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Plon-Nourrit et Cie (p. -304).
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Je ne voudrais pas que l’on se méprit sur la pensée qui me guide en assemblant aujourd’hui en volume ces chroniques parues dans le Figaro entre 1902 et 1906. C’est intentionnellement que j’ai laissé quelques années passer sur elles. Elles s’inspiraient beaucoup moins du souci de satisfaire le goût d’actualité du lecteur que de la volonté de développer et de défendre certaines idées. Or, si les événements dont elles font mention sont désormais entrés dans l’histoire, la plupart des problèmes qui y sont traités demeurent sans solution. Ni la question intérieure russe, ni la question extérieure allemande ne se sont sérieusement modifiées. Quoi qu’on en puisse penser d’après de trompeuses apparences, rien n’est changé dans cette équation qui comprend l’Angleterre et les États-Unis et dont la destinée de l’empire britannique forme l’inconnue. Les branchages auxquels se raccroche l’Autriche ne sont point de taille à la soutenir. La guerre ne paraît pas près de disparaître ; la religion non plus. Et si le fameux « péril jaune » ne s’est ni fortifié ni précisé, on voit, en face d’une sorte de crépuscule germanique, l’aube slave s’éclairer tandis que renaît au loin le monde espagnol. Quant aux termes du dilemme français, aucune évolution matérielle ou morale ne nous a permis d’y échapper ; le continentalisme et le colonialisme semblent s’opposer et ne pouvoir nouer chez nous que des accords transitoires et boiteux. La simultanéité de toutes ces grandes houles mondiales emplit l’époque présente d’intérêt et de puissance. Les forces qui circulent à travers la civilisation sont énormes et multiples. On trouvera que j’ai tenté d’en analyser quelques aspects en m’efforçant de me placer à un point de vue qui ne fût ni trop exclusivement national, ni trop dangereusement universel. C’est pourquoi, ayant conscience que « c’est icy un livre de bonne foi », je souhaiterais seulement qu’on veuille bien le traiter comme tel.

P. C.

LE DILEMME


14 juillet 1902.

Comme Janus, la France a deux visages.

L’un regarde la grande muraille continentale, l’autre est tourné vers les lointaines entreprises.

Parmi ses voisines ou ses rivales, aucune n’avait été placée par la nature face à face avec ce double et contradictoire horizon. Il a fallu les vicissitudes de l’histoire, les migrations des peuples, les ambitions dynastiques, les chocs en retour de la politique pour que l’Angleterre ou l’Espagne fussent mêlées aux affaires de l’Europe centrale. En se créant des empires, l’une au nord, l’autre au sud de la vaste Amérique, elles répondaient au vœu de la géographie mieux qu’en envoyant leurs soldats se battre pour la défense du Hanovre ou la conquête des Flandres. Par contre, s’il existe au loin des essaimages allemands et slaves, ils sont le fait d’une population trop dense ou d’une nationalité opprimée : vaincus fuyant la persécution du vainqueur, travailleurs cherchant des salaires moins médiocres, ces émigrants ont franchi les mers à contre-cœur ; ce n’était pas l’esprit d’aventure qui les guidait.

L’Allemagne peut se développer, la Bulgarie s’achever, la Roumanie se fortifier, la Pologne même pourrait renaître sans le secours de cet esprit-là. Qu’il vienne au contraire à s’évanouir sur les côtes de France et l’anémie nous envahira. À vrai dire, le cas ne s’est jamais présenté ; aux heures, trop fréquentes dans notre histoire, où les gouvernants s’appliquaient à décourager, en l’inutilisant, le génie de nos aventuriers, il en restait quelques-uns qui couraient le monde pour l’amour de l’art et préparaient de la grandeur à venir. Seulement, cette tâche sublime a désormais changé de nature : elle est moins attrayante parce qu’elle veut plus de patience que d’héroïsme, plus de froid calcul et de volonté tenace que de jeune enthousiasme et d’impétueux élans. La République doit donc considérer l’opportunité de venir en aide à l’esprit d’aventure, sous peine de le voir décroître. Une telle décroissance équivaudrait à une grave maladie de cet organisme français merveilleusement uni dans sa complication, — car avez-vous jamais réfléchi combien un Normand et un Savoyard, un Basque et un Franc-Comtois devraient être plus éloignés les uns des autres que ne le sont un Prussien d’un Bavarois, ou un Vénitien d’un Toscan ?

Mais si la France est taillée en proue de navire, elle est aussi rivée au port. Le regard de Janus peut-il s’animer efficacement à gauche sans s’assoupir dangereusement à droite ?

Depuis trente ans la question a été réservée et le grand mérite de notre politique extérieure, pendant cette période, aura été précisément de profiter des circonstances exceptionnellement favorables qui permettaient de réserver une si redoutable question. L’Europe, fatiguée des dernières secousses, se tassait ; parfois, Bismarck approchait d’une poudrière le feu de son cigare, et celui qui fanfaronnait ainsi n’était pas le moins anxieux d’éviter une guerre d’où son pays n’avait plus rien de bon à tirer. Puis, lentement, le travail silencieux des grandes évolutions a repris : un quart de siècle a passé et nos millénaristes, que l’expérience décidément maintient incorrigibles, ne se sont point encore aperçus combien le monde actuel ressemblait peu à celui qu’ils attendaient. Des démocraties casquées, au cœur dur, animées d’un nationalisme intense, se disputent la terre avec une âpreté farouche ; partout avivée, la flamme religieuse donne à leurs ambitieux calculs un caractère sacré ; les trônes consolidés, parce qu’au lieu d’un fragile soubassement aristocratique ils reposent d’aplomb sur les passions populaires, apportent à cet état de choses imprévu le prestige des vieux passés vénérables… Mais les rêveurs ne voient rien ; chantant des hymnes à la Paix et à la Justice, leur phalange effeuille des roses sur les flancs d’un volcan qui frissonne déjà dans l’aube menaçante.

L’Europe centrale prête pour une tragédie suprême, le grand duel des Teutons et des Slaves devenant chaque jour plus inévitable, les États-Unis poussés à la présidence effective de cet empire britannique dont l’Angleterre semble condamnée à n’exercer plus tard que la présidence honoraire, une Chine à dépecer, une Afrique à mettre en valeur, des chemins de fer qui vont courir de Paris à Pékin, de Vienne à Bombay, du Cap au Caire, et demain de Saïgon à Vladivostock et de Dakar à Zanzibar, — tels sont les faits de premier plan devant lesquels s’effacent momentanément les problèmes, hier si troublants, de l’organisation du travail et des rapports sociaux.

Que fera notre France ? Elle n’a pas perdu son temps : elle possède une armée puissante, une flotte de valeur, un empire colonial objet de bien des convoitises secrètes. Mais, simplistes et mal informés, ses fils comprennent mieux la politique tintamarresque de Napoléon que le sagace opportunisme d’Henri IV ; Louis XIV leur dissimule Colbert ; ils répètent l’humiliante sottise de Voltaire dédaigneux des arpents de neige canadiens et feraient assez bon marché des arpents de sable que leur conquirent un Brazza, un Courbet, un Jules Ferry. Beaucoup d’entre eux se sont informés de la Martinique au lendemain du désastre et ignorent encore le pont du fleuve Rouge ou l’exposition d’Hanoï.

Ne leur parlez pas, à ceux-la, de laisser les affaires du continent se débrouiller sans eux ; ils s’indigneraient. Ne leur conseillez point de tenir l’armée sur la défensive et d’organiser, à l’abri de cette défense, une marine d’offensive ; ils ne comprendraient point. Pour eux, la mission de la France, c’est d’intervenir chaque fois que cela se peut et de protester le reste du temps. Qu’on égratigne un Tchèque, un Polonais ou un Bulgare sans que la France, à défaut d’intervention, proteste, et sa déchéance sera consommée. C’est très beau, très noble, mais j’ai peur aussi que ce ne soit un peu sot, ce rôle de gendarme de la morale quand on n’est pas certain d’être le plus fort. Un tel rôle, dans tous les cas, n’est plus compatible avec les soucis et les devoirs de l’expansion lointaine.

Les colonies sont comme les enfants : il est relativement aisé de les mettre au monde ; le difficile est de les bien élever. Elles ne grandissent point toutes seules, elles ont besoin d’être soignées, dorlotées, choyées par la mère patrie ; il faut qu’un regard attentif les couve, devine leurs besoins, prévoie leurs déboires, calme leurs chagrins. Reste à savoir si une telle besogne va de pair avec les alliances luxueuses, les revanches exclusives, les points d’honneur trop subtils !

Notre politique extérieure subit le contre-coup du changement qui s’opère dans la politique mondiale : hier elle pouvait se contenter de monter la garde ; la voici condamnée à l’action.

Mer ou continent : le vieux dilemme est revenu se poser devant nous comme au temps où Louis XV se vantait de faire la guerre « en roi et non en marchand ».

Et tout ce que je souhaiterais pour le moment, ce serait de noter sur le double visage de Janus le pli de la réflexion indiquant qu’il voit le dilemme, qu’il en saisit l’importance et qu’il y songe…



LA POLITIQUE EXTÉRIEURE
DES ÉTATS-UNIS


25 juillet 1902.

Les Européens se demandent volontiers — et non sans quelque maussaderie — si les États-Unis n’auraient pas pu se passer d’une politique extérieure.

Dès qu’une nation est parvenue à se cristalliser en un grand État, une ambition s’empare d’elle dont le principe est noble, quand bien même la poursuite en devient souvent féconde en erreurs et en injustices, — celle de rayonner au loin et d’agir sur les autres races, de les dominer si possible, de les gagner du moins à ses vues et de leur faire partager ses aspirations. Telle est la genèse de toute politique extérieure. L’intérêt a provoqué des guerres, certes, et en provoquera encore, mais il n’a jamais suffi à établir le canevas d’une politique extérieure et quel est, dans l’histoire, le peuple qui se soit contenté de gagner de l’argent et n’ait point sacrifié à de plus hautes préoccupations ? En existe-t-il de nos jours ? En tout cas, ce n’est pas le peuple américain. Nous nous sommes grossièrement trompés à son égard, nous autres Français. Un siècle durant, nous avons ignoré ses jeunes universités et dédaigné ses exploits militaires. Nous, son précepteur désigné, nous avons renoncé par insouciance à remplir une tâche fructueuse et l’avons abandonnée à d’autres. Bien plus, pour satisfaire un caprice dynastique sans base et sans avenir, nous avons risqué de perdre le bénéfice des services rendus jadis par un La Fayette et un Rochambeau et du sang versé par leurs soldats. L’expédition du Mexique allait directement à l’encontre de la politique extérieure des États-Unis.

Car dès cette époque — et bien avant — les États-Unis eurent une politique extérieure ; c’est pourquoi il est parfaitement oiseux de se demander aujourd’hui s’ils auraient pu s’en passer ; le fait est qu’ils ne s’en sont point passés.

Cette politique fut d’abord coloniale, puis continentale, enfin universelle.

Il faut un effort de réflexion pour se représenter les treize États confédérés au lendemain de leur émancipation. Occupant une bande de terre en façade sur l’océan Atlantique, ignorant non seulement les ressources, mais même la géographie de l’immense continent auquel ils s’adossaient, les Américains d’alors étaient en quelque sorte un fragment d’Europe en exil. Ils l’avaient fuie, et pourtant ils vivaient d’elle, moralement surtout ; la Révolution française affaiblit le lien ; ils n’approuvèrent ni ses excès ni les luttes acharnées que les rois soutinrent contre elle ; ils détachèrent peu à peu leurs regards de l’Océan et, se tournant vers l’intérieur, commencèrent à coloniser. Quel autre nom donner en effet à ces campements hardis, embryons de cités futures, à ces défrichements opiniâtres conduits sous la menace du tomahawk indien à travers les profondeurs incertaines du nouveau monde ? C’étaient bien là des colonies. L’accession à l’Union de la première communauté terrienne, du premier État sans rivages, marque une date importante dans les annales transatlantiques. Bientôt la colonisation s’accentua, poussant vers ce Nord-Ouest par où l’on croyait que le Mississipi communiquait avec l’océan Pacifique. Elle prit même le continent à revers et les premiers Américains qui réussirent à franchir les montagnes Rocheuses et la sierra Nevada trouvèrent en Californie des compatriotes arrivés par mer et cultivant déjà ce sol fécond.

Devant l’infiltration lente de l’élément américain, les restes de la domination européenne s’évanouirent. Napoléon avait vendu la Louisiane ; l’Espagne céda la Floride ; le Texas s’annexa de lui-même, après un vain essai d’indépendance. L’œuvre se compléta par la force. Les États-Unis abattirent le Mexique ; leurs armées s’emparèrent de Monterey et de Vera-Cruz et campèrent dans Mexico ; la guerre dura deux ans, coûta 25 000 hommes et 800 millions de francs, mais elle se termina par le traité de Guadalupe-Hidalgo (1848) ; la sage république de Washington était devenue, en cinquante ans, l’une des trois plus grandes puissances territoriales de l’univers. Qu’allait-elle poursuivre maintenant ?

Dès 1822 elle avait esquissé les lignes principales de son action future. Sur la proposition du chef de l’État et malgré les protestations indignées de l’ambassadeur d’Espagne, le Congrès, cette année-là, avait solennellement reconnu, avant même qu’elle existât en fait, la souveraineté des communautés espagnoles de l’Amérique du Sud révoltées contre la mère patrie, et cette reconnaissance avait revêtu le caractère d’une manifestation nettement antieuropéenne. L’année d’après, le président Monroe, commentant l’événement, avait formulé la thèse fameuse qui porte son nom et qui resta si longtemps la charte fondamentale de la politique américaine. On a beaucoup épilogué sur ce document ; il faut épiloguer en effet pour y trouver quelque obscurité : il affirme, avec une netteté soulignée par l’acte auquel il servait de corollaire, la volonté, sinon le droit, pour les États-Unis de s’ériger en protecteurs de tous les États américains et d’intervenir à toute occasion entre eux et l’Europe. La guerre de Sécession et la longue crise qui la précéda empêchèrent seules cette politique de s’affirmer dans la pratique et de se traduire par des faits. Encore, à peine la paix rétablie, vit-on le cabinet de Washington exiger l’évacuation du Mexique par les troupes françaises, avec une énergie où il entrait plus de souci de préserver la république et l’indépendance mexicaines que de rancune contre Napoléon iii pour son offre maladroite de médiation entre le Nord et le Sud. Ce pressant péril écarté, il fallut réparer les maux causés par la guerre civile ; de grands travaux publics étaient nécessaires. La pose du câble transatlantique, la construction du chemin de fer de New-York à San-Francisco, l’exposition de Philadelphie, la revision du tarif douanier occupèrent l’attention du peuple américain jusqu’à ce que James Blaine fût venu lui rappeler sa mission continentale. Celui qu’en 1889 on appelait parfois le Bismarck transatlantique avait, à cet égard, des projets grandioses ; on les lui a déniés, mais un souvenir personnel me défend d’en douter. Sa mort prématurée et ses moyens d’action un peu incomplets empêchèrent Blaine de donner toute sa mesure. Après lui, l’idée subsista.

Aujourd’hui elle flageole. Les États-Unis ont soutenu mollement le récent congrès panaméricain et ils ne semblent guère se préoccuper du rapprochement si plein de conséquences qui s’opère entre l’Espagne et ses anciennes colonies émancipées. Peut-être que le rachat prochain du canal de Panama et les difficultés auxquelles donnera lieu la concession à une compagnie américaine d’un vaste territoire du Haut-Amazone (concession que le Brésil reproche amèrement à la Bolivie), peut-être bien que ces événements aboutiront à une restauration du monroïsme ; mais, présentement, le monroïsme a pâli.

C’est que, devant l’oncle Sam, un rôle nouveau se dessine vers lequel il tend inconsciemment, poussé par les circonstances plus encore que par l’ambition. Être le gendarme du nouveau monde, c’est prestigieux et plein d’avantages ; mais devenir la clef de voûte du gigantesque édifice anglo-saxon, cela serait plus glorieux et plus fécond encore.

Voici bien longtemps qu’à travers de traditionnelles aigreurs de forme, un observateur attentif aurait pu démêler les sympathies croissantes qui vont s’amassant entre Anglais et Américains ; des divergences d’intérêts en retardent l’éclosion ; vous les verrez éclore quand même. Et puis ce n’est pas avec l’Angleterre que s’opère le principal échange. L’Angleterre est la vieille mère dont l’arrogance jadis sema la brouille dans la famille ; il y a de jeunes frères et sœurs nés depuis que la querelle a pris fin. Avec ceux-là on s’entend à merveille et ils sont pleins d’une respectueuse admiration pour leur aîné. Washington, sans doute, prévoyait cette évolution fatale lorsque, dans son immortel Testament, il mettait ses compatriotes en garde contre l’exaltation de leurs propres sentiments. « Une nation, leur disait-il, qui se laisse aller à l’amour ou à la haine envers une autre nation devient en quelque sorte l’esclave de sa passion. » À qui aurait-il songé en écrivant cela, sinon à cette mère patrie qu’il aimait toujours et dont il redoutait à la fois le prestige et l’hostilité ?

L’Angleterre d’alors est devenue l’empire britannique, et l’empire britannique à son tour est en train de devenir la Confédération anglo-saxonne. Dans cette seconde transformation, les États-Unis se trouvent englobés bien plus profondément qu’on ne le croit. Quels liens, entre peuples, qu’un même langage et une même âme, qu’une façon uniforme de comprendre la vie, qu’une conception identique de la morale et du devoir social ! Contre la force qui jaillit d’un tel bloc le porc salé ou le coton ne sauraient avoir le dernier ; leurs prétentions, du reste, varient, et l’entente commerciale, difficile aujourd’hui, sera peut-être aisée demain. Dans tous les cas, le destin, peu à peu, pousse les États-Unis au premier rang du groupe géant ; ils ne sont plus libres. Quelques années encore et cette situation apparaîtra en pleine lumière. Qu’on attaque alors l’Australie, que l’Afrique du Sud soit menacée, que des malheurs fondent sur la Grande-Bretagne, et vous constaterez que, selon la formule imagée qui se répète dans les banquets, « le sang est plus épais que l’eau, » et que le drapeau étoilé est devenu, par excellence, le drapeau des Anglo-Saxons.

Et à Washington, soyez-en sûr, pour la défense de ce drapeau-là, on aura dans l’avenir le canon facile.



L’ESPAGNE ET SES FILLES


1er septembre 1902.

Mirabeau plaisantait déjà ceux qui, de son temps, annonçaient périodiquement l’irrémédiable décadence et la chute prochaine de l’Angleterre. Ce genre de prédictions est toujours en vogue : nombreuses sont les chutes et décadences promises à la curiosité contemporaine. Il y a d’abord cette même Angleterre qui met vraiment bien du temps à tomber ; mais cela ne décourage pas les prophètes. Il y a aussi l’Italie qui, dès qu’elle se fut unifiée, se vit condamnée à la ruine, au morcellement et à toutes sortes d’autres calamités ; ce qui ne l’empêche pas de se porter assez bien. Il y a surtout l’Espagne vouée, depuis l’avènement d’Alphonse XII, à une sanglante et inévitable révolution.

Alphonse XII a régné ; il est mort. Sa veuve est devenue régente ; la régence a duré, elle a pris fin. Alphonse XIII règne. Trente ans bientôt — près d’un tiers de siècle — ont passé sur cette monarchie qui n’avait à vivre que l’espace d’un matin, et rien n’annonce encore la catastrophe. Inutile de rappeler, n’est-ce pas, tout ce qui s’est produit dans l’intervalle ? Le régime qui a survécu à la perte de Cuba et des Philippines n’est tout de même pas un château de cartes.

