne et fait les honneurs de sa maison mais ni ses fils ni ses frères ni aucun des siens ne jouissent du moindre privilège. La notion de la neutralité du pouvoir civil le protège contre les indiscrétions, et cette notion se répand de plus en plus. Sous le maréchal de Mac-Mahon, l’opinion ne s’inquiétait guère de savoir quels offices avaient été célébrés dans la chapelle de l’Élysée ; aujourd’hui, elle ne s’informe même plus si M. Loubet va à la messe. Un temps viendra où catholiques et protestants pourront indifféremment occuper la présidence des États-Unis, du Chili, de la République Argentine, de la Confédération helvétique. Le jour où le chef catholique d’une de ces démocraties voudrait, se trouvant à Rome, y saluer le pape, celui-ci serait donc forcé de lui refuser l’audience qu’il aurait accordée à son prédécesseur protestant ?… Cela n’a point de sens.

Enfin — dernière considération — ce n’est pas la réception du président Loubet qui créerait un précédent au détriment du Saint-Siège, ce serait plutôt sa non-réception. Si la visite n’a pas lieu, le pape protestera-t-il ? publiera-t-il une Encyclique indignée ? fulminera-t-il une excommunication ? Non, assurément, car en ce faisant, il nuirait aux intérêts sacrés dont il a la garde. Pie x s’enfermera dans le silence et affectera d’« ignorer » la présence à Rome du chef de l’État français ; cet incident n’influera pas sur son attitude à l’égard de la France ; d’un commun accord on évitera d’en parler et le nonce s’absentera quelques jours de Paris pour n’en rien savoir.

Voilà qui sera de nature à lever les scrupules des autres chefs d’États catholiques, tentés de visiter à leur tour Victor-Emmanuel. Ils sauront qu’ils peuvent le faire sans s’exposer au plus léger dommage. Pour avoir voulu assimiler M. Loubet à un souverain héréditaire et lui avoir appliqué une règle d’un caractère nettement dynastique, on aura facilité à toutes les cours l’accès du Quirinal… Est-ce bien là ce que l’on cherche ?

La conclusion de tout ceci, c’est que la fameuse visite doit s’accomplir ; tout le monde y a intérêt et personne ne se trouverait bien qu’elle n’eût pas lieu. Il s’agit de la rendre possible en faisant de part et d’autre les concessions nécessaires.