Mais le fût-il et dût-il s’écrouler demain… Après ?… Est-ce que le roi du Portugal et le sultan du Maroc se partageraient avec la République française le sol de la Péninsule ?… L’indépendance espagnole est à l’abri de par la géographie et c’est l’histoire qui s’est chargée d’assurer la sécurité de la civilisation espagnole en en répartissant le trésor entre l’Espagne et ses filles.

Elles sont vingt-deux, parmi lesquelles trois ont épousé des étrangers et deux sont à marier. Considérons, si vous le voulez, Cuba, Porto-Rico, les Philippines, les Mariannes et les Carolines comme définitivement soustraites à l’influence du génie castillan — et voilà qui est bien vite dit ! — il reste encore dix-sept sœurs qui paraissent, celles-là, endurcies dans le célibat et en état de tenir tête aux prétendants ; elles forment un groupe compact dont la superficie dépasse celle de l’Europe entière et dont le chiffre de population atteint celui de l’Autriche-Hongrie, mais avec une densité moyenne de trois à quatre habitants par kilomètre carré, en regard des quarante habitants qui forment la moyenne du vieux monde. Toutes les richesses du globe, on peut le dire, s’y trouvent accumulées : métaux, pierres précieuses, épices, graines, essences rares, matières premières des industries de luxe. L’élevage et la culture, les exploitations minière et forestière n’y donnent pas encore le sixième du rendement exigible. Un climat sain et varié, des côtes hospitalières, une orographie et une hydrographie de premier ordre complètent l’heureuse physionomie de ces régions privilégiées. Comparez la parcimonie dont la nature a usé envers l’Asie et l’Afrique avec la générosité dont elle a fait preuve à l’égard de l’Amérique du Sud, et vous serez tenté de placer là l’Eden perdu par la faute de nos premiers parents.

L’œuvre des hommes pourtant y fut bestiale et sanguinaire. L’indéniable grandeur des vice-royautés qui y succédèrent à des empires inconnus ne put effacer les horreurs de la conquête ni compenser la pesanteur d’un joug qui semblait avoir été inutilement cruel. Qu’avait gagné l’Espagne à tant de sang répandu ? Sa coûteuse domination n’avait pas même su tirer de ce sol vierge toutes les fortunes dont il était capable. La haine de son nom, une haine aussi durable que justifiée, voilà tout ce que lui rapportait, en fin de compte, sa sanglante moisson. Ainsi raisonnait-on vers 1850, et il faut reconnaître que la sévérité du jugement s’expliquait et que, dans son désastre immense, l’Espagne d’alors ne pouvait avoir d’amis.

Aujourd’hui, le kaléidoscope géant qu’est notre univers nous présente une vue différente des mêmes événements et, sans qu’il convienne d’absoudre pour cela le passé, nous constatons que l’œuvre fut moins superficielle et moins néfaste qu’on ne l’avait cru. L’hispanisation de l’Amérique du Sud apparaît si profonde et si totale que l’on demeure interdit devant la puissance de cette civilisation dont le prestige n’a pas été éclipsé par celui de la liberté, et dont aucun crime n’a réussi à ternir le somptueux rayonnement.

Ce n’est pas d’hier sans doute que date le rapprochement, mais il ne s’est accentué que depuis la guerre de Cuba. En vain l’illustre Castelar s’en était-il fait le précurseur. Plus encore que les rancunes transatlantiques, l’attitude boudeuse et hautaine de la mère patrie barrait la route aux sympathies renaissantes. Elle n’avait consenti qu’à partir de 1836 à reconnaître le fait accompli et, en 1866, elle guerroyait de nouveau contre le Chili et le Pérou. Mais l’obstacle principal provenait de sa présence à Cuba. Il y avait là pour les jeunes républiques comme un vivant rappel des misères jadis endurées et des outrages subis ; l’île infortunée évoquait sans cesse devant ses sœurs émancipées le souvenir de leurs propres malheurs. Si Cuba n’avait dû sa liberté qu’à l’une d’elles ou si elle était parvenue à s’affranchir toute seule, les rancunes ne se fussent point évanouies si vite ; mais le secours étranger eut pour effet de les disperser comme la brise du large chasse les nuées. Les défaites infligées par l’Anglo-Saxon aux vieilles couleurs d’Espagne retentirent d’un bout à l’autre de l’Amérique espagnole et y réveillèrent la fibre engourdie du sentiment héréditaire. Définitivement chassée de ses antiques possessions, affaiblie et appauvrie, l’Espagne eut la gloire de rentrer dans le cœur de ses filles.

Certes, aucune d’elles ne songe à aliéner la plus petite parcelle d’une indépendance laborieusement conquise et jalousement défendue. Les nationalités écloses à la voix d’un Bolivar continueront de se développer sans entraves. Mais au-dessus des nationalités, la race a retrouvé son unité et l’a proclamée. Les drapeaux ont échangé leurs saluts ; les escadres, leurs visites. Les soldats ont fraternisé et des hymnes nationaux on a fait disparaître les strophes ardentes qui soufflaient la haine. Toute l’Amérique espagnole a participé par ses représentants aux fêtes de la majorité d’Alphonse xiii et précédemment ses délégués, assemblés à Madrid, avaient arrêté le programme des échanges et des collaborations pacifiques de l’avenir.

C’est un fait immense que le rapprochement de soixante-trois millions d’hommes qui parlent la même langue, professent la même religion, se réclament des mêmes légendes et vivent du même esprit. De nos jours, de pareils rapprochements ont déjà exercé leur action sur la marche des choses et les conséquences en ont surpris l’univers. Jamais pourtant ils ne s’étaient opérés sous des auspices aussi favorables. Dans l’empire britannique, si robuste d’aspect, les Français d’Amérique et les Hollandais d’Afrique forment des éléments distincts dont le concours est loyal mais dont la personnalité subsiste entière. Aucune fusion n’est réalisable de ce côté : le Cap et le Canada demeureront, quoi qu’il arrive, des États mixtes. L’Inde est un facteur plus hétérogène encore et, quand bien même les Hindous ne jouent dans la direction de l’empire qu’un rôle en quelque sorte négatif, ses progrès dépendent pour une large part de leur sagesse et de leur fidélité. La diversité des confessions religieuses est extrême ; celle des formes politiques, à y regarder de près, n’est pas moins grande.

En face du monde anglo-saxon qui paraît puiser dans sa variété même une élasticité singulière, le monde espagnol se dessine en parfait contraste. Une heureuse proportion s’y révèle dans la répartition des forces ; l’équilibre n’en est menacé ni par la mère patrie ni par aucune de ses filles. Le cachet national s’y répand sur toutes choses : Madrid, Mexico, Santiago, Buenos-Ayres, Lima sont les métropoles d’un commun hispanisme. Tout y est en retard, mais tout y progresse d’une manière uniforme. Commerce, croyances, éducation, gouvernement, littérature, sciences, — l’ensemble de la vie publique et privée donne l’impression d’un travail faible mais harmonieux, d’un développement lent mais simultané.

Par contre, les contacts de frontières sont innombrables et les disputes intestines toujours à craindre. Et enfin deux périls extérieurs chargent l’horizon. Il y a, d’une part, l’ombre portée des États-Unis dont un réveil du monroïsme peut ranimer les redoutables appétits ; de l’autre, l’inquiétant Brésil introduit comme un coin géant au sein de l’Amérique espagnole, proie tentante pour la colonisation européenne. Dans tous les cas, le génie espagnol a de l’espace devant lui ; il pourra se manifester librement, et voilà sans doute de quoi réjouir la fierté juvénile du prince vers qui s’élèvent tant de sympathies et de vœux. Si le roi d’Espagne a moins de sujets que ses ancêtres, il a beaucoup plus de compatriotes et la destinée l’a fait le plus haut représentant d’une des plus grandes races du monde civilisé, la seconde par le nombre, presque la première par l’illustration.

Nous sentons bien que le génie de cette race n’a point dit son dernier mot. Mais il cherche sa formule nouvelle et il semble dérouté par les préoccupations matérielles et les tendances précises de l’âme moderne, comme si, dans ce chaos fécond, il n’avait pu trouver encore une idée digne de lui.



LES ÉTAPES D’UNE ILLUSION


23 septembre 1902.

Quand les Anglais célébrèrent, en 1887, le cinquantième anniversaire de l’avènement de la reine Victoria, la presse française les félicita avec aménité et leur donna à entendre qu’ils étaient parvenus à l’apogée de leur puissance. Le plus haut sommet se trouvait atteint ; au delà, il faudrait descendre et, d’abord, voir les colonies fausser compagnie une à une à la métropole ; elles devaient s’en détacher, « comme un fruit mûr se détache de l’arbre ». C’était l’image consacrée. On lui trouvait à la fois une saveur poétique et une précision scientifique. En ce temps-là, les Anglais eux-mêmes étaient convaincus de sa justesse et attendaient paisiblement que les fruits fussent mûrs. Cependant, la reine vivait toujours, et dix ans plus tard le monde étonné assista à un second jubilé. « Pour le coup, s’écrièrent nos journaux, c’est bien le dernier sommet, le dernier des derniers ; et vous en avez une chance, que les fruits aient tenu jusque-là ! Maintenant, attention ! ils vont dégringoler. » L’automne vient… et puis l’hiver.

Le premier jubilé avait été royal ; le second fut colonial. En 1887, les souverains et les princes héritiers d’Europe étaient accourus en grand nombre autour de leur doyenne, empressés à célébrer, avec elle, au soir d’un règne long et prospère, les bienfaits de la stabilité monarchique. En 1897, ils n’occupaient plus le centre du tableau ; à leur place se dressait l’Empire, représenté par des détachements de troupes exotiques. Le prestige des rajahs indiens, chamarrés d’or, s’effaçait devant celui des soldats australiens en simple uniforme de drap gris. Et soudain, à ce spectacle, le « sentiment impérial » s’empara de la multitude, — ce sentiment qu’une poignée d’hommes enthousiastes cherchait en vain à lui insuffler depuis des années et qui heurtait trop violemment le préjugé des « fruits mûrs » pour en avoir raison.

C’est un de mes souvenirs les plus instructifs que d’avoir suivi de près, à ses débuts, voici plus de quinze ans, l’ « Impérial Fédération League ». Lord Rosebery la présidait avec un sourire sceptique et une désinvolture railleuse ; l’opinion s’en gaussait. Un bref entrefilet, dans un angle de journal, suffisait à rendre compte des réunions. La ligue, cependant, se prodiguait en brochures, en statistiques, en petits feuillets de propagande ; je m’étais abonné à ses publications et les lisais soigneusement, stupéfait, je l’avoue, de voir, au rebours de ce qui se passe ailleurs, une grande nation obstinée à prendre une réalité pour une ombre.

La leçon de choses de 1897 porta ses fruits. L’Angleterre ayant enfin entrevu son empire s’en éprit. Cinq ans plus tard, quand le roi Édouard vii fut couronné, les fêtes revêtirent un caractère nettement impérial, malgré que, dans l’intervalle, une terrible crise fût survenue à laquelle l’unité de bien des États centralisés n’eût peut-être pas aussi bien résisté.

Que dit l’opinion, chez nous ? Elle continue de se mettre, sauf votre respect, le doigt dans l’œil. Ce jeu ne la lasse point. Tout le long de la guerre sud-africaine, elle a prédit la victoire finale des Boers et la désagrégation infaillible de l’empire. En même temps elle annonçait la faillite financière de l’Angleterre, ce qui était tout de même un peu risible quand on se rappelle le coût en argent et en hommes d’une entreprise fantaisiste comme la guerre de Crimée, laquelle finalement ne ruina personne. Il y a quelques années, la même opinion, toujours judicieuse quand il s’agit des choses britanniques, s’esclaffait à l’idée d’une Australie unifiée. Sir Henry Parkes n’était qu’un rêveur, et jamais… vous entendez bien, jamais, la Fédération ne se réaliserait. Par contre, l’Hindou attend, sans faute, le « Tsar blanc ». Oh ! il n’est pas pressé, parce que l’Angleterre a tout de même un peu amélioré sa situation, mais elle n’a pas conquis son cœur. Son cœur est tout entier au Tsar blanc ; on ne sait pas pourquoi, par exemple, et les Russes ne sont pas les derniers à rire de ce cliché qui a alimenté tant de chroniques occidentales. S’il leur fallait, un jour, conquérir l’Inde, ils compteraient sur les lances de leurs cosaques et non point sur les tendresses populaires. En quoi ils auraient raison.

Aujourd’hui une évolution rationnelle et inévitable est en train de s’accomplir sous nos yeux avec la lenteur inhérente à ce genre de phénomènes ; le rapprochement des diverses branches de la grande famille anglo-saxonne est un fait certain ; depuis longtemps, ceux qui connaissent les Américains autrement que pour avoir fait un tour de quelques semaines chez eux sans savoir leur histoire ni parler leur langue ont perçu les symptômes de ce rapprochement auquel les jeunes communautés australiennes prêtent une main propice. Mais notre presse ne veut rien entendre. Elle tire de menus faits qui surviennent des arguments en faveur de sa thèse favorite : l’antagonisme irréductible de l’Anglais et de l’Américain. Ils se détestent ! ils se jalousent. Cela a toujours été et cela sera toujours. Elle considère que c’est une affaire entendue.

Les « fruits mûrs », le « Tsar blanc », l’inimitié anglo-américaine ne sont que les formes diverses d’une même illusion, terriblement tenace puisque les démentis successifs des événements n’en viennent pas à bout. La France ne comprend point d’où vient la force anglo-saxonne et, en ignorant la source, elle est incapable d’en calculer les effets. Ce terme d’Anglo-Saxon a le don d’agacer certaines personnes, et de fait il est absurde. La Saxe ne vient là, au nom d’une ethnologie douteuse, que pour dérouter le bon sens. Mais si le nom est mal choisi, la chose veut être nommée, car elle existe. Un Anglais qui faisait de l’esprit à bon marché demandait récemment qu’on lui montrât un Anglo-Saxon, parce qu’il ignorait « comment c’était fait ». Il paraît que sir Wilfrid Laurier le sait, lui, car son français impeccable n’a pas reculé devant l’emploi fréquent de cette locution. Et je me demande comment traduire l’apostrophe significative qu’un ministre australien lançait naguère à une assemblée yankee, laquelle le couvrait d’applaudissements. « Vous et nous, disait-il, prendrons soin de faire de l’océan Pacifique a British lake » ; traduisez, si vous voulez : un lac britannique ; j’aime encore mieux « anglo-saxon » parce que le mot britannique, chez nous, s’applique à la nation plus souvent qu’à la race ; mais, encore une fois, qu’importerait le terme si l’on était d’accord sur sa signification ?

Et précisément on ne l’est pas. Les Français qui n’ont pas su voir que l’Angleterre, depuis cinquante ans, se fortifiait chaque jour, puis qu’un empire se formait autour d’elle, ne saisissent pas davantage la portée du mouvement anglo-saxon ; ils apercevront la construction lorsqu’on posera la clef de voûte. Ce sera la dernière étape de leur illusion. Eh quoi, direz-vous, faut-il donc admettre sans dispute le dogme de la supériorité anglo-saxonne ? Point du tout. Pour moi qui fus, je pense, des premiers à admirer la pédagogie de Thomas Arnold et d’Edward Thring et à donner à mon admiration une forme pratique, je me suis gardé d’employer ce mot déplacé. S’il y a des races inférieures, la supériorité, Dieu merci, n’appartient pas à une race unique, et la civilisation moderne progresse par la féconde émulation de plusieurs races qui ont, chacune, le droit de se réclamer de certaines supériorités. Un peuple peut atteindre très haut par d’autres méthodes ; les exemples en abondent. L’anglo-saxonisme ne représente pas la perfection, mais c’est une grande, une très grande force et, comme telle, on doit la connaître et la comprendre. Dans le monde d’à présent, il n’est pas raisonnable de laisser se fabriquer à côté de soi une dynamite nouvelle sans chercher à en surprendre la formule. Tant mieux si vous trouvez, à l’examen, qu’elle ne vaut pas celle dont vous faites usage.

C’est à quoi, pour ce qui concerne la dynamite anglo-saxonne, nous ne sommes point parvenus. Le mot malheureux de Napoléon pèse sur nous. En qualifiant de « marchands » des adversaires dont la sombre ténacité l’irritait, il a, pour un siècle, aiguillé notre jugement sur une fausse piste. Ni l’étude d’une longue histoire, sur laquelle sans doute l’empereur n’avait jamais réfléchi, ni le spectacle d’événements contemporains, assez précis pourtant et assez probants, n’ont réussi à nous ouvrir les yeux. Nous persistons à voir dans le souci de la richesse la pierre angulaire d’une civilisation qui repose, au contraire, sur une base essentiellement morale. Il est vrai que les succès commerciaux des Américains et des Australasiens venant après ceux des Anglais sont de nature à dissimuler au premier abord ce fait capital. Qui ne comprend pourtant que, par les appétits qu’elle excite, par les vices qu’elle développe, et surtout par les rivalités inévitables qu’elle attise, une vie matérielle trop intense serait de nature à désagréger les races et à diviser les empires bien plus qu’à les unifier et à les cimenter ? Ce raisonnement, nous le faisons, et c’est pourquoi nous ne cessons de prévoir et de prédire des catastrophes anglo-saxonnes qui n’arrivent jamais.

Quand donc, également éloignés de l’anglophobie puérile et de l’anglomanie morbide, reconnaîtrons-nous qu’il faut chercher le secret d’une grandeur indéniable dans l’accord des consciences ? D’un bout à l’autre de l’univers, sous des cieux opposés, parmi des humanités divergentes, tous ceux qui sont issus de la Grande-Bretagne regardent la vie morale sous le même angle ; l’angle est petit, soit, mais il est identique.

Et ainsi l’histoire de nos voisins d’outre-mer nous apprend à la fois que l’unité morale d’une race peut enfanter de grandes choses, et que cette unité ne s’obtient pas par la violence mais par la tolérance et la liberté.



LA RÉSURRECTION DES PEUPLES


15 octobre 1902.

Si l’on me demandait quel est l’événement historique le plus important du dix-neuvième siècle, je n’hésiterais pas à répondre que c’est la résurrection de la Grèce.

Imaginez un moment quelle serait notre stupéfaction si, demain, M. Pichon câblait de Tunis que des bandes carthaginoises, conduites par un descendant d’Hannibal, se sont emparées de Bizerte, ou si, d’Amérique, nous venait la nouvelle qu’une armée aztèque a chassé de Mexico, redevenue Tenochtitlan, les soldats du président Porfiro Diaz ! L’ahurissement de l’Europe ne fut pas moindre lorsqu’elle apprit, en 1821, que la victoire de Valtetzi et la prise de Tripolitza étaient le fait des Grecs révoltés. Des Grecs ? Il y avait encore des Grecs ? Quelle bonne plaisanterie ! Ceux qui se réclamaient ainsi de l’Hellade défunte ne pouvaient être qu’une poignée de ces « chrétiens d’Orient », gens d’ordinaire peu recommandables, en révolte contre leur souverain légitime, S. M. le Sultan. Ainsi l’affirmait M. de Salaberry. Et M. de Villèle, qui n’était point un sot, demandait, tout surpris que l’opinion commençât de s’émouvoir, « quel si grand intérêt on pouvait prendre à cette localité ».

La belle apparence, en effet, qu’une race descendue au sépulcre depuis des siècles et dont le sol natal avait été balayé successivement par tant d’ouragans et occupé par tant de durs conquérants, eût pu préserver jusqu’à nos jours son sang, sa foi, sa langue et ce trésor de légendes et d’espoirs qui constitue l’arche d’alliance des nations en esclavage ! Les rares voyageurs qui visitaient l’Acropole gardée par des sentinelles turques et croisaient, dans les ruelles de la bourgade endormie à ses pieds, un peuple en fustanelle ne songeaient pas à chercher parmi les pauvretés présentes des vestiges du passé. Oublieux de l’empire grec qu’ils nommaient byzantin et dans lequel ils ne voyaient alors qu’un prolongement oriental de l’œuvre romaine, la Grèce pour eux avait pris fin à la chute de Corinthe. Sans doute on pouvait suivre au delà l’influence de son génie, le développement de son action littéraire et artistique sur ses vainqueurs, mais ses traces ethniques se perdaient ici. Les idées seules survivaient ; les hommes avaient disparu avec les monuments.

En ce temps, songez-y, la terre fidèle n’avait encore rien restitué des merveilles qu’elle recélait : on ignorait que Delphes et Olympie, qu’Éleusis et Épidaure survécussent sous la poussière ; la pioche enthousiaste de Schliemann n’avait point troublé le sommeil des guerriers aux masques d’or. On ignorait de même que, sous les coupoles de plâtre des humbles chapelles, les popes illettrés entretinssent à la lueur tremblotante des saintes lampes le feu sacré du patriotisme, — d’un patriotisme intégral qui allait de Sparte à Byzance et se réclamait de Constantin XII autant que de Léonidas ou de Périclès.

La conduite de l’Europe officielle fut scandaleuse. Six années d’une guerre sans merci ne forcèrent point sa pitié. Plusieurs des puissances faisaient des vœux pour l’oppresseur et le soutenaient même en secret. Repoussés brutalement du congrès de Vérone, les délégués hellènes avaient frappé en vain à toutes les portes. Des dévouements illustres et les souscriptions des libéraux d’Occident ne suffisaient point à leur assurer la victoire : Navarin la leur donna, mais combien tardivement ! Et plus de deux années devaient s’écouler encore avant que leur indépendance fût définitivement reconnue. Trois cent mille Grecs avaient péri pour donner la liberté aux six cent mille qui restaient. Ce sont là des chiffres qu’on ne saurait trop répéter ; ils sont, je crois, uniques dans l’histoire.

Tel fut l’effort guerrier : que dire de l’effort pacifique qui suivit ? Ces hommes avaient montré qu’ils étaient dignes de vivre libres ; ils n’avaient point établi qu’ils fussent les véritables descendants d’Athènes et de Sparte. Ils avaient prouvé leur courage, mais non leur origine. Longtemps on leur refusa la noblesse dont ils se prévalaient. Des visiteurs malintentionnés, des savants à l’œil myope relevèrent méchamment tous les traits qui pouvaient les différencier des grands ancêtres, tous les motifs qui pouvaient faire croire qu’une population slave avait totalement éliminé l’ancienne population hellénique. Un dédain facile, une ironie mordante agrémentèrent ces récits et ces raisonnements. On se moqua du petit royaume et de ses hautes prétentions. Nul ne s’avisait qu’il convînt de discerner entre les caractères permanents de la race et le vêtement douloureux dont l’avait revêtue un long et terrible esclavage. Ce vêtement, c’était comme le suaire de la Grèce ; sortie du tombeau, elle le traînait encore après elle, — il lui restait à s’en dépouiller. Qu’elle y soit parvenue, voilà peut-être de quoi s’étonner par-dessus tout. Et l’on ne sait ce qu’il faut admirer le plus de la résurrection matérielle, de la poussée géante qui la mit debout et fit rouler à ses pieds les dalles funéraires sous lesquelles on l’avait enfermée — ou bien de la résurrection morale, du renouveau printanier, de la montée de sève qui, si vite, lui rendirent sa physionomie propre et mirent à son front le reflet incontestable du prestigieux passé. Les disciples persistants d’About ou de Fallmerayer peuvent épiloguer maintenant sur les textes, ergoter sur les chiffres ou se répandre en descriptions cruelles, — une promenade dans Athènes, une excursion aux bourgades de l’Attique ou de l’Achaïe, un coup d’œil donné aux événements du règne de Georges ier suffisent à renverser l’échafaudage de leurs déductions et à mettre en relief la pauvreté de leurs satires. Car tout cela est marqué au coin du vieil hellénisme. Passion politique et sens commercial, intimité de la demeure et tapage de l’Agora, accueil ouvert et sourde méfiance, calculs intéressés et généreux élans, légèreté de jugement et retours pleins de sagesse, inconstance et stabilité, piété tolérante et patriotisme exclusif, tout concourt à vous ramener de vingt-cinq siècles en arrière.

Pour moi qui ai connu les Grecs de près et n’ai pas toujours eu à m’en louer, qu’on me permette de le dire, rien ne m’a plus frappé que de les trouver, dans les manifestations de la vie publique et privée, si semblables à leurs aïeux ; ils en ont tous les défauts, ils en ont aussi les magnifiques qualités. Rendez à ce pays dont l’héroïsme fut si maigrement récompensé et auquel une Europe injuste et malavisée reconnut jadis le droit de vivre sans lui en donner les moyens, rendez à ce pays le sol qui lui appartient, ces terres que le congrès de Berlin lui attribua et qui ne lui furent jamais remises, cette Crète surtout dont l’exclusion amena, voici soixante-douze ans, le prince Léopold de Cobourg à refuser le trône hellène, parce qu’une telle exclusion, écrivait-il, « estropie l’État grec physiquement et moralement… », vous verrez alors ce que, débarrassé de la pauvreté qui l’oppresse et contre laquelle il a si vaillamment lutté, un tel peuple saura faire de noble et de grand ! Une littérature naîtra en laquelle se retrouveront ces deux caractères de jeunesse inlassable et de sagesse réfléchie qui distinguèrent son génie d’antan ; et déjà il s’en est préparé l’instrument en dégageant son admirable langage des scories qui le recouvraient, en se livrant à un patient travail d’exhumation des formes de la pensée antique. L’art, à son tour, jaillira, une seconde fois, de la contemplation d’une nature prédestinée que les âges n’ont pu modifier et dont les lignes pures sont demeurées d’ineffables inspiratrices. Et peut-être qu’un art dramatique souple et fertile saura rendre harmonieuse la représentation des activités modernes.

Ce jour-là, le miracle sera complet. Mais quand bien même il ne se poursuivrait pas, quand bien même ces germes que je crois percevoir avorteraient… le miracle a déjà eu lieu, car la résurrection est indéniable. Or l’histoire antérieure ne nous avait point enseigné qu’un fait pareil fût possible. Et ne dites pas qu’il est dû à quelque coïncidence fortuite, à quelque effervescence passagère des idées libérales puisqu’à l’heure où la Grèce recouvra son indépendance, l’Europe précisément subissait l’influence de cette Sainte-Alliance dont l’esprit devait si longtemps survivre au texte. Non ! du miracle il n’y a que l’apparence, et c’est bien d’une loi historique qu’il s’agit ; au reste, une critique plus attentive en signale d’autres preuves imminentes. Et cette loi, nous pouvons la formuler ainsi : On ne tue pas une nation qui ne veut pas mourir. Quelle que soit la lourdeur de la pierre sépulcrale, quel que soit le nombre des ans qui coulent, une nation qui aura été murée avec un génie propre, un passé glorieux et une ferme volonté de vivre pourra continuer d’exister dans la tombe et ressuscitera le jour venu.

Si l’on réfléchit que d’Helsingfors à Salonique, l’Europe est traversée par une bande de peuples qui ne « veulent pas mourir », on admettra que rien n’égale l’importance historique des événements de 1821.



LE PRESTIGE FRANÇAIS


24 octobre 1902.

Dans le monde d’aujourd’hui, nous n’avons pas le genre de prestige que nous voudrions avoir, et nous ne savons pas jouir de celui que nous avons.

Jadis, on se méfiait de la France, mais elle dirigeait. À présent, elle inspire confiance, mais on ne la suit plus. C’est ce dont un grand nombre de Français ne parviennent pas à se consoler.

La troisième République est, en effet, le premier de tous les régimes successivement adoptés par notre chère et volage patrie qui ait réussi à durer ; c’est aussi le premier qui n’ait point servi de modèle en Europe et n’y ait point trouvé d’imitateurs.

La Révolution a ressemblé au feu de l’âtre ; beaucoup s’y sont chauffés ; celui qui l’allumait s’est brûlé les doigts. Que l’Europe ait profité de cette révolution, combattue passionnément par ses princes, c’est ce qu’Albert Sorel a établi dans ses beaux ouvrages et ce dont personne ne doute plus désormais. D’autres historiens ont entrepris déjà de suivre à la piste l’action napoléonienne à travers le monde. La renommée fulgurante du grand homme est à la base de plus d’un impérialisme éclos de nos jours et quiconque connaît la prodigieuse popularité dont sa mémoire jouissait aux États-Unis vers le milieu du siècle y devine l’origine des rêves de grandeur qui ont bercé depuis lors tant d’âmes américaines. Après le césarisme militaire, ce fut le tour de la monarchie constitutionnelle. Lorsque les préjugés qui nous empêchent encore de comprendre et d’apprécier la Restauration se seront dissipés à la clarté de recherches vraiment impartiales, nous serons surpris de voir combien ce gouvernement décrié au dedans rayonnait au dehors et de quel éclat brillait de loin son libéralisme si méconnu de près. C’est contre le roi de France, en somme, que fut dirigée la Sainte-Alliance ; la succession à la tête du cabinet des Tuileries d’un Decazes et d’un Richelieu, d’un Villèle et d’un Martignac inquiétait les souverains absolutistes bien plus que les excès des Napolitains révoltés ou le radicalisme des Cortès espagnoles. Naples et Madrid étaient la proie de troubles passagers, tandis que Paris consacrait l’accession régulière et normale du libéralisme au pouvoir. La leçon de choses donnée par la France porta ses fruits ; ce furent ses trente-trois années de royauté parlementaire, si prospères et — à part la secousse de 1830 — si heureuses, qui implantèrent le constitutionnalisme autour d’elle. L’idée du pacte entre le souverain qui gouverne et le peuple qui contrôle fit le tour de l’Europe ; partout, sauf en Russie, l’absolutisme reçut un frein légal.

Indépendamment des insurrections nationales dont son établissement fut la cause occasionnelle, la République de 1848 laissa, malgré sa brièveté, une empreinte durable. Elle inaugura l’ère des préoccupations et des recherches sociales. Les États, un à un, admirent cette nécessité « d’organiser la société » que la France, un peu à la légère, venait de proclamer solennellement. Le second Empire, à son tour, lança l’Europe dans la voie des grandes unifications nationales et des groupements de race, en même temps qu’il lui donnait l’exemple d’une intervention gouvernementale intense dans le développement de la richesse matérielle du pays. Le règne de Napoléon iii qui a, finalement, accumulé tant de ruines sur la France est, parmi les périodes de notre histoire contemporaine, celle dont — sans parler de l’Allemagne et de l’Italie — toutes les grandes nations ont tiré le profit le plus large ; leurs récents progrès sont dus à l’adoption et à la pratique persévérante des théories conçues et mises en action par le génie maladroit de l’empereur des Français.

Ainsi, dans tous ses établissements successifs, notre politique a constamment inspiré et guidé les peuples étrangers, jusqu’au jour où elle s’est cristallisée en une formule que ceux-ci n’ont point adoptée. On dira sans doute que l’humanité n’a guère de tendances à se modeler sur le vaincu et qu’au lendemain d’une défaite aussi terrible que celle de 1870, nos institutions manquaient de force pour s’imposer à nos voisins. Mais, d’autre part, on considérait, en ce temps-là, la forme républicaine comme l’aboutissement fatal de l’évolution démocratique et beaucoup, même parmi ses vainqueurs et à plus forte raison parmi les neutres, estimaient que l’exemple de la France serait un jour suivi par le Vieux Monde tout entier, ce qui d’ailleurs le mettrait davantage en harmonie avec le Nouveau. Cet état d’esprit a duré longtemps et il explique l’intérêt sympathique et passionné avec lequel l’opinion universelle a suivi les débuts du régime républicain en France. Les choses cependant ont tourné d’une façon différente. Il faut être bien peu au courant de ce qui se passe hors de nos frontières pour ne pas voir que la République, en tant que dogme, a perdu la plupart de ses fidèles. Une forme nouvelle de monarchie est née qui répond mieux aux ambitions modernes ; les vieilles dynasties, en y adhérant, y ont puisé un renouveau de vigueur et de souplesse. À la fois chef d’armée et chef d’industrie, le souverain d’aujourd’hui voit ses sujets revenir à lui et lui restituer une large part des droits qu’ils avaient enlevés à ses prédécesseurs et des initiatives qu’ils avaient confisquées au profit des mandataires élus par eux. Ils réclament de lui, par contre, un dur labeur et une vigilance de tous les instants, et le payent de ses soucis en popularité et en stabilité. Les trônes ne sont plus à la merci du moindre orage. L’orage, le plus souvent, venait de Paris. On a cessé maintenant de regarder avec inquiétude de notre côté : c’est là le prestige que nous avons perdu ; il était très doux à notre vanité…

Il n’allait pas pourtant sans quelques fâcheuses conséquences. Prompts aux illusions, nous nous figurons volontiers que l’Europe ne se tenait pas d’aise en présence de nos frasques et que d’être secouée et bouleversée par nous lui causait des plaisirs infinis. Nous pensons qu’elle jugeait nos barricades spirituelles, nos innovations politiques géniales, nos revirements de doctrines sublimes et nos interventions imprévues pleines d’à-propos. La vérité, c’est que nous l’avons souvent charmée, mais plus souvent encore agacée et irritée. Un grand peuple qui, placé au centre de la vie civilisée, déchaîne vingt années de guerre, renverse les trônes et en élève de nouveaux, impose des rois et défait les frontières ; un peuple qui proclame la liberté et établit le despotisme, qui invente le « droit au travail » et est réduit à en mitrailler les victimes, qui installe le suffrage universel le matin même où il abat la République et provoque le drame de Crimée le lendemain du jour où il a promis la paix au monde, — un tel peuple peut rester séduisant malgré tout, mais on ne fait rien pour lui à l’heure du péril. L’historien nous rendrait service qui, sans exagération et sans ménagement, nous révélerait comment fut accueillie, non seulement de nos trop nombreux ennemis mais de nos meilleurs amis, la nouvelle du désastre de Sedan : châtiment mérité, dirent les premiers ; salutaire leçon, pensèrent les seconds.

La lutte héroïque et sans espoir qui suivit nous ramena bien des sympathies ; ce qui s’est passé depuis lors nous en a valu davantage encore et de plus solides. Éloignez-vous de votre clocher et vous comprendrez. La troisième République, en effet, étudiée de haut et de loin, se recommande par la mise en œuvre des qualités qui nous étaient devenues le plus indispensables et semblaient en même temps le plus étrangères à notre tempérament : persévérance, esprit de suite, travail silencieux et régulier. Pour la première fois, nous paraissons savoir ce que nous voulons et nous y tenir. L’univers s’attendait à une marche brouillonne et désordonnée, à des à-coups, à des hâtes soudaines suivies de découragements. Il a vu ces trois grandes entreprises, l’organisation militaire, l’expansion coloniale, l’alliance franco-russe, se poursuivre et s’achever avec une sage lenteur ; il a vu sept élections présidentielles s’opérer au milieu du calme le plus complet ; il a vu la République résister au troublant appel du 16 Mai, au triste scandale Wilson, aux attraits du boulangisme, aux inquiétantes révélations du Panama, aux ébranlements profonds de l’affaire Dreyfus ; il s’est vu convier, de onze ans en onze ans, à trois resplendissantes Expositions ; il a vu passer au sommet du parti républicain ces grandes figures, Jules Simon, Gambetta, Jules Ferry, Carnot, Lavigerie ; il a vu la flotte de l’amiral Courbet opérer cette merveilleuse descente de la rivière Min, déjà presque sortie de nos mémoires et demeurée pourtant l’un des faits de guerre les plus remarquables des temps modernes.

Tout cela compose un ensemble que nous ne saisissons pas, nous autres Français, empressés à aggraver Fachoda et à dénigrer Mitylène, à vanter le Nil quand nous avons le Niger, à exalter Stanley et à oublier Brazza, à louanger un Curzon et à critiquer un Gallieni. Ajoutez-y que, tout en réalisant ces progrès, tout en conquérant un empire de si belles dimensions que, jusqu’à l’annexion du Transvaal et de l’Orange, la France était, de toutes les puissances, celle qui s’était le plus agrandie en trente ans, — ajoutez-y que nos tendances générales sont demeurées nettement pacifiques et que, loin de troubler le repos de l’Europe, nous avons largement contribué à l’assurer. Rien d’étonnant à ce qu’une pareille œuvre ait fait plus d’impression au dehors que nos disputes sur la liberté d’enseignement ou sur l’impôt progressif. Depuis plus de quatre ans, les cabinets Brisson, Charles Dupuy, Waldeck-Rousseau ont représenté des nuances très diverses d’opinions ; mais M. Delcassé est toujours là, investi de la haute estime et de l’absolue confiance de toutes les chancelleries, et la politique qui a rédigé la Note chinoise, qui a fait céder la Turquie et respecter le Maroc, qui a maintenu la paix avec l’Angleterre et a renoué les liens d’amitié avec l’Italie, — cette politique-là est appréciée partout… hormis chez nous.

Tel est notre prestige actuel. Il n’est pas à dédaigner, croyez-le. Et puis, le reconnaître et en jouir n’obligent pas à admirer le mélange sénile d’utopies béates et de fanatisme sectaire qui nous tient lieu momentanément de politique intérieure.



NOTRE ÉPOPÉE LOINTAINE


14 décembre 1902.

Ils étaient plusieurs Français, imbus du préjugé séculaire, dissertant au fumoir sur les incapacités coloniales de leur patrie.

— Cette exposition d’Hanoï, conclut l’un d’eux en se carrant dans son fauteuil et en déposant dans un cendrier le reste de son cigare, me fait songer aux villages de carton qu’une administration trop zélée élevait jadis sur le passage de Catherine la Grande et qui, peuplés à la hâte de moujiks d’occasion, égaraient l’impératrice sur la prospérité de ses États

Les autres acquiescèrent en riant et l’on rentra au salon pour y parler d’actualités plus passionnantes.

Or, cette même nuit, celui qui avait comparé l’exposition tonkinoise aux constructions trompeuses des fonctionnaires moscovites s’endormit en se rappelant, avec un sourire, sa comparaison qu’il jugeait exacte et spirituelle ; et la fantaisie des songes aussitôt l’emporta vers l’Extrême-Orient. Il rêva qu’il se trouvait dans un angle du palais central de l’Exposition, le soir de l’inauguration. Autour de lui l’ombre était profonde ; dehors, les derniers lampions s’étaient éteints et, dans les galeries, le pas alourdi des veilleurs troublait seul, par instants, l’épais silence… Soudain, par une large verrière cintrée, un rayon de lune filtra et le Français, retenant son souffle, aperçut un cortège étrange qui glissait le long des parterres et lentement s’acheminait vers le palais. Les ombres indécises montèrent le perron monumental, passèrent au travers de la porte sans que celle-ci se fût ouverte et se répandirent dans l’exposition. C’étaient les grands coloniaux de France, sortis de leurs glorieux tombeaux. Ils étaient venus par milliers et regardaient, avides…

En tête s’avançaient les marchands normands qui fondèrent, dès 1365, les premiers établissements de la côte de Guinée, le Petit-Paris, le Petit-Dieppe… et avec eux les aventuriers de génie dont nos enfants savent à peine les noms et dont les exploits, pourtant, auraient dû susciter des poètes et tenter tant d’historiens : Jean de Béthencourt, chambellan de Charles vi, qui s’empara des Canaries ; Jean Cousin qui, de 1488 à 1499, parcourut les mers à la recherche des Indes orientales ; Paulmier de Gonneville qui visita le Brésil, l’appela Terre des Perroquets et en ramena le fils d’un indigène dont il fit son gendre ; Denis de Honfleur qui débarqua dans la baie de Bahia ; Thomas Aubert, Jean Bourdon qui découvrit la baie d’Hudson, et ce terrible Ango qui, voulant venger les navires français coulés par les Portugais dans les eaux brésiliennes, leur captura trois cents bateaux, remonta le Tage jusqu’à Lisbonne et imposa la paix à Jean iii de Portugal. Passèrent ensuite les douze Français qui accompagnèrent Magellan autour du monde, puis les rudes boucaniers de Saint-Domingue, puis encore un groupe où toutes les provinces de France comptaient des représentants.

Il y avait là Jacques Cartier, de Saint-Malo, qui remonta le Saint-Laurent et créa, avec le seigneur de Roberval, les établissements du cap Breton et de l’île d’Orléans ; Villegageux qui fonda à Rio-de-Janeiro une colonie de Français ; Jean Ribaud, de Dieppe, qui s’empara du pays situé au nord de la Floride et lui donna le nom de Caroline en l’honneur de Charles ix ; Laudonnière le Poitevin qui tenta de défricher ces nouvelles possessions de la Couronne et y échoua ; de Gourgues, ce vaillant et pittoresque gentilhomme de Mont-de-Marsan qui, jugeant le roi de France trop préoccupé par les guerres de religion pour venger ses sujets caroliniens massacrés par les Espagnols, partit de Bordeaux le 2 août 1567 avec deux cents compagnons, ravagea la Floride, y tua quatre cents ennemis et s’en revint satisfait.

La troupe des « Canadiens » parut ensuite, conduite par Champlain, le fondateur de Québec, et par Montcalm, son héroïque défenseur. Le régiment de Carignan entourait son drapeau déchiqueté et noirci. Aux habits brodés des gouverneurs, aux brillants uniformes des colonels se mêlaient les nobles haillons des explorateurs de l’Ohio, du Wisconsin et de l’Arkansas, Louis Joliet, le P. Marquette, et surtout Cavelier de La Salle qui accomplit, au milieu de périls sans nombre, la descente du Mississipi et donna la Louisiane à Louis XIV. On voyait, mêlés aux chefs dont les noms ont survécu, les ouvriers modestes et anonymes qui combattirent ou peinèrent pour construire la Nouvelle-France : trappeurs audacieux qui servaient d’éclaireurs et préparaient les voies près des tribus peaux-rouges, soldats infatigables qui tenaient garnison dans les fortins en troncs d’arbre perdus au milieu des forêts cruelles, missionnaires au zèle ardent qui en répandant la parole du Christ s’attachaient à faire aimer le nom de la patrie.

Après les Canadiens vinrent ceux de l’Inde française, glorieux vaincus de la politique plutôt que de la guerre, victimes des cabales honteuses et des calculs imbéciles : Dupleix qui faillit jeter sur les épaules du roi de France le manteau impérial que porte Édouard VII ; La Bourdonnais, Latouche, Lally-Tollendal ; puis ce bailli de Suffren qui, à la veille de la Révolution, obstiné à cueillir les lauriers hindous, sut vaincre à Madras et reprendre Pondichéry, et encore ce généreux Raymond dont l’intelligence et l’énergie maintinrent jusqu’en 1798 l’influence française à Hyderabad.

Tous ceux-là, héros de l’Inde et du Canada, fondateurs de la Louisiane et de la Caroline, pionniers de Terre-Neuve ou du Brésil, avaient pu craindre en voyant céder ou vendre leurs conquêtes que leurs efforts ne fussent perdus et que leur superbe activité ne demeurât stérile. Or voici que sous leurs yeux surgissait une preuve indéniable de la vitalité et de la force d’expansion française… Mais, plus heureux que ces serviteurs de l’empire écroulé, commençaient à défiler maintenant les ouvriers de l’empire vivant : soldats d’Afrique sans peur et sans reproche, explorateurs tombés dans les sables brûlants ou le long des rivages fiévreux, hardis marins, moines d’avant-garde, fonctionnaires morts au poste d’honneur. D’Enambuc et ses compagnons, les légendaires créateurs des Antilles, Victor Hugues, le conventionnel qui reprit la Guadeloupe à lui tout seul, Adalbert de La Ravardière, ce cadet de Gascogne qui s’empara de la Guyane au nom d’Henri iv,… s’y rencontraient avec les Soleillet et les Flatters, les Bougainville, les La Pérouse, les Jacques d’Uzès et les Noël Ballay.

Qui donc disait que la France, en occupant Madagascar, mettait la main sur une terre à la possession de laquelle elle n’avait point de titres ? Voici venir le premier explorateur de la future île Dauphine, ce Jean Parmentier qu’en 1529 on surnommait il gran capitano francese ; et derrière lui, Rigault, de Dieppe, le premier colon ; Pronis, Flacourt et La Haye, les premiers gouverneurs ; puis le caporal Labigorne, époux de la reine Bety, l’ingénieux Beniowski et ces trois courageux colons, Lastelles, Laborde et Lambert qui préparaient en 1853 le protectorat dont Napoléon iii ne voulut point, — tous zélés propagateurs de la civilisation française en pays malgache.

Les Indo-Chinois marchaient les derniers ; plus que les autres, ils sentaient, ceux-là, la joie d’être à un tel honneur après avoir été à de si grandes peines. Le Chappelier qui fut en 1684 le premier agent de la Compagnie des Indes au Tonkin et Dumas qui en 1735 fut le premier gouverneur, escortaient l’évêque Pigneau de Béhaine, le prélat patriote qui négocia le traité entre Louis XVI et Gia-Long et, ne voyant point venir les Français pour prendre possession des territoires cédés, fréta lui-même des navires, engagea des officiers et des ingénieurs et jeta les bases de l’influence française en Annam. Hélas ! tant d’efforts et de généreux labeurs faillirent se perdre sans retour ; pour faire germer l’avenir qu’ils contenaient, il fallut que le sol jaune fût fécondé à nouveau par le sang d’un Garnier, d’un Rivière, d’un Bobillot.

La procession allait prendre fin et rentrer dans le néant du tombeau. Déjà s’effaçait le rayon bleuté qui avait éclairé la visite des ombres ; sa clarté faiblissante se posa sur trois figures qui fermaient cette marche illustre : aux côtés de l’amiral Courbet en grand uniforme parut — son mélancolique visage traversé d’un peu de joie — Jules Ferry, appuyé sur le bras d’Henri d’Orléans.



LE
PROBLÈME DE L’EUROPE CENTRALE


8 janvier 1903.

Le plus grand nombre parmi nous demeurent indifférents devant l’ombre portée de son inquiétant profil ; plusieurs l’ont signalé. Quelques-uns, trop rares, l’ont étudié avec une patriotique angoisse et cette étude, du reste, a paru calmer leur émoi.

Je ne crois pas que ceux-là se soient placés au vrai point de vue. Ils nous disent : « L’Europe ne peut pas vivre en sécurité sans l’Autriche ; si l’Autriche n’existait pas, il faudrait l’inventer, et la rétablir si elle était détruite ; donc l’Europe se trouvera d’accord pour la maintenir. » — Ils nous disent encore : « L’empereur Guillaume redoute grandement l’annexion à son empire des provinces autrichiennes de langue allemande ; donc, le cas échéant, il s’y opposera. » — Ils exaltent enfin les mérites du principe fédéraliste et le caractère pacifiant de ses applications futures ; c’est là que le gouvernement autrichien trouvera le salut. Eh bien, soit ! sans disputer admettons la valeur du fédéralisme, les craintes de Guillaume II et même l’entente européenne… Que MM. Anatole Leroy-Beaulieu et Charles Benoist me permettent de le leur faire observer, là n’est pas la question.

Voici un grand empire — celui des Habsbourg — où, depuis des siècles, les Allemands dominaient ; ils y étaient, hier, les maîtres incontestables ; ils ne sont plus aujourd’hui qu’une minorité discutée. Leur influence décroît ; leur action est énergiquement battue en brèche. Contre eux se dresse la masse de ces populations slaves qui, si longtemps, subirent le joug de la supériorité germanique et qui s’insurgent désormais à la pensée de le subir davantage. Cet abaissement d’une race forte est toujours dur à accepter même pour des vaincus ; mais cette fois-ci, par un paradoxe inouï, ce sont des vainqueurs qui doivent le supporter ; il coïncide, en effet, avec l’exaltation de la puissance allemande dans le monde ! Tout près d’eux, par delà une frontière fictive, ces sujets de François-Joseph aperçoivent l’empire d’Allemagne, leur empire, avec ses lauriers rutilants et ses riches horizons. Par quel phénomène contraire au bon sens voulez-vous que des hommes libres, placés dans de telles conditions, s’abstiennent de désirer leur réunion à une communauté qui symbolise la grandeur de leur race et incarne leurs brillantes destinées ?… Mais si vous étiez citoyen de Salzbourg ou de Linz, il y a cent à parier que vous travailleriez de bon cœur à cette œuvre grandiose !… et je ferais comme vous. Imagine-t-on, aux temps où Louis XIV et Napoléon Ier se trouvaient à l’apogée de leur gloire, des provinces françaises enclavées dans les péninsules Italienne ou Ibérique et résistant à l’attrait prestigieux des fleurs de lis ou du drapeau tricolore ?…

Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’ébahir devant le renseignement qu’apportait naguère l’un des plus austrophiles parmi nos écrivains, M. Chéradame. D’après ses calculs, si je ne me trompe, un tiers des Allemands d’Autriche (ils sont environ neuf millions) est acquis déjà à l’unité germanique ; un tiers demeure indécis ; le troisième est encore hostile. Cette estimation me paraît fort exacte : c’est donc que le mouvement n’est pas seulement amorcé, mais en pleine voie d’exécution. Un changement de règne ne pourrait que l’accentuer. Ne perdons pas de vue qu’en dehors du triple prestige dont l’auréolent son âge, sa sagesse et ses malheurs, François-Joseph reste un souverain allemand, très capable — il l’a montré à plusieurs reprises — de se porter en personne au secours du germanisme quand certaines de ses prérogatives sont attaquées. Son successeur ne saurait en faire autant ; d’avance il semble avoir indiqué que la balance de son règne pencherait du côté slave, et on ne peut lui en faire un grief car il lui faudra bien, pour se maintenir, posséder la confiance de la majorité de ses sujets. Mais si, du vivant d’un empereur respecté et populaire comme François-Joseph, le loyalisme de cinq provinces se trouve déjà fortement entamé, que sera-ce sous le sceptre de François-Ferdinand ?

Nous avons admis tout à l’heure les répugnances de Guillaume ii à favoriser le pangermanisme : si elles ne sont pas absolument prouvées, elles sont vraisemblables ; car, aux yeux du chef de l’empire allemand, l’agrandissement territorial réalisé et les avantages militaires et commerciaux qui en découleraient pourraient bien ne pas compenser les terribles difficultés gouvernementales en face desquelles il se trouverait placé. C’est comme roi de Prusse que l’empereur allemand exerce le pouvoir et, pour très ingénieux que soient les rouages créés par le prince de Bismarck dans le but d’organiser ce gouvernement de l’Allemagne par la Prusse, il n’en est pas moins vrai que le chancelier a eu la vue bien courte en ne prévoyant pas l’achèvement de l’unité germanique, achèvement dont le premier résultat sera de mettre la Prusse en minorité dans l’Allemagne agrandie. Il faudra créer de toutes pièces et sans retard les rouages impériaux qui font défaut : un ministère, un sénat, toute une administration. Guillaume ii est homme à entreprendre bravement une pareille œuvre, mais il ne saurait s’en dissimuler les labeurs et les dangers.

Seulement le danger serait bien plus grand encore pour la maison de Hohenzollern, dont le nom sert à présent de ralliement aux leaders du pangermanisme jusque dans l’enceinte du Parlement de Vienne, si elle osait se mettre en travers du mouvement le jour où, ayant grandi sur les deux rives de l’Inn, il aura groupé dans une adhésion enthousiaste la race tout entière. Jamais un empereur allemand n’agira de la sorte.

Telle est, à mon sens, l’énorme et pesante réalité autour de laquelle il convient de raisonner : d’une part le mouvement fatal qui entraîne les Allemands d’Autriche vers l’Allemagne et, de l’autre, l’impossibilité pour le cabinet de Berlin non seulement de résister mais même de demeurer neutre dans cette affaire. On ne voit pas, dès lors, comment la guerre pourrait n’en point sortir. En admettant que la Hongrie vienne à s’en désintéresser et que François-Ferdinand consente bénévolement à l’amputation de ses États, les Tchèques hésiteront-ils, sous la menace de n’être plus qu’un îlot perdu dans l’océan germanique, à prendre les armes ? Et la Russie pourra-t-elle alors, sans faillir à sa mission traditionnelle, laisser écraser cette avant-garde du slavisme ? À moins donc de circonstances bien imprévues sur lesquelles il ne serait guère sage de tabler, et d’une diffusion des idées pacifiques et des pratiques d’arbitrage que rien, hélas ! n’indique autour de nous, bien au contraire ! — ce sera l’ouverture de ce grand duel germano-russe que tout annonce et dont personne ne s’inquiète. On ne s’inquiétait pas davantage en 1870 ; l’insouciance était générale. Comme alors, les peuples chantent des hymnes de paix et c’est la guerre qui vient : une guerre dont nul ne voudrait sans doute, mais qui est dans la force des choses, que commandent la logique de l’histoire et les décisions de la géographie ; une guerre vers laquelle toute la politique internationale converge silencieusement depuis dix ans, dont l’approche a suffi pour démolir la Triple Alliance et en vue de laquelle le plus avisé des souverains s’obstine à rechercher une amitié dont ses sujets, moins clairvoyants, ne saisissent pas la pressante utilité ; une guerre qui sera terrible, car la passion populaire et l’orgueil de race s’y heurteront aux intérêts dynastiques.

Que ferons-nous ? Si la France doit se jeter dans cette bagarre, il serait temps de savoir pourquoi et comment elle entend le faire.

L’Europe centrale est inachevée et son achèvement ne peut s’opérer que par le fer et par le feu.

Que ferons-nous ?



QUE FERONS-NOUS ?


14 janvier 1903.

C’est la question que je posais l’autre jour en abordant ce tragique problème de l’Europe centrale qui, bientôt, pèsera sur nos sommeils comme un ténébreux cauchemar.

Que ferons-nous lorsque s’achèvera, dans le tumulte des haines de race et dans le heurt des glaives, l’évolution fatale qui détache les Allemands d’Autriche de l’empire Habsbourg et les pousse vers l’empire Hohenzollern ? Nous avons reconnu le caractère inéluctable d’une telle crise, mais ne suffirait-il point qu’elle fût probable ou seulement possible ? Quand bien même des événements qu’on ne peut prévoir surgiraient en travers de la route, la plus élémentaire prudence ne commande-t-elle pas de tout préparer pour le cas où cette route demeurerait libre ? Ce n’est pas suffisant qu’au milieu de l’ignorance ou de l’insouciance générales, la perspicacité d’un ministre des affaires étrangères que ses concitoyens abreuvent d’ailleurs, en retour, des reproches les plus injustes et les plus ineptes, — ce n’est pas assez que cette perspicacité s’exerce en des œuvres heureuses comme le rapprochement franco-italien ou la détente franco-anglaise. Il faut que la nation s’accoutume à l’idée de la guerre prochaine et sache si elle compte, oui ou non, y participer.

« À quoi bon cet examen ? diront de pseudo-sages. Pour Dieu ! ne parlons pas de pareilles éventualités ; ce sera bien assez d’en disputer, le moment venu, et la France, du moins, aura conservé toute sa liberté d’action et pourra se diriger d’après les circonstances. » Mauvaise prudence. C’est avec de tels raisonnements que nous avons couru, tête baissée, vers la catastrophe de 1870. Si nous avions un peu plus parlé des projets de la Prusse, Sedan eût pu être évité et Sadowa atténué. Faute d’y avoir réfléchi, nous fûmes pris de court. Cette fois, nous ignorons, il est vrai, la teneur des engagements qui nous lient à la Russie. Sommes-nous libres ?… Non, non ! s’écrieront les russomanes, ceux pour qui l’alliance est un drochki dans lequel la France doit faire le cheval et la Russie le cocher. Mais, si même nous sommes engagés d’avance, nous aurons bien notre mot à dire à nos alliés et, pour le dire à propos, il convient d’y avoir songé.

Toute la question, du point de vue français, se réduit à ceci : La France a-t-elle des raisons sérieuses de faire la guerre pour empêcher les Allemands d’Autriche de se réunir à l’Allemagne ? Des raisons de sentiment, sans doute elle en a ; il est à peine besoin de les indiquer et le sentiment, d’ailleurs, ne se discute pas. Mais des raisons d’intérêt ? où sont-elles et que valent-elles ? Pour le savoir, il faut se pénétrer d’abord de cette vérité que, dans une guerre russo-franco-allemande, la France, quand même elle ne ferait que prêter assistance à la Russie, serait la plus exposée et aurait à supporter les premiers coups et les plus rudes. Le sort momentané de la Bohême serait vite réglé : le losange tchèque est pris comme dans une toile d’araignée de lignes stratégiques, et tout a été préparé à Berlin avec une minutie et une prévoyance invraisemblables pour que l’occupation s’opère en coup de foudre. Ce point réglé, il est bien clair que l’effort germanique portera sur le Rhin pendant que, sur la Vistule, on s’en tiendra le plus longtemps possible à la défensive. Ce n’est pas tout. Si la victoire, après quelques hésitations, se dessinait en faveur des armes franco-russes, ce serait bien mal connaître l’Angleterre que de compter sur sa neutralité persistante. L’Angleterre veut du mal à l’Allemagne, c’est entendu ; mais elle en veut également à la Russie[1] et ne désire le bien de la France que jusqu’à un certain niveau ; si elle redoute une France appauvrie et diminuée, elle redouterait plus encore une France triomphante alliée à la Russie. Sans participer à toutes les violences de la guerre, elle peut, sur l’immense étendue de nos côtes, semer de terribles dommages ; elle pourrait même laisser son épée au fourreau et jeter dans le plateau de la balance quelque glaive exotique, le japonais ou bien le siamois — et que deviendrait alors l’Asie française ?

On doit se garder ici de verser dans le prophétisme, je n’y contredis pas. Mais quiconque observe et raisonne admettra pourtant qu’un conflit armé entre la France, la Russie et l’Allemagne ne saurait être une petite affaire et que, quelles que fussent les circonstances concomitantes, c’est la France qui subirait le choc principal. Ne craignez-vous pas aussi qu’elle ne paye les « pots cassés » ? Car, dans toute guerre, même les vainqueurs ont à payer. Et qui sait si on ne nous demanderait pas gentiment, pour aider à rétablir l’équilibre et l’harmonie, quelque cession coloniale en retour d’une trentaine de kilomètres lorrains, chichement mesurés, dont on ferait miroiter à nos yeux la valeur morale et le caractère sacré ? Sans remonter jusqu’à Louis XV, nous avons possédé des gouvernements capables de négocier sur de pareilles bases. De grandes pertes, une forte saignée, notre admirable empire colonial affaibli et peut-être entamé, voilà ce que nous coûterait la simili-revanche dont nous comprendrions trop tard l’ironique néant. Ce n’est pas sur le Rhin, c’est sur le Niger et sur le Mékong que résident désormais la grandeur à venir de la France et le secret de sa puissance.

Et tout cet effort, pourquoi ?… Pour empêcher l’Allemagne d’arriver à Trieste. Mais qu’elle y arrive donc ! La présence de ses navires dans la Méditerranée y rétablira un équilibre toujours prêt à se rompre en faveur des flottes anglaises. Et ce sera, de plus, la sécurité pour la Hollande et la Belgique, sécurité qui nous importe très fort, à nous autres Français. Car enfin, l’Allemagne est beaucoup trop riche et trop peuplée pour vivre ainsi sans débouchés maritimes et, si elle ne parvient pas à s’ouvrir l’Adriatique, il faudra bien qu’elle s’ouvre la Manche. Qu’avons-nous à craindre de cette Allemagne agrandie, aux deux seuils de laquelle l’Angleterre et l’Italie veilleront comme des dogues jaloux, — de cette Allemagne qui sera alors divisée en deux groupes d’égales forces, le groupe bavarois-catholique et le groupe prussien-protestant, ce qui la rendra certainement plus difficile à gouverner, et partant moins absolue dans ses passions et moins entière dans sa politique ? Elle coupera, dit-on, l’Europe du haut en bas et nous isolera de la Russie ? L’épouvantail n’est guère effrayant. Les voyages de nos présidents n’en seront même pas gênés, puisque la Baltique est leur route traditionnelle ; et certes, du temps que la Triple Alliance unissait fortement l’Italie et l’Autriche à l’Allemagne, nous risquions d’être séparés de l’empire moscovite par une barrière autrement étendue puisqu’elle allait de Kiel à Palerme.

Non, sous quelque angle qu’on envisage les choses, il apparaît clairement que, dans l’affaire autrichienne, la France n’a point d’intérêts directs et vitaux ; son rôle consistera à faire le jeu d’autrui et à payer très cher cet honneur. Elle se grisera de mots, s’intoxiquera de nobles sentiments et partira en guerre le cœur léger, abandonnant, comme il y a deux siècles, les réalités coloniales pour les mirages continentaux, renonçant à cette paix de la métropole qui est la condition sine qua non des vigueurs loinlaines. Certes, pour une grande nation la paix à tout prix n’est pas seulement une défaillance, c’est aussi un mauvais calcul. Mais qui parle de cela ? La France n’aura rien à sacrifier car rien ne la menace. Le péril, pour nous, ce n’est pas l’agrandissement futur de l’Allemagne, c’est la stagnation de notre richesse et de notre population, de notre race et de notre commerce. La politique coloniale, désormais, représente notre fontaine de Jouvence ; nous y puiserons les éléments du renouveau nécessaire : la politique continentale n’est qu’une tombe entr’ouverte.



LA LOUISIANE FRANÇAISE


15 février 1903.

Le chevalier de Kerlerec, qui fut en son vivant gouverneur de la Louisiane, trouve aujourd’hui une compensation tardive à ses malheurs immérités. Ce gentilhomme a la chance de voir surgir parmi ses descendants un esprit chercheur et curieux dont le talent va tirer sa mémoire de l’oubli et la venger en même temps des injustes attaques de ses contemporains. Toutefois, dans l’ouvrage très documenté auquel il met la dernière main et dont nos archives diplomatiques, coloniales, maritimes ont fourni les multiples éléments, le baron Marc de Villiers du Terrage ne s’est point borné à dresser la silhouette ou à conter les aventures d’un ancêtre calomnié : il a prétendu restaurer du même coup la physionomie d’une de nos colonies les plus belles et les moins connues. Cette tentative méritoire va bénéficier d’une triple actualité. Il y a cent ans, en effet, que la Louisiane et les vastes territoires qui en dépendaient plus ou moins directement ont été cédés aux États-Unis ; l’exposition de Saint-Louis est destinée à commémorer cet événement et, puisque la cession a eu lieu, félicitons-nous du moins que les Américains nous en sachent gré et qu’un francophilisme ardent et sincère paraisse devoir transformer leur prochaine World’s Fair en une manifestation de cordiale sympathie envers notre pays. L’acquisition de ces régions ensoleillées et fertiles équivalut à une seconde fondation de la grande république transatlantique ; le mot a été dit là-bas et il n’est point exagéré ; à deux des trois principaux tournants de son histoire, le peuple américain a donc rencontré le concours efficace de la France.

En toute justice, on doit reconnaître pourtant que l’abandon de la Louisiane n’a pas été consenti sans regrets : la signature qui en décida était celle d’un homme qui n’avait point coutume de rien céder à personne ; cet homme ne s’appelait encore que Bonaparte. Et voilà une seconde actualité. Car si, de tout temps, la mémoire de l’empereur Napoléon est demeurée populaire des bords de l’Escaut aux rives du Var et de la Bidassoa, bien autre est aujourd’hui la popularité dont jouit, parmi nous, le premier consul. Or, le premier consul ne visait à rien moins qu’à recommencer le long du Mississippi l’expédition d’Égypte, avec les avantages que lui assuraient cette fois son pouvoir solidement établi et son prestige indiscuté. Les troupes qui, sous le commandement de Victor, devaient occuper la Louisiane (tacitement sinon secrètement rétrocédée depuis peu par l’Espagne à la France) n’attendaient plus que l’ordre d’embarquement et le nouveau gouverneur était déjà en route lorsque la rupture de la paix d’Amiens vint modifier de fond en comble les plans de Bonaparte. On peut dire qu’en trois jours l’acte de vente fut rédigé et signé : la province lointaine échappait à la mère patrie mais du moins elle ne passerait point à l’ennemi ; elle formerait une des assises de cette grandeur américaine en laquelle nos pères se plaisaient à voir la rivale nécessaire et permanente de la grandeur britannique.

J’ai mentionné une troisième actualité ; c’est la moins flatteuse pour notre amour-propre national ; c’est aussi la plus imprévue. Le croiriez-vous ? les propos antimilitaristes que nous sommes accoutumés d’entendre retentir à nos oreilles infortunées, l’an de grâce 1903, ne sont qu’un écho affaibli des aménités prodiguées par les gens du Parlement royal aux officiers d’il y a cent cinquante ans. Sous ce rapport, l’interminable procès intenté à Kerlerec rappelle à s’y méprendre certain procès plus récent… et plus célèbre aussi. M. de Villiers du Terrage n’a pas eu besoin de souligner les analogies ; il les laisse discrètement s’imposer au lecteur.

Affligeante, somme toute, cette histoire louisianaise prise dans son ensemble, depuis La Salle et d’Iberville jusqu’à ce malheureux Aubry dont les notables de l’endroit firent un révolutionnaire malgré lui et qui ne savait plus, en fin de compte, s’il gouvernait au nom du roi de France ou bien au nom du roi d’Espagne. Affligeante et consolante en même temps, car elle distingue clairement ce qui nous a fait défaut de ce dont nous n’avons jamais manqué. Aux coupables indifférences, aux vilaines intrigues, aux routines invétérées de la métropole, elle oppose en un saisissant contraste des figures courageuses et persévérantes de marins, de fonctionnaires et de colons. Nous avons eu les hommes ; seule, la volonté gouvernementale était absente. Et notez que ces deux éléments de toute politique coloniale sont d’importance inégale : au souverain ou à l’opinion de fixer une ligne de conduite et de s’y tenir ; mais les hommes, si la nation ne les possède point, comment les fabriquer ? Cinquante années d’une pédagogie énergique et opiniâtre y suffiraient à peine. Les Français dévoués à l’œuvre exotique n’ont pas dégénéré ; ils sont plus nombreux, plus actifs, plus entreprenants encore que leurs pères ; et, par ailleurs, que d’améliorations dans les méthodes, que de progrès dans l’administration ! Malgré tout ce qu’il reste encore à accomplir de réformes nécessaires, le contraste est énorme entre le présent et le passé. Voilà pourquoi, si les annales de la Louisiane contiennent des pages douloureuses, elles ne sont pas, du moins, pour décourager l’effort colonial — et il n’est pas mauvais qu’elles nous soient contées.

Rien que pour l’avoir écrit, ce mot de Louisiane qui semble tissé de lianes ensoleillées, mille croquis s’évoquent dans ma mémoire. Mais ce ne sont point les danses nègres au clair de lune ni les pittoresques récoltés de sucre et de coton ni les grands arbres saupoudrés de lichens gris qui surgissent ainsi devant moi ; ce sont les visages et les gestes d’une race à la foi très forte et très affinée, très moderne et très seigneuriale, en laquelle j’ai noté avec une douce surprise la survivance étonnante de la grâce et de l’urbanité françaises. Comme elles ont grand air, les femmes de La Nouvelle-Orléans quand elles reçoivent, dans leurs modestes loges de l’Opéra français, les hommages des jeunes gens ! Et comme il est joli de se dire alors que cette société d’aspect un peu nonchalant s’est occupée tout le jour à refaire son avenir ; que, ruinée par la guerre de Sécession, elle rétablit sa fortune sans rien perdre de son élégance et que les chiffres alignés par elle n’ont rien enlevé à la grâce de son sourire !

Dans les petites maisons dissimulées le long des avenues ombreuses vit plus d’un gentilhomme du grand siècle dont le langage un tantinet suranné s’applique aisément aux sujets les plus up to date et dont les manières très fines habillent à merveille les mœurs du jour. Si jadis, à Versailles, on avait discuté au cercle du Roi les cours du coton ou le rendement d’une machine agricole, c’est assurément avec ce décorum et en ces termes châtiés que la conversation se serait poursuivie entre princes du sang et duchesses à tabouret. En plus, traîne dans les intérieurs, sur les choses et sur les gens, un peu de cet indéfinissable parfum colonial fait d’exil et de langueur, de vastes espoirs et de fatalité pesante et dont l’arôme vous pénètre d’une si intense mélancolie… C’est que, par les fenêtres, s’introduit non point la brise tempérée de l’Europe mais le souffle d’une nature remuée par le passage du « Père des Eaux », le vieux Mississippi, et troublée par l’approche des Terres chaudes.



LE RÊVE DE LA GRÈCE


16 mars 1903.

Lorsque la Grèce eut ressuscité, encore enfiévrée de l’effort gigantesque qui l’avait mise debout, les souvenirs les plus récents de sa longue histoire remontèrent les premiers à son cerveau et son regard se porta vers ces rives du Bosphore qui représentaient pour elle la revanche nécessaire sur le sort et sur les hommes. C’est de là que son génie créateur avait été chassé trois cent soixante-quinze ans plus tôt ; c’est là que le drapeau de sa civilisation glorieuse avait été abattu par les représentants d’une barbarie obscurantiste. Sur les coupoles de Sainte-Sophie, elle irait replacer victorieusement la croix du Christ ; du firmament européen elle chasserait à son tour le croissant aux reflets sanguinaires. Ce fut là son rêve. Elle en vécut longtemps. Il lui semblait que les jalousies internationales qui montaient la garde autour de Constantinople en préparaient la réalisation future. Bientôt, d’ailleurs, la force ottomane parut s’épuiser : le Turc devint « l’homme malade » dont les jours sont comptés. Alors, il n’y aurait même pas besoin de se battre ; qui donc pouvait disputer l’héritage sans mettre le feu aux poudrières d’Europe ? Seule la Grèce saurait neutraliser les terribles détroits et restaurer une Byzance libre-échangiste, métropole du commerce et de l’art dont les progrès profiteraient à tous sans inquiéter personne. Et puis, pouvait-on nier son droit ? Au centre des provinces continentales comme sur les bords des archipels, partout s’allumaient des foyers d’hellénisme, — tels s’allument, la nuit de Pâques, à l’annonce de la Résurrection, les innombrables cierges de cire dans les rues d’Athènes. On avait dit qu’il n’y avait plus de Grecs ; au contraire, il y en avait partout : le monde grec se reconstituait tout entier, prêt à rentrer dans l’histoire dont il était momentanément sorti.

Mais, ainsi qu’il advient autour de tout moribond que la mort tarde à prendre, le temps créa des héritiers nouveaux qui firent valoir des titres imprévus. Les disputes et les chicanes surgirent prématurément ; la confiance des Hellènes fit place à une douloureuse incertitude. L’expérience de la vie internationale les avait du reste avertis et ils savaient ne pouvoir compter, de la part des gouvernements, que sur d’égoïstes et passagères sympathies. Alors, sans renoncer à Constantinople, ils songèrent à Minerve.

Elle aussi, la sublime déesse, représentait une part des traditions nationales, la part la plus ancienne et peut-être la plus solide. Après tout, les peuples vigoureux, vaillants, ambitieux, arrivent à créer des empires dont la force se fait sentir au loin. Que de cités éparses dont les ruines attestent la grandeur passée ! Que d’acropoles dont les fières silhouettes racontent la prestigieuse histoire ! Que de sanctuaires riches encore de leurs débris vénérables ! Et pourtant il n’y a qu’un Parthénon et qu’un Homère ! Un seul peuple a su s’élever jusqu’à ces sommets de l’art et de la pensée. Un seul a mérité de nationaliser la Sagesse et d’incarner l’harmonie suprême de l’esprit humain.

De tels biens doivent fructifier entre les mains de qui les possède et peut-être aurait-on le droit de reprocher aux Hellènes d’avoir trop tardé à s’en rendre compte. Non pas, certes, qu’ils aient eu tort de vouloir acheter des canons et exporter des raisins secs. Aux plus beaux temps de leur rayonnement intellectuel, la guerre et le commerce servaient d’assises à leur génie. Et c’est par là que ce génie a si complètement dominé l’humanité. Il était foncièrement humain. Il ne tendait point, ainsi qu’on l’a dit à tort, vers je ne sais quelle perfection supra-terrestre ; il tendait à exalter la nature humaine dans toute la splendeur de ses imperfections : il faisait à la lutte et à l’intérêt leur place légitime et nécessaire à côté de l’amour du beau et de la recherche du bien.

C’est pourquoi il faut à la Grèce ressuscitée une armée robuste, un commerce prospère ; mais il lui faut également une pensée active. Il serait grand temps d’y songer. Eh ! direz-vous, dépend-il de la volonté de l’homme de faire surgir des Plutarques et des Platons, des Eschyles et des Démosthènes ? Est-il permis de s’indigner qu’un génie national longtemps captif ait perdu l’habitude des hautes visées, des larges envolées ? Peut-on s’étonner qu’il ne trouve plus les purs accents par lesquels s’expriment les sentiments éternels ?… Non certes, nul n’a le droit de s’indigner ou de s’étonner qu’il en soit ainsi, — mais, à l’ombre de ces murailles sans pareilles, sous l’égide de ces noms uniques, la jeunesse universelle pourrait être conviée à venir poursuivre et achever le cycle des études supérieures, comme en une oasis de sagesse et de beauté. Et c’est là le rêve réalisable auquel doit désormais s’abandonner l’âme hellène plutôt que de poursuivre l’autre rêve, le byzantin, celui que coupent de douloureux sursauts et qui risquerait de s’achever en un sombre cauchemar ou de se terminer par une réalité brutale.

Pensez à ces universités transatlantiques que le patriotisme d’un millionnaire transforme en foyers de haute culture et vers lesquelles le fondateur achemine, à coup de banknotes, les professeurs les plus illustres et les étudiants les plus méritants ; pensez à ces bibliothèques peuplées de volumes innombrables, à ces laboratoires pourvus d’instruments perfectionnés, à ces palais, à ces amphithéâtres que les meilleurs architectes sont conviés à élever sur le sol de la jeune Amérique pour en faire le temple de la vie cérébrale et du progrès de l’esprit. Pourquoi les Mécènes de l’hellénisme moderne ont-ils, dans leurs libéralités, oublié l’université d’Athènes ? Elle devrait être déjà la première du monde ; de toutes parts, on devrait aspirer à recevoir son enseignement et regarder un stage sous ses portiques comme le couronnement suprême d’une éducation intégrale. Ses publications devraient courir l’univers ; l’enseignement de ses historiens devrait faire loi et les découvertes de ses savants, fixer l’attention. Elle devrait joindre en un lumineux faisceau les patientes recherches de l’archéologie avec les tâtonnements inquiets de la sociologie, les laborieuses descentes dans le passé avec les audacieuses incursions vers l’avenir.

Que nous sommes loin d’un pareil idéal et combien nous mesurons la distance qui nous en sépare lorsque le télégraphe apporte la nouvelle d’une révolte d’étudiants athéniens, indignés qu’on ose traduire leurs Évangiles en langue vulgaire ! Loin de moi la pensée de les blâmer. Quiconque ignore la Grèce moderne, les difficultés contre lesquelles elle a eu à se débattre, les périls multiples qui l’ont menacée ne comprendra rien à un problème de cet ordre. Celui-là a des dessous respectables. Il n’en est pas moins exclusivement national et l’incident prouve que l’université d’Athènes limite ses soucis et ses besoins à ceux — immédiats et bornés — de sa population scolaire actuelle. Ce n’est pas là le rôle qui lui convient.

Ce rôle, nous l’avons défini tout à l’heure : il est international au premier chef. Voilà peut-être de quoi inquiéter de bons Hellènes, prompts à se décerner parfois certains éloges immérités mais oublieux aussi des forces dont ils disposent. Certes, les nationalités ont l’obligation de se défendre puisque les conditions matérielles de la vie collective les incitent à se dévorer réciproquement. Il en est une pourtant qui demeure à l’abri des atteintes parce qu’elle est supérieure aux compétitions. On a bien souvent répété — sans toujours réfléchir à quel point ce mot est vrai — que l’homme cultivé montant au Parthénon accomplit un pèlerinage de reconnaissance. Mais le même homme éprouve-t-il rien de semblable en pénétrant dans Sainte-Sophie ? C’est qu’il se sent solidaire de l’Hellade de Minerve et non de la Grèce impériale. Celle-ci reste soumise aux lois de vie et de mort qui gouvernent les nations ; l’autre y échappe : elle est immortelle.

Ne craignez donc point d’appeler à Athènes l’élite des races et d’y entendre résonner des langages étrangers. Bien loin d’en souffrir, la puissance de l’hellénisme en sera décuplée. C’est dans sa collaboration avec les civilisations occidentales qu’il puisera la force nécessaire pour rajeunir ses formules et trouver une parole d’avenir.

J’ai confiance en cette parole. Je crois qu’elle éclaircira notre atmosphère embrumée d’orgueil, qu’elle désaltérera nos sociétés grisées d’axiomes et de faits ; et s’il est vrai, comme le proclame mélancoliquement au soir de son existence M. Herbert Spencer, s’il est vrai que cet orgueil et ces axiomes préparent la « rebarbarisation » du monde, je crois que seules les formes de la pensée grecque, restaurées et mises au point, pourront arrêter cette néfaste décadence et refaire dans l’âme humaine l’équilibre rompu par le progrès.



LA TRANSFORMATION
DE LA MÉDITERRANÉE


23 avril 1903.

Du jour où l’Angleterre, déjà établie à Gibraltar et à Malte, se fixa en Égypte, on put croire que la Méditerranée allait s’affirmer chaque jour davantage comme le théâtre permanent des querelles anglo-françaises. Les prétentions transversales de Jacques Bonhomme s’y heurtaient aux ambitions longitudinales de John Bull ; la ligne Gibraltar-Port-Saïd y coupait à angle droit la ligne Alger-Toulon : il semblait qu’il y eût là comme un symbole des rivalités obligatoires. Au cours du long crépuscule que venaient de traverser l’Espagne et l’Italie, les seules escadres de guerre qui eussent croisé en ces parages portaient le pavillon de France ou celui d’Angleterre ; on n’était point accoutumé d’y saluer d’autres couleurs ; par contre, chacun persistait à regarder la Méditerranée comme la grande route du commerce international, l’unique raccourci vers les Indes et l’Extrême-Orient.

La situation a changé du tout au tout. Aux côtés de la France se dresse aujourd’hui une Italie nouvelle dont la Triple Alliance a cessé d’immobiliser ou de drainer vers le Nord les forces renaissantes, dont les finances ne sont plus embarrassées, dans laquelle l’émigration s’atténue avec la pauvreté et qui s’apprête à chercher en Tripolitaine une facile revanche des échecs de l’Érythrée. La Grèce et l’Espagne qui, toutes deux, ont passé par la redoutable épreuve de la défaite sans que leurs institutions en aient paru ébranlées, voient s’ouvrir devant elles un avenir meilleur : la mer Egée s’hellénise à nouveau et il est bien probable que quelques portions de la côte marocaine sont destinées à s’hispaniser avant longtemps — ce seront là des dominations pacifiques dont l’Europe n’a rien à redouter. Tandis que le croissant ottoman, en son déclin mélancolique, figure une lune à son dernier quartier, la croix russe promène sur des flots jadis interdits une activité printanière ; avant peu, les aigles d’Allemagne paraîtront à leur tour et peut-être même les étoiles américaines prendront-elles l’habitude de briller, à l’occasion, dans les ports levantins. La Méditerranée devient un lac cosmopolite. La récente manifestation d’Alger atteste l’évidence de cette évolution : en même temps qu’une preuve flatteuse de notre prestige au dehors, il faut y voir l’indice d’un état de choses longtemps imprévu mais désormais certain.

La Méditerrannée sillonnée par des flottes si diverses, son importance commerciale ne saurait déchoir : elle a cessé seulement d’être exclusive — et c’est là un fait d’une haute portée. Des routes inattendues ont crevé la masse des continents, des chemins de fer auxquels on n’avait jamais songé vont traverser les montagnes revêches et les déserts terribles : l’Europe n’a plus besoin de se chercher des façades méditerranéennes ; il y en a d’autres. La Russie bâtit la sienne sur l’océan Pacifique en même temps que, d’un geste hardi, elle s’est procuré l’assurance d’une location à bail sur le golfe Persique ; que valent désormais à ses yeux les issues traditionnelles, mais étroites et difficultueuses, par le Bosphore ou l’Afghanistan ? Elle peut se contenter de les surveiller, d’y maintenir l’ordre : ce n’est plus par là que son sang va chercher à circuler. L’Allemagne, à son tour, a entrepris une curieuse tâche industrielle à travers le dédale ethnique de l’Asie Mineure et les sablonneuses solitudes de la Mésopotamie. Gardera-t-il son caractère allemand, ce réseau autour duquel s’agitent déjà tant de rivalités et de convoitises ? — Nul n’oserait le dire car toute l’habileté déployée par Guillaume ii à Constantinople et à Jérusalem, ne saurait enlever à l’action germanique dans cette partie du monde ce qu’elle a d’artificiel — et les annexions artificielles ont rarement de la durée. Mais, quels que soient les capitaux qui la construiront et les hommes d’affaires qui l’exploiteront, il n’est au pouvoir de personne de faire d’une telle voie la propriété d’un peuple quelconque et d’assurer à une seule nationalité le monopole de ses bénéfices.

Mêmes changements en Afrique qu’en Asie. Après de longs efforts, la race blanche était parvenue à encadrer l’énorme terre noire d’une timide ceinture de civilisation : le centre demeurait farouche, inconnu, inaccessible. Vers la fin du dix-neuvième siècle, la brise du soir chassa les nuées lourdes ; à l’aurore du vingtième, une claire géographie s’étant dessinée, les rives conquérantes se rapprochèrent, puis se rejoignirent à travers la masse continentale. L’Algérie tendit la main au Sénégal, le Cap allongea le bras vers l’Égypte ; au lieu de tenir les yeux obstinément fixés sur la mer libératrice, les riverains tournent leurs regards vers l’hinterland aux séduisantes promesses. Regardez la carte d’Afrique la plus récente : les conflits de l’avenir y sont déjà esquissés. Ils se concentrent autour de ce Congo belge qui ressemble au lot de bons terrains acheté prématurément par un capitaliste avisé spéculant sur la plus-value que les autres ne savent point deviner. Y est inscrite également l’immense croix de saint André que dessineront les locomotives internationales courant de Tombouctou à Zanzibar et de Capetown à Alexandrie.

Ainsi les barrières de la Mongolie, de l’Arabie et du Soudan se sont abaissées devant la persévérance de l’homme blanc. Quand la Culebra aura sauté et que la construction du tunnel des Andes aura pris fin, l’exploitation directe du monde par les grandes voies transversales se trouvera organisée : il ne sera plus nécessaire de s’attarder à suivre les méridiens pour avancer dans le sens de l’Équateur ; le génie humain aura tracé sur le globe des degrés de latitude tangibles, le long desquels s’opéreront les échanges rémunérateurs. La Méditerranée, précisément, se trouvait être une de ces routes par le travers dont la nature s’est montrée si peu prodigue ; sur toute l’étendue de la planète, il n’en est point une seconde qui puisse lui être comparée sous le rapport des avantages géographiques ; on conçoit qu’elle ait suscité des appétits gargantuesques, Celui de l’Angleterre fut le plus violent. Le long détour imposé à ses navires pour gagner l’Inde était stérile et coûteux ; la terre sud-africaine n’avait pas encore livré le secret de ses richesses ; on ignorait son or et ses diamants ; les plans d’un Cecil Rhodes eussent fait sourire ; une maigre agriculture attirait peu de passagers et la routine hollandaise était une médiocre cliente pour le marché britannique. Gibraltar fut fortifié, Malte aussi ; une diplomatie plus habile que scrupuleuse escamota Chypre, et le lion britannique fut installé aux portes du canal de Suez pour veiller sur le transit.

Il y eut, en ce temps-là, un péril anglais ; personne ne s’en inquiéta. On attendit qu’il fût passé pour s’en alarmer — comme font les enfants qui tremblent d’entendre le tonnerre après que l’éclair a détruit le danger. C’est maintenant qu’on nous parle de la mainmise de l’Angleterre sur la Méditerranée, maintenant que ses intérêts vitaux n’y sont plus concentrés et que, par contre, beaucoup de canons alliés ou adverses sont prêts à y parler toutes les langues ; c’est à l’assaut de cette Babel marine que nos voisins, gens pratiques, iraient dépenser leurs forces et leurs millions, quand l’Afrique est à eux et que les routes désirables leur sont ouvertes ?… Non, ce n’est point vraisemblable, ni possible. La paix méditerranéenne n’est plus menacée : un heureux cosmopolitisme y préserve un sage équilibre.



LE PROCHAIN PONTIFICAT


31 mai 1903.

Tous les démentis et toutes les explications du monde n’enlèveront point son caractère au voyage que l’empereur d’Allemagne vient d’accomplir en Italie. Il reste acquis d’une façon péremptoire que Guillaume II s’est avant tout préoccupé d’agir sur le Vatican, et même — s’il est permis d’employer ce terme — sur le Vatican futur. Notons en passant que le roi Victor-Emmanuel, en ayant l’air de ne point remarquer la pompe extraordinaire dont s’entourait cette visite au Saint-Père, a donné une preuve manifeste de sa force de caractère en même temps que de son sens politique ; notons encore que certaine candidature au trône pontifical se trouve légèrement compromise par la façon très habile dont l’impérial visiteur en a souligné l’éventualité. Ne disait-on pas que le cardinal en question accusait des tendances francophiles, ce qui, en langage romain, signifie que ses idées sont libérales ? Guillaume II souhaiterait évidemment un candidat plus épris d’impérialisme. C’est pourquoi il a, par ses égards, désigné ceux-ci aux intrigues jalouses du Conclave. Mais, au fait, que valent tous ces calculs ? Les grandes lignes du prochain pontificat ne sont-elles pas tracées d’avance ? Le prêtre qui l’exercera y apportera plus ou moins d’intelligence et de doigté ; sera-t-il en son pouvoir d’en modifier le caractère ?

Saint Malachie est tout prêt à nous renseigner là-dessus, mais à sa manière qui est quelque peu somnambulesque. On connaît sa prophétie célèbre ; chaque pape y est représenté par deux ou trois mots latins généralement enveloppés de la plus mystérieuse obscurité ; les termes Crux de cruce désignaient Pie ix : avant 1870, nul ne comprenait ; la prise de Rome donna la clef du problème. N’était-ce pas la « croix de Savoie » qui « crucifiait » le pontife ? Cette interprétation par le blason servit de nouveau pour Léon xiii. lequel a dans ses armoiries une étoile fulgurante ; quoi d’étonnant dès lors si saint Malachie l’a appelé Lumen in cœlo ? Le plus intéressant de cette longue liste, c’est que, malgré sa longueur, elle tend à s’épuiser. On nous promet encore dix papes ; le dixième et dernier s’appellera Pierre ii ; ensuite, ce sera la fin du monde ; le cataclysme ultime est même indiqué avec une précision et une certitude qui ne laissent pas de surprendre après le troublant défilé de tant de formules énigmatiques.

Le prochain pape se nomme Ignis ardens, le Feu ardent. De quelle flamme s’agit-il ? Est-ce de la flamme sacrée qui dévore les cœurs vraiment apostoliques ou bien de la flamme impie par laquelle le fanatisme sectaire rêve de détruire les édifices du culte ? Verrons-nous s’allumer des foyers de piété brûlante ou des incendies barbares ? Sans chercher à approfondir ce dilemme à l’aide des clartés surnaturelles dont saint Malachie dispose peut-être envers ceux qui le prient, nous ne croyons pas impossible de déterminer la politique qui s’imposera à l’élu du Conclave, quel qu’il soit. L’âge avancé de Léon xiii rend l’ouverture de sa succession trop certaine dans un bref délai pour que le monde ait le temps de beaucoup changer d’ici là. L’Église, d’ailleurs, n’est point un pays et le pape n’est pas un chef d’État. S’il s’agissait d’un souverain temporel, l’examen risquerait d’être oiseux. Lorsque la reine Victoria célébrait, en 1897, son second jubilé dans toute la félicité d’une pompe pacifique, qui aurait pu prévoir la sanglante tragédie au milieu de laquelle, quatre ans plus tard, Édouard vii monterait sur le trône ? Et pendant les derniers mois que vécut l’empereur d’Allemagne Guillaume Ier, qui donc aurait deviné les rescrits de Frédéric iii et les audaces de Guillaume ii, le renvoi de Bismarck et la réunion de la conférence ouvrière ? Les ambitions dynastiques, les passions nationales, les intérêts populaires sont choses mouvantes ; il n’en va pas de même de l’Église, surtout depuis que, dépouillée de son patrimoine territorial, elle peut s’adonner plus exclusivement à sa mission divine. Là, point de révolutions à craindre, ni de brusques revirements ; point d’alliances à conclure, ni de guerres à soutenir, ni de traités de commerce à négocier.

Ce n’est pas, certes, que l’Église soit immobile ; elle évolue mais avec une extrême lenteur. Le principe de son évolution consiste à distinguer autour d’elle le transitoire du définitif, à séparer ce qui n’est que mouvements violents, instincts novateurs ou réactions inévitables de ce qui est modifications profondes, transformations radicales dues aux progrès des industries, à la diffusion des connaissances ou au développement de la personnalité humaine. Le transitoire, elle le laisse s’user ; le définitif, elle le consacre. De temps à autre, un pape jette sur l’assemblée des fidèles quelque parole décisive qui ne sera plus reprise et constitue comme l’annonce d’une étape franchie, la déclaration qu’une enceinte nouvelle s’est ouverte. De nos jours surtout, cette parole revêtira rarement la forme dogmatique ; discuté dans le langage vieilli des Conciles, proclamé avec des gestes d’une solennité hiératique, le dogme n’émeut plus guère que les âmes sacerdotales ; l’agitation qui en résulte meurt au seuil du séminaire. Le cadre plus accessible de l’Encyclique, le moyen plus moderne encore d’un article de journal ou d’une interview servent mieux les desseins pontificaux.

C’est ainsi qu’a agi Léon xiii. La république, qui n’avait joué dans les grands pays d’Europe que des rôles passagers, venait de s’établir en France avec tous les signes apparents d’une longue durée ; en même temps, le développement de la civilisation américaine faisait pressentir l’intervention dans les affaires du monde d’un certain nombre d’États républicains incités par l’exemple du plus puissant d’entre eux. Or l’Église passait pour inféodée à la monarchie ; on répétait volontiers que le destin du trône et celui de l’autel sont solidaires. Léon xiii dénia cette solidarité imaginaire ; il rappela que, nulle forme de gouvernement civil n’étant incompatible avec la pratique de l’Évangile, aucune n’a les préférences du Saint-Siège. L’Église semblait étrangère aux questions du jour, hostile même à ces problèmes sociaux pour lesquels notre génération se passionne si fort qu’elle en oublie parfois les vieilles luttes éternelles de l’orgueil et du lucre ; il la lança en plein mouvement ouvrier et réclama pour elle le droit de travailler à l’organisation des forces démocratiques. On lui reprochait enfin de se laisser guider avant tout par la haine des cultes dissidents : il déclara en termes inoubliables que les chrétiens devaient s’unir sans distinction de credo dans l’intérêt du bien public.

De telles initiatives ont remué la chrétienté jusqu’en ses assises les plus profondes et bien des jours se passeront avant que l’ébranlement salutaire qu’elle en a reçu ait achevé de produire tous ses fruits. Mais, précisément parce que cet ébranlement a été considérable et que l’effet s’en propagera longuement, il ne saurait être suivi d’émancipations nouvelles ; pour un temps les lourdes portes se sont refermées. L’intérêt de l’Église exige que le prochain pontificat soit une période d’arrêt dans les innovations, et si, d’aventure, quelque changement de direction s’imposait, ce serait vers le monarchisme moderne, vers les trônes consolidés et les hiérarchies restaurées que le pilote sacré orienterait le navire. L’Église peut sans danger lasser les impatiences d’avant-garde ; ceux de ses soldats qui s’égarent en éclaireurs imprudents et se perdent ne sont jamais bien nombreux ; ce qui serait grave pour elle, ce serait d’alarmer les timorés, les retardataires, — ceux-là constituent l’immense majorité. Une Église qui devance ses fidèles peut beaucoup peut-être pour le progrès de la pensée mais, en tant qu’institution, elle est condamnée à une prompte décrépitude.


Pour l’Europe tout au moins, la période d’« américanisme » est close. C’est la France qui pouvait le mieux en profiter. Que n’eût-elle obtenu si elle avait su le faire ! si son gouvernement, au lieu de se prétendre menacé par une poignée de moines, avait répondu avec une intelligence prudente et ferme aux avances du Saint-Siège ; si, au lieu de dénoncer elle-même un protectorat dont seuls peuvent méconnaître l’importance les petits Homais que produit notre démocratie, elle avait profité de la bonne volonté pontificale pour étendre et fortifier ce précieux privilège ; si, ayant à son service un Favier, un Lavigerie, un Charmetant, elle les avait revêtus de prestige et largement aidés au lieu de leur distribuer de maussades subventions et des distinctions subalternes !…

Mais voilà ! les petits Homais, toujours ignorants de ce qui se passe au dehors, s’imaginent que la religion est entrée en agonie et que le pape, aux abois, se raccroche aux pans de leurs redingotes ; tout l’énorme mouvement rénovateur qui agite l’univers, la poussée qui s’opère dans les âmes, les signes multiples qui attestent pour demain la grandeur certaine des religions, tout cela leur échappe.

Et quand la France, par leur faute, aura perdu un de ses appuis séculaires les plus efficaces, ils sont, en vérité, si bornés, que peut-être ne comprendront-ils pas encore.



RESPONSABILITÉS NATIONALES


13 juin 1903.

Quand le temple a été souillé, les ministres du culte, après une sorte de délai expiatoire, le consacrent à nouveau par des cérémonies appropriées. C’est là une coutume dont l’origine se perd dans la nuit des âges ; elle est logique et respectable.

Assurément, la politique n’est point une religion et rien ne ressemble moins à une église que le cabinet d’un chef d’État ou l’enceinte d’un parlement souverain ; les actes gouvernementaux qui s’y élaborent revêtent pourtant un caractère de solennité et de gravité qui les distingue des actes privés. C’est la doctrine catholique ; tout pouvoir, dit-elle, vient de Dieu. Il est certain que le jour où le droit non pas de lutter légalement contre les décisions du pouvoir mais de supprimer brutalement ceux qui l’exercent se trouverait inscrit parmi les privilèges inhérents à la qualité d’homme libre, la douce anarchie serait à nos portes ; il ne resterait plus qu’à délibérer sur la meilleure manière d’ensevelir la civilisation moderne — celle-là même dont nous sommes si fiers et dont nous célébrons volontiers les bienfaits — et sur le genre du monument à élever sur sa tombe.

L’Europe officielle ne paraît point pénétrée de cette vérité. S’il y a quelque chose de plus sinistre que le bruit des coups de feu de Belgrade, c’est la veulerie des gouvernements en face de cet épouvantable forfait. Dans toutes les capitales, les représentants de la Serbie auraient dû recevoirleurs passeports et être invités à quitter le territoire dans les vingt-quatre heures. Une telle façon d’agir n’eût aucunement impliqué, est-il besoin de le dire, la moindre intention d’offense pour leurs personnes, ni même la moindre haine pour le nom serbe ; c’eût été simplement l’énergique et utile protestation des autorités constituées contre un retour offensif de l’antique barbarie ou contre une préface des violences à venir. Cette rupture eût constitué le délai expiatoire pendant lequel les prêtres laissent le temple fermé. Ensuite, les relations auraient pu être reprises avec ceux qui assumeront la lourde tâche de faire sortir une puissance stable et une prospérité raisonnable de cet affreux carnage. Au lieu de cela, nous recueillons à travers les cloisons des chancelleries le bruit de conversations discrètes : on « échange des vues » extraordinairement circonspectes ; la prudence domine, oh ! combien ! Pour un peu, on regarderait d’un autre côté en ayant l’air d’ignorer qu’il se soit passé dans les Balkans quelque chose d’important. « Les Serbes, aurait déclaré un diplomate, changent de gouvernement par des procédés à eux spéciaux. Cela les regarde. » Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont dites et que voilà un euphémisme distingué ! Mais est-il bien sûr que cela les regarde seuls et où irions-nous avec de pareilles théories ?

On objectera que la responsabilité de la nation serbe n’apparaît pas clairement. Ne serait-il pas injuste autant que dangereux d’impliquer un pays tout entier dans une affaire qui paraît être l’œuvre de quelques criminels déterminés ? Il se posent d’ailleurs en libérateurs tragiques et leur crime se colore d’un vague reflet de patriotisme. Sans doute, autour du palais sanglant, on a pavoisé et illuminé ; des musiques militaires ont fait entendre de joyeux refrains et les buveurs de bière ont accompli, paraît-il, des prouesses. Tout cela est monstrueux, répugnant. Mais en exagérant l’énormité du contraste, le nouveau gouvernement n’a-t-il pas voulu donner le change sur les sentiments populaires et faire croire à une absolution octroyée par une sorte de plébiscite spontané ? Et puis, n’y a-t-il pas sur toute la surface du globe des hommes prêts à mener une ripaille en l’honneur d’un assassinai et à s’enivrer autour des cadavres ? Qui sait ce que pense, au fond de son âme fruste, ce peuple dont un de nos compatriotes, bien qualifié pour le juger, vantait la douceur facile et le tranquille fatalisme ?

Il existe deux justices qui se trouvent rarement d’accord. L’une, la justice divine, ou si l’on veut immanente, est absolue, parfaite et par là même inaccessible. Celle-là démêle les responsabilités intimes d’après des données certaines enfouies tout au fond des consciences ; ses arrêts demeurent secrets, ses sanctions ne sont point de ce monde. Il en est une seconde, relative et imparfaite, qui recherche en tâtonnant les responsabilités apparentes ; ses arrêts sont publics et ses sanctions souvent injustes. Et parce que nous sommes nous-mêmes des êtres finis et imparfaits, nous nous sentons condamnés à ne pouvoir vivre sans la seconde, faute de pouvoir jamais atteindre à la première. Sans cesse les innocents ont porté le poids des anathèmes encourus par les coupables, et ce sera toujours ainsi. Cette dure loi est une condition fondamentale de l’existence collective : par elle, si la réalité de la justice n’existe point, nous en possédons du moins la figure, l’image grossière, et cette image nous est indispensable.

L’Europe a ri quand, vaillamment, Thiers voulut dégager la France de l’entreprise belliqueuse reprochée à Napoléon iii. Et cependant l’on savait dès alors ce que le témoignage de Bismarck lui-même a précisé si audacieusement depuis : le piège tendu par la Prusse pour nous amener à déclarer la guerre. Cette déclaration, l’opinion universelle nous en a rendus et nous en rend encore aujourd’hui responsables. La honteuse tragédie qui suivit et qui se joua dans Paris sous l’œil ironique de l’ennemi a beau avoir été le fait d’une poignée d’internationalistes, elle n’en a pas moins fait une tache à notre blason, — et de même toutes les grandes iniquités historiques, tous les grands forfaits des siècles écoulés ont été justement imputés à ceux au nom desquels ils furent accomplis. Certes, c’est une consolation pour l’humanité de songer que les partisans du crime constituent rarement la majorité, mais cela n’influe pas sur le jugement qu’il engendre. Le crime commis au nom d’une nation provoque la responsabilité nationale et la crée. Il n’y a qu’un seul moyen d’éviter d’en être responsable, c’est d’en être victime. Ainsi, dans les douloureux événements qui viennent de se produire, la responsabilité de la Serbie est indéniable ; les seuls Serbes qui ne soient point éclaboussés par l’infamie de tels événements sont ceux qui y ont laissé leur vie.

De nos jours, il faut le reconnaître, ces idées-là prêtent à discussion. Tandis que chacun prêche la solidarité humaine et y fait appel en termes d’une facile éloquence, le sens de la solidarité nationale s’émiette et se voile. On dispute sur sa nature sans se préoccuper de reconnaître le fait pesant de son existence ; on croit y échapper jusqu’au jour où quelque tragique événement le fait apparaître en pleine lumière avec ses rudes et inévitables conséquences. Officiers-conspirateurs en quête d’un sabre selon leur goût ou partis politiques à la recherche d’un tremplin électoral favorable à leurs intérêts, les uns et les autres devraient se remémorer, avant d’agir, la loi suprême qui les lie à leurs compatriotes et fera entrer les résultats néfastes de leurs audaces ou de leurs calculs dans le patrimoine commun

que la race traîne après elle.

L’INCERTITUDE MAGYARE


2 juillet 1903.

La grande difficulté que l’on éprouve à juger des choses de la Hongrie, c’est qu’on risque également de se tromper en les regardant d’ensemble ou en se penchant sur elles. Vues de haut, elles ont de la ligne et de la couleur. Le tableau qu’elles forment est clair, simple, d’une belle ordonnance ; l’esprit satisfait l’accepte et s’y repose. Mais cette sécurité s’évanouit dès que s’est révélé un de ces détails troublants qui jaillissent bientôt en assez grand nombre pour changer le paysage harmonieux en une mosaïque incohérente.

Au milieu de cet empire de François-Joseph aux reliefs mal ordonnés, aux contours ébréchés, aux divisions artificielles et multiples, l’atlas nous fait voir un grand pays compact formé de plaines copieusement arrosées et cerclées de montagnes, — quelque chose comme une gigantesque esplanade bien approvisionnée et bien défendue, ne craignant ni les sièges ni les surprises. Il semble que ce doive être là le robuste noyau de la puissance impériale, la région mère où loger la capitale, où centraliser les ressources matérielles et morales. L’aspect historique répond à l’aspect géographique ; une même impression d’unité s’en dégage. Depuis les jours lointains où les Magyars d’Arpad se fixèrent sur la pusta, où le roi Étienne les initia au christianisme, où André II leur donna cette fameuse « Bulle d’or » qui, codifiée en 1231 par la Diète, devint la Constitution hongroise, — la race vaillante et souple aux mystérieuses origines a poursuivi son développement logique. Avec une égale vaillance, elle a défendu la chrétienté contre les Turcs et lutté pour la sauvegarde de ses libertés. Groupée autour du trône en péril de « son roi Marie-Thérèse » ou révoltée contre les entreprises d’un Léopold Ier ou d’un Joseph ii, elle a donné successivement l’exemple d’une intelligente abnégation et d’un héroïsme patriotique, et l’on ne sait qu’admirer le plus de l’élan avec lequel, il y a cinquante ans, elle répondit à l’appel du noble Kossuth ou de la sagesse qui l’amena peu après à se laisser conduire par l’ingénieux François Deak. Les voilà bien ces hommes dont on a pu dire (Asseline, Histoire de l’Autriche) qu’ils étaient « fougueux comme des cavaliers d’Attila et subtils comme des légistes de Byzance » ! Les voilà bien ces magnats confectionnés « avec la moitié d’un lord anglais et la moitié d’un émir oriental » ! D’où pourraient venir aujourd’hui à une telle race l’incertitude et l’effroi à propos d’un avenir qu’ont assuré tout à tour la force du poing et celle de la volonté, l’effort des muscles et celui de la pensée ?…

Examinez maintenant à la loupe une carte ethnographique et, laissant de côté les belles allées centrales de l’histoire, enfoncez-vous dans les fourrés où s’entre-croisent les sentiers confus tracés par les savants et les chercheurs. L’homogénéité rassurante s’efface graduellement. Nulle part les Magyars ne semblent les maîtres : sur leur propre territoire, Allemands, Slovaques, Ruthènes, Slovènes, Roumains, Serbes, Croates les enserrent et les pénètrent. Les uns occupent les frontières, les autres ont planté des colonies prospères en plein centre du pays. Et ce ne sont point des fils soumis ; ils veulent des privilèges ; ils réclament en faveur de leur langage, de leurs écoles, de leurs Églises, car la diversité des cultes n’est pas moindre que celles des races : il y a là des grecs-orthodoxes, des grecs-unis, des catholiques romains, des calvinistes, des luthériens, des unitariens. Cette situation n’est pas nouvelle ; elle emplit les siècles. Bien anciennes, les velléités d’indépendance de la Diète d’Agram envers celle de Presbourg, la résistance têtue des Serbes à l’administration magyare et les colères périodiques des Roumains et des Saxons de Transylvanie ! Bien anciennes les querelles philologiques et les disputes religieuses !

Ce n’est pas tout. La puissance magyare elle-même a été souvent vaincue, annihilée ; elle a subi de nombreuses et très longues éclipses. Elle s’est vu imposer d’inquiétants vasselages, a dû quêter des souverains au dehors et languir sous des codes étrangers. Des périodes entières ont passé sans que la Diète ait été convoquée ni qu’aient pu se réunir ces fameux « comitats », sortes de conseils municipaux créés dès la fin du onzième siècle par Béla Ier et qui furent le berceau de la liberté hongroise. Ainsi il n’est que juste de dire que peu de races ont rencontré sur leur route plus d’obstacles formidables et affronté plus de déboires.

Or tout cela se passait en un temps où les adversaires de la Hongrie, Slaves ou Germains, se trouvaient isolés et divisés ; ils achèvent aujourd’hui de se grouper en deux masses énormes. Certes, le panslavisme, en tant que système de gouvernement, est une utopie ; jamais des peuples dont les origines diffèrent autant que les intérêts, ne consentiraient à abdiquer leur indépendance entre les mains de l’un d’eux ; et telle serait, forcément, l’union slave présidée par la Russie. Mais rappelez-vous la boutade de Mgr Strossmayer. « Plutôt Russes que Magyars ! » s’écria naguère le Lavigerie croate ; cette parole donne à penser que contre la Hongrie les Slaves pourraient bien quelque jour se trouver momentanément unis.

En cette occurrence, l’Allemagne offrirait volontiers son concours, et il y a encore dix ans on l’eût accepté à Budapest sans arrière-pensée. Aujourd’hui un certain malaise se répand à l’idée d’avoir à s’appuyer sur le glaive germanique. C’est que des incidents ont eu lieu dont il serait également imprudent de s’exagérer l’importance et de négliger tout à fait l’avertissement. Certains des groupes teutons coagulés sur la terre hongroise ont affiché tout à coup, avec une intensité singulière, des sentiments nouveaux ; ils ont paru se considérer comme les avant-postes orientaux de la Germania, comme les éclaireurs de sa marche prochaine vers l’Est. L’écho de leurs prétentions est venu se répercuter à Berlin où il a été reçu avec un embarras visible et désavoué d’une façon pleine de réticences. Il n’est pas bien certain que ces colons très zélés se soient montrés en cette circonstance bien habiles à faire le jeu de leur patrie, mais l’empire allemand peut-il blâmer des Allemands qui se réclament de sa force et de son prestige ?

Ce n’est donc pas assez du péril slave, il y a encore le péril allemand. L’un et l’autre subsistent et, loin de s’affaiblir, paraissent s’aggraver ; car, d’un bout à l’autre de son histoire, le peuple magyar, pour résister et conquérir, s’était appuyé sur les divisions perpétuelles de ses adversaires et sur leurs querelles intestines : divisions des Slaves, opprimés par les Ottomans retardataires, ignorants de leurs propres forces et se déchirant entre eux ; divisions des Impériaux sans cesse aux prises avec les difficultés provenant de la constitution même du Saint-Empire et de ses intérêts contradictoires. Grâce à cela, les Magyars purent imposer leur nationalité et s’annexer un territoire bien plus vaste, et exercer une influence bien plus considérable que ne le comportaient leur nombre et leur richesse. Ces avantages péniblement acquis, il s’agit maintenant de les conserver. Pour cela le jeu de bascule serait un procédé de mince valeur et de dangereuses conséquences. Il faudra de toute évidence chercher à droite ou à gauche un appui ferme et s’y tenir.

Rien d’étonnant qu’une si grave alternative pèse sur les moindres aspects de la vie politique hongroise. C’est, en somme, tout l’avenir national qui est en jeu, l’avenir d’une race bien décidée à ne rien aliéner de son patrimoine, à ne rien laisser slaviser ni germaniser autour d’elle, et que pourtant les circonstances obligent à se créer d’un côté ou de l’autre une amitié nécessaire. De là ces préoccupations qui, vues d’Occident, paraissent inutilement complexes, ces revendications qui semblent maladroitement intransigeantes, ce souci de rendre l’armée plus exclusivement nationale, de faire prédominer la langue magyare sur ses rivales ; de là ce classement incohérent des hommes et des partis, ce chassé-croisé d’influences électorales et de combinaisons parlementaires qui déroutent l’étranger et l’empêchent de s’intéresser aux évolutions de la politique hongroise. En réalité, il n’y a là-bas qu’une seule et suprême question, à laquelle tout le monde pense et dont personne ne parle : se tournera-t-on du côté des Slaves ou du côté des Allemands ? Et comme, de toutes façons, il faudra participer au grand duel immanquable, on ne saurait trop examiner le pour et le contre de chaque solution, afin de décider comment le mieux affronter. — Au fond de son tombeau, Mathias Corvin lui-même se retourne perplexe…



L’ENTENTE CORDIALE


23 juillet 1903.

Il est bien difficile aux pires anglophobes de dénier l’éclat et la spontanéité des manifestations francophiles par lesquelles le président de la République a été accueilli en Angleterre. Que le roi et ses ministres se soient inspirés, en cette circonstance, de profonds desseins politiques, que l’aristocratie et les classes supérieures, saisissant l’arrière-pensée des pouvoirs publics, aient su se placer d’instinct au même diapason, ce sont là choses acceptables ; mais que la foule ait obéi à de pareils calculs et deviné ce que personne ne lui disait, voilà qui n’est pas admissible. La foule a témoigné envers la France d’une amitié vibrante et chaleureuse dont on ne saurait discuter l’évidente sincérité.

Du reste, ceux qui connaissent la véritable Angleterre n’ont pas été surpris ; ils savent de quel prestige persistant bénéficie auprès d’elle la civilisation française. Le cabinet de Saint-James a pu nous être hostile, les snobs londoniens ont pu se détourner de nous ; au fond de son cœur, l’Anglais laborieux qui n’est pas mêlé à la politique et ignore le snobisme, nous gardait envers et contre tout une sympathie solide ourlée d’une petite pointe de dédain et festonnée de quelque jalousie. Nous demeurons à ses yeux le peuple benjamin, enfant gâté de la nature, dont le rire égaye l’humanité et dont le geste d’artiste décore et embellit les rudes architectures dressées par le travail opiniâtre des autres peuples ; nous ne savons faire que cela, paraît-il, mais nous le faisons de manière exquise. Pour incomplète qu’elle soit, cette conception du rôle de la France dans le monde n’en est pas moins assez exacte et suffisamment flatteuse ; c’est elle qui nous vaut d’être appréciés par des voisins que tourmentent perpétuellement les vagues aspirations du ruskinianisme.

Ces sentiments, toutefois, s’ils se manifestent en paroles amicales, se traduisent malaisément en actes parce que, sur le terrain pratique, les intérêts des deux pays s’opposent fréquemment et que leurs ambitions se heurtent. Aussi, entre eux, n’a-t-il jamais été question d’alliance ; dès qu’un rapprochement se dessine, on voit reparaître une vieille formule d’une aimable imprécision, sorte de pont de bateaux jeté sur la Manche, qui se monte et se démonte tour à tour et dont les matériaux, en ce dernier cas, attendent sur le rivage l’heure d’être utilisés de nouveau.

Ils servirent principalement sous Louis-Philippe. Si vous demandez à la plupart des Français leur opinion sur l’entente cordiale qui exista, en ce temps-là, entre les cabinets de Londres et de Paris, ils vous répondront sans nul doute que ce fut une duperie. Et ils n’auront pas tout à fait tort, sans avoir complètement raison. L’entente cordiale d’alors fut favorable aux intérêts de la monarchie de Juillet ; reste à savoir jusqu’à quel point ces intérêts se confondaient avec ceux du pays.

La révolution de 1830 porta un coup terrible à notre politique extérieure : il en fut de la puissance française comme d’une rente qui s’effondre inopinément ; chute fictive, mais dont l’impression est longue à s’effacer et dont les résultats se neutralisent lentement. L’opinion européenne, en effet, ne s’était pas attardée à considérer si Charles x avait raison de suivre les processions un cierge à la main ou de se faire oindre avec le saint-chrême dans la cathédrale de Reims. Elle tenait ces détails pour secondaires ; ils l’étaient certes, car soixante-quinze ans ont passé depuis lors et François-Joseph continue de suivre les processions tandis que récemment Édouard vii s’est fait sacrer avec les cérémonies appropriées ; aucun Bérenger ne les chansonne et la Liberté n’en est point morte. On ne saurait dire, hélas ! qu’elle se porte plus mal à Londres — ni même à Vienne — qu’à Paris.

En regard de ces incidents, l’Europe avait vu le relèvement financier, militaire, politique de la France s’opérer avec une rapidité qui tenait du prodige ; les Français étaient les seuls à ne pas s’en apercevoir. Pour connaître le rang que notre pays avait recouvré dans le monde, il suffit d’analyser les communications de nos ministres et de nos ambassadeurs aux gouvernements étrangers au cours d’un congrès comme celui de Vérone ou à la veille d’une expédition comme celle d’Alger. Le ton en est d’une belle assurance et d’une noble fierté. Les chancelleries que la guerre d’Espagne et la gloire de Navarin avaient averties de nos progrès s’étaient peu à peu résignées à l’idée d’une révision des traités de 1815. Elles savaient inévitables et prochaines la révolte des provinces belges et leur annexion à la France.

Du jour au lendemain, tout fut changé. L’Europe, dont une secousse malencontreuse réveillait soudainement les vieilles rancunes à l’égard de la France, se vit en présence d’un prince qui tenait son trône d’un hasard insurrectionnel et s’ingéniait à l’asseoir en équilibre sur deux principes contradictoires : la légitimité héréditaire dont son avènement était la négation et la volonté nationale qui se trouvait, en fait, escamotée. Aucun régime n’aurait rencontré de pires difficultés et la république assurément se fût imposée à l’Europe avec plus de facilité que Louis-Philippe. Le nouveau monarque se mit à l’œuvre bravement. Casimir Perier l’aida à établir son autorité au dedans, Talleyrand à fonder son crédit au dehors ; les deux tâches exigèrent de grands sacrifices. Pour mettre fin à un isolement diplomatique qui n’était pas seulement humiliant mais devait exercer de fatales répercussions sur le corps électoral, il fallait avoir quelque chose à offrir en retour de l’appui demandé : on proposa à l’Angleterre de l’aider à fonder une Belgique indépendante et neutre ; on fut bien près de lui accorder en plus l’évacuation d’Alger, — elle ne l’exigea point, se contentant de voir le roi des Français refuser le trône belge pour son fils. Ainsi naquit l’entente ; cordiale avec lord Aberdeen, acariâtre avec lord Palmerston, elle n’en domina pas moins la majeure partie du règne. Ni Thiers en soutenant Méhémet-Ali ni Guizot en préparant les mariages espagnols ne se trouvèrent bien de s’en être écartés ; si, par la pensée, on retire à la monarchie de Juillet l’appui de l’Angleterre, on ne voit pas, en vérité, comment elle eût réussi à s’établir et à durer dix-huit ans.

L’entente se reconstitua sous le second Empire. La guerre de Crimée, cette lutte incohérente dans ses causes comme dans ses conséquences, puis l’expédition de Chine et surtout les traités de commerce en furent les manifestations significatives. Après 1870, une vague d’anglophobie déferla. La France ne pardonnait point qu’on l’eût laissé écraser sans venir à son aide — Et de nouveau, au lendemain d’événements qui semblaient devoir porter cette anglophobie au paroxysme, au lendemain du cliquetis de Fachoda, des menaces maladroites de M. Chamberlain et des spectacles irritants du Transvaal, nous voici ramenés par d’habiles initiatives et par un rayonnement de notre vieux bon sens en face de cette entente qui s’impose, après tout, puisque nous avons des colonies et que l’Angleterre domine les mers.

Faut-il, cette fois, tenter de donner une sanction générale, une sanction définitive au rapprochement ? Et alors, sous quelle forme le préciser ? — Trois solutions se présentent qu’on ne peut analyser ainsi au pied levé et que nous nous contenterons d’indiquer. La première consisterait à profiter des bonnes dispositions présentes pour régler d’un seul coup toutes les questions litigieuses ; mais il suffit, croyons-nous, d’en faire le relevé pour apercevoir les difficultés d’une pareille entreprise : Siam, le Maroc, Terre-Neuve, les Nouvelles-Hébrides, pour ne citer que les principaux points du globe sur lesquels porteraient les négociations, sont de bien gros morceaux pour un seul repas, même lorsque les convives en présence peuvent se réclamer d’Henri viii et de Rabelais. La seconde solution, ce serait un beau et bon traité d’arbitrage entre les deux nations : d’honnêtes députés sont en train d’y travailler. Les avantages passeraient sûrement les inconvénients ; encore faut-il se dire que si un problème vital venait à se poser, il n’y a point d’arbitrage qui y résisterait ; mais c’est précisément le caractère des rivalités franco-anglaises d’être partout importantes et nulle part essentielles.

La troisième solution reçut jadis l’adhésion anticipée de Cecil Rhodes. Cet audacieux génie avait entrevu la possibilité pour la France de servir de trait d’union entre l’Angleterre et la Russie ; il pensait avec juste raison que cette Triplice-là dominerait l’univers et ce n’est pas l’entrée de l’Italie dans une pareille combinaison qui l’affaiblirait. Certes l’œuvre serait de magnifique envergure et de réalisation délicate. La République possède un homme capable de l’entreprendre et de la mener à bien ; mais les haines des partis et les hasards ministériels le lui permettront-ils ?…

Après cela, il y aurait encore une quatrième façon de procéder, laquelle consisterait à ne point s’embarrasser de l’avenir et à se vendre les uns aux autres le plus de marchandises possible. C’est le point de vue de la rue de la Paix. Il a sa valeur et peut-être est-ce ainsi que l’entendait, de son côté, ce brave habitant de Regent Street qui avait écrit à sa fenêtre, l’autre jour, en lettres de carton sur de l’andrinople rouge : « Vive l’attente cordiale ! »



LE REDRESSEMENT DE L’AXE


10 août 1903.

Un incident récent s’est produit autour d’une statue ; c’est incroyable à combien d’incidents peut donner lieu, chez nous, le fait d’élever un monument à un homme notoirement illustre ; je dis notoirement car, s’il s’agit d’une célébrité discutable, la chose passe comme une lettre à la poste. Pierre Leroux, Étienne Marcel ou Armand Carrel se sont installés sur leurs piédestaux respectifs sans que personne y trouvât à redire ; mais pour Renan, Taine ou Jules Simon c’est une tout autre affaire : les différents « blocs » s’émeuvent aussitôt et se mettent à rouler sur les pentes de l’opinion, si j’ose employer cette métaphore hardie. La dernière victime d’un si fâcheux état d’esprit[2] s’est vu marchander les honneurs auxquels elle a droit, en considération d’une faute exceptionnellement grave : elle a manqué, en son vivant, au respect que tout Français et aussi — pour parler le langage actuel — tout « citoyen de l’humanité » doivent à notre sainte Révolution !

Il faut convenir que, de ce respect, les Français ne sont point avares ; mais il en va différemment des autres citoyens de l’humanité. Ceux-là professent en général sur ladite Révolution des opinions dont on ne se doute guère à Paris, ni même à Landerneau. Parbleu ! direz-vous, ces gens sont jaloux ; c’est la haine qui les étouffe. Mon Dieu, non ! Je n’ai jamais vu qu’on manifestât à l’étranger ni haine ni jalousie à l’égard de la Révolution, mais on a de son œuvre une conception qui ne saurait à aucun degré s’accorder avec la nôtre.

La nôtre est simpliste ; elle se résume en quelques lignes. Le monde allait de travers : le peuple français, d’un vigoureux coup d’épaule, en a redressé l’axe et, dans cette noble opération, il s’est meurtri et blessé pour le bien de tous. Un groupe de héros tragique se dévoua à l’entreprise ; une épopée surhumaine a répandu ensuite, aux quatre coins de l’Europe, les idées nouvelles d’émancipation, de justice et d’égalité. Une telle rénovation ne pouvait s’accomplir sans que des excès fussent commis et des intérêts individuels sacrifiés ; du moins le monde tourna-t-il ensuite autour d’un axe redressé. Voilà ce que j’ai appris au collège — et c’était chez les jésuites ! D’un bout du pays à l’autre, voilà ce qu’apprennent les écoliers dans les classes et les adultes aux cours du soir. Voilà ce que ressassent les discours de distributions de prix et les harangues de comices agricoles. C’est le leitmotiv de notre race, le refrain favori de l’orgueil national.

Deux Français ont osé, de nos jours, s’inscrire en faux contre cette conception de la Révolution : Le Play, qui avait observé sa patrie d’au-delà des frontières, et Taine, qui descendit dans les profondeurs du détail historique. Leurs conclusions, toutefois, ne sont point conformes à ce qui s’enseigne dans les écoles et collèges de l’étranger. En effet l’un et l’autre jugent qu’on a touché à l’axe du monde, mais plutôt pour le détériorer ; Taine en est à demi persuadé et Le Play, tout à fait certain. Les étrangers, eux, ne paraissent pas savoir en quoi consiste cet axe ni s’il existe, ou bien s’il n’y en a pas une demi-douzaine, de sorte que ce côté de la question leur demeure obscur. Ils pensent de l’ancien régime tout le mal que nous avons pris soin d’en dire, c’est-à-dire beaucoup plus que nous n’en pensions nous-mêmes et qu’il n’en exista en réalité. Ils considèrent ainsi que les destructions opérées par la Révolution sont explicables et que ses excès furent provoqués par des méfaits antérieurs. Quant aux reconstructions qu’elle réalisa, ils les regardent comme assez insignifiantes. Certains décrets de la Convention qui créèrent des établissements encore vivants et dont nous sommes fiers à juste titre ne leur paraissent pas suffisants à soutenir le bon renom d’une assemblée chargée par ailleurs de tant de crimes. La beauté des gestes de Marat, de Robespierre ou de Fouquier-Tinville leur échappe ; ils tiennent ces personnages pour d’ordinaires assassins ; mais surtout ils pensent que si Bonaparte consacra l’œuvre administrative de la Révolution, il en supprima totalement l’œuvre politique ; c’est là, il faut l’avouer, un point de vue difficilement contestable. Pourtant nous ne l’admettons pas et, par une de ces antithèses sentimentales qui charment nos esprits, nous avons fait de l’Empire la continuation de la République et de l’empereur le champion des idées libérales. D’ailleurs, en vrais héritiers des Romains, nous donnons le pas à l’administration sur la politique, de sorte que ces mêmes réformes, considérées par les étrangers comme accessoires, nous semblent avoir constitué la clef de voûte de l’ordre nouveau ; or cette clef de voûte tient encore !…

C’est ainsi que nous en sommes arrivés à estimer que la Révolution a réussi, alors qu’autour de nous on juge généralement qu’elle a échoué. La divergence est absolue. Elle s’étend plus loin encore. Non seulement nous sommes reconnaissants « aux grands ancêtres » de tout ce qui a pu s’accomplir de bon chez nous depuis cent ans mais, peu à peu, nous avons pris l’habitude de leur faire honneur de ce qui s’accomplit autre part. Leurs actes sont la source de toute lumière. La conscience humaine ? ils l’ont émancipée. Le gouvernement parlementaire ? on le leur doit. Les franchises municipales ? ils les ont inventées. Le droit des peuples ? ils l’ont proclamé et opposé au droit divin. — Que furent donc la Réforme et l’insurrection américaine ? des préambules sans importance. Eisenach et Philadelphie n’ont allumé que de pauvres feux dans la nuit ; à Paris, ce fut l’aurore. Et la grande Charte d’Angleterre ? et la Bulle d’or des Hongrois ? de simples petits parchemins préliminaires. Les cinq textes constitutionnels, d’ailleurs contradictoires, mis au jour par la Révolution, voilà d’où les sociétés modernes tirèrent leurs institutions… De là à conclure que nous avons opéré le redressement de l’axe mondial, il n’y a pas loin.

Cette croyance à l’axe redressé n’est pas une innocente manie, une sorte d’hommage quotidien rendu au Moloch révolutionnaire dont les lauriers victorieux nous dissimulent la face ensanglantée. C’est devenu une habitude d’esprit dont il est difficile de triompher. Depuis qu’il croit avoir touché à ce malheureux axe, le Français veut y toucher toujours. S’il énonce une idée, il tient pour acquis qu’elle va être applicable en tous lieux ; s’il conçoit une réforme, il lui attribue aussitôt une vertu universelle. Cela se fait en lui inconsciemment, sans qu’il le veuille ni s’en rende compte. La tendance à généraliser qui, dans le domaine littéraire, assure à son génie tant de vigueur et d’éclat, a passé malencontreusement dans celui des faits ; c’est ainsi qu’il perd si facilement contact avec la réalité nationale et se laisse entraîner à légiférer pour une humanité théorique laquelle pourrait exister partout, mais n’existe nulle part. Thiers, Lamartine, Napoléon III ont-ils gouverné autrement ? L’univers les préoccupait beaucoup plus qu’il n’a jamais préoccupé Louis XIV. Et ce ne sont pas seulement les grands hommes qui succombent à cette maladie, les très petits en sont atteints. M. Émile Combes et quelques-uns de ses cornacs accumuleraient moins de ruines autour d’eux s’ils n’étaient convaincus qu’ils améliorent la mécanique morale du globe et que les peuples à venir — Patagons et Thibétains aussi bien que Belges et Espagnols — leur devront une existence plus libre et plus heureuse. Ce n’est pas là de l’orgueil ordinaire, c’est une espèce d’orgueil français qui descend en droite ligne du rôle absurdement agrandi que nous attribuons à la Révolution.

La preuve en est que, pour mieux accentuer le relief de ces quelques années, nous laissons l’ombre se faire sur les siècles qui les précédèrent. L’hommage universel que nous réclamons pour les prétendus géants de cette triste époque, nous ne le souhaitons apparemment ni pour un Philippe-Auguste, ni pour un Louis IX, ni pour un Charles V, ni pour un Louis XI, ni pour un Henri IV. Les autres nations ont-elles donc produit à profusion des Sully, des Richelieu et des Colbert et, s’il faut absolument envisager notre histoire au point de vue de l’intérêt cosmopolite, de tels hommes n’ont-ils pas fait plus pour la cause du progrès général que Saint-Just ou Danton ?

Les petits écoliers de France reçoivent à cet égard un enseignement déformé. Tandis qu’en tous pays, les maîtres prennent soin d’exalter le sentiment national non seulement en magnifiant le rôle joué par la race mais en l’étendant le plus possible vers le passé lointain, les nôtres réservent toute la lumière pour la projeter sur la convulsion historique la plus récente, au détriment d’événements plus anciens et plus féconds ; ils collectionnent les hyperboles dont seraient dignes certains de nos héros oubliés pour louanger une pléiade énergique à coup sûr, mais criminelle aussi, et dont aucune unanimité n’est venue consacrer la renommée.

Étrange souci qu’explique seule l’erreur obstinée en laquelle nous vivons. Viendra le jour où l’Atlas révolutionnaire s’apercevra enfin qu’il a gaspillé beaucoup de force à soulever, pour en redresser l’axe, une boule… qui n’était pas le Monde.



L’ÈRE DES VICE-ROIS


31 août 1903.

Les amis sincères de l’empire russe ont de quoi se réjouir : ce que l’empereur vient de créer, au loin, vers l’Extrême-Orient, apparaît plein de promesses fécondes.

On dira que cette première délégation du pouvoir impérial n’est qu’une manœuvre savante, qu’une sorte de pression momentanée sur la Mandchourie pour en compléter la russification. Et de fait il est singulièrement constitué, ce gouvernement qui comprend d’une part les énormes territoires de l’Amour et, de l’autre, la presqu’île de Liao-Toung — laquelle continue d’appartenir à la Chine, nominalement du moins, et n’a été que « cédée à bail », on se rappelle dans quelles circonstances. C’est là, entre le golfe du Petchili et la mer Jaune que se dressent les canons de Port-Arthur et que s’allongent les entrepôts de Dalny : guerre et commerce, l’endroit était bien choisi. La presqu’île de Liao-Toung est séparée des territoires de l’Amour par la Mandchourie : celle-ci se trouvera donc enserrée désormais par la puissance moscovite, au nord et au sud ; et, quelque jour, les tenailles se refermeront. Ce jour-là, la vice-royauté qui vient d’être créée sera-t-elle maintenue ou, plutôt, l’œuvre à accomplir étant achevée, les régions définitivement annexées ne perdront-elles pas leur autonomie embryonnaire pour entrer, à leur rang, dans le chapelet des provinces russes ?

Souhaitons pour notre alliée qu’il n’en soit rien et que l’expérience qu’elle va tenter serve à l’éclairer sur la seule solution rationnelle et sûre de son problème gouvernemental.

Le grand danger qui menace la Russie, non point immédiatement mais dans un avenir plus ou moins proche, c’est l’impossibilité certaine de continuer à être gouvernée par les méthodes actuelles. Un empire d’une pareille étendue, des mises en valeur aussi colossales, une Église aussi centralisée, des intérêts aussi complexes, des devoirs aussi variés, tout cela ne saurait longtemps rester concentré entre les mains d’un seul homme même servi par des ministres habiles et fidèles. Il faut pourtant que cette concentration subsiste parce que le génie russe s’y reflète et s’y complaît. Ce n’est pas à l’heure où les institutions parlementaires s’effritent lamentablement à travers toute l’Europe que la Russie va leur confier ses destins, et il n’apparaît pas qu’elle tienne en réserve le secret de quelque système représentatif encore inédit. Ceux-là qui les connaissent mal prétendent que les Russes sont mécontents. Vaste erreur ! Ils sont heureux et satisfaits. Le despotisme — puisque nous désignons sous ce vocable impropre le régime en vigueur chez eux — le despotisme leur plaît mais, à une condition, c’est qu’ils puissent avoir toujours accès auprès de celui qui l’exerce. Leur répugnance à participer à la direction des affaires publiques a persisté à travers les siècles ; ils sont bien les fils de ces paysans riches qui envoyèrent dire au Normand Rurik : « Notre pays est grand et prospère ; venez régner sur nous. » Quand il eut « refait un tsar » et placé sur le trône sans titulaire Michel Romanof, Kosma Minine, l’héroïque boucher de Nijni-Novgorod rentra chez lui pour veiller tranquillement à ses affaires. Et hier encore, ne voyait-on pas le gouvernement compléter d’office le conseil municipal de Saint-Pétersbourg que les électeurs ne se donnaient pas la peine de former ?

Tel est bien le Grand-Russien, prêt à se dévouer à sa patrie et à travailler pour elle sous la direction du Tsar auquel il s’en remet du soin de veiller à sa sécurité et de défendre ses intérêts. Mais le Grand-Russien n’est pas seul ; il représente l’État central, le vieux noyau de l’empire. L’empire pourtant s’est accru de toute une série d’autres États qui n’ont ni la même origine ni les mêmes instincts. La platitude géographique semblait devoir promptement en effacer les frontières, tandis qu’une pesante unité administrative se flattait d’en détruire le particularisme. À quoi bon le nier ? l’œuvre a échoué. En vain s’efforce-t-on, par un déplorable anachronisme, de la répéter. Elle échouera en Finlande comme elle a échoué en Pologne.

Et la Russie bénira, un jour, cet échec providentiel d’où sortira pour elle un surcroît de richesse et de puissance. Alors le tsar ne sera plus seulement l’empereur des Grands-Russiens mais aussi le souverain de la Petite-Russie, des provinces baltiques et de la Lithuanie, le roi de Pologne et le grand-duc de Finlande ; alors siégeront non plus seulement à Irkoutsk, à Astrakhan ou à Moukden, mais à Helsingfors, à Riga, à Varsovie, des vice-rois qui seront les délégués directs du tsarisme et le fortifieront en le soulageant d’un fardeau surhumain.

Du même coup les vœux de ces peuples annexés seront comblés. C’est un fait digne de remarque qu’ils n’aspirent point à l’indépendance mais qu’ils attendent avec une patience obstinée qu’on leur rende l’autonomie. Le respect et l’amour du souverain s’étendent à presque tout l’empire ; nulle part on n’est insensible au prestige et aux avantages du tsarisme. Aucun péril externe ne le menace donc ; bien des circonstances le favorisent ; sa figure majestueuse répond aux ambitions de l’heure présente ; il incarne la force et facilite le progrès matériel… le péril est interne. Dans l’empire où tout est organisé pour aboutir au chef suprême, il devient de jour en jour plus impossible de l’atteindre. Et au lieu de vice-rois prestigieux en contact direct avec l’empereur, ce sont trop souvent des chefs de bureau aux mains vénales qui examinent et décident.

Rien assurément n’est plus extraordinaire en Napoléon que la variété géniale de ses décrets quotidiens et l’imperturbable sûreté de son coup d’œil. Cet homme qui, du bout de l’Europe, pourvoyait entre deux batailles à l’institution de la Comédie-Française ou refrénait les audaces intempestives de la direction des Gobelins demeurera, devant l’histoire étonnée, un vivant phénomène. Qui se flatterait de lui ressembler ?… Confiez pourtant à Napoléon ressuscité le gouvernement de toutes les Russies avec ses responsabilités religieuses, ses obligations traditionnelles dans les Balkans, ses travaux sibériens, sa coulée nécessaire vers la Perse et le Thibet, — peut-être lui-même se sentirait-il surchargé. L’œuvre, en tout cas, serait à sa taille et, nous avons le droit de le dire, une œuvre à la taille de Napoléon n’est point normale ; la nation dont le chef héréditaire se trouve en présence de tâches semblables doit en concevoir de l’inquiétude et sentir qu’il faut à tout prix en alléger le poids.

Heureuse Russie, après tout, si elle n’a d’autres soucis que d’être trop grande, de voir s’ouvrir devant elle un avenir trop vaste, de posséder des clients trop nombreux et de devoir gérer trop d’affaires à la fois ! Elle ignore encore les loyalismes branlants et la sèche incrédulité, la tyrannie des assemblées et les défaillances des pouvoirs élus. On ne distend pas ses rouages militaires avec des théories idylliques ; on n’ébranle pas son crédit financier par des concessions collectivistes.

Et pour détourner l’unique menace dont elle ait à s’émouvoir… il suffirait de quelques vice-rois !



ROOSEVELT ET TOLSTOÏ


5 septembre 1903.

La grande force du tolstoïsme, c’est de s’être manifesté à une époque où de nombreux croyants s’affligeaient d’avoir été conduits à délaisser la morale chrétienne et où les indifférents, de leur côté, éprouvaient la nécessité de combler le vide creusé en eux-mêmes par la laïcisation de leurs consciences. Les ouvrages du grand écrivain devaient plaire aux uns comme aux autres. Les premiers y trouvaient de sérieux encouragements à rallier le vieil évangile de la charité ; les seconds se sentaient éloquemment incités à adhérer au nouvel évangile de la solidarité : charité et solidarité ne sont, après tout, que des formes variables d’un même sentiment, le dévouement à l’humanité par amour de Dieu ou du devoir. Ainsi appuyé sur des aspirations généreuses d’origines différentes mais de tendances parallèles, le tolstoïsme se présentait comme l’instrument probable d’une pacifiante unification, comme le canal d’une féconde coopération entre les hommes de bonne volonté. Il ne péchait d’ailleurs par aucune précision gênante. La pensée slave l’avait entouré de tout le charme dont elle est coutumière et avait dressé autour de lui de séduisants mirages.

La plus puissante originalité de son architecture, c’est qu’elle se réclamait de la bonté et non point de la justice. Les cités futures dont on nous montre les plans successifs ne sont, en général, que des palais de justice agrandis. Les lignes sont rigides, les façades imposantes et il semble que, pour le proportionner plus parfaitement au reste, chaque détail ait été pesé au préalable dans la balance incorruptible de Thémis. Le citoyen le plus naïvement épris d’ordre et d’égalité ne peut se défendre de quelque inquiétude sceptique à l’idée qu’une humanité dont il sent se répercuter en lui-même les instincts complexes et l’irrémédiable mobilité, puisse jamais habiter de pareilles demeures. Et, si petite que soit la place qu’il réserve à la fantaisie dans son rêve phalanstérien, cette divine uniformité lui donne par avance une vague sensation d’insurmontable ennui.

La bonté est bien plus facile à vivre que la justice. Elle s’accommode d’édifices barbares et les transforme habilement. Le soleil la suit : un essaim d’agréables vertus l’accompagnent et la secondent. Avant même que d’avoir pu modifier les conditions d’existence des déshérités, elle saura les adoucir. Cette transformation d’ailleurs, s’opérant par ses soins sans brusquerie, sans violence, sera plus durable. Il est souvent malaisé d’être juste ; il est si facile d’être bon. La justice est faillible : la bonté ne saurait s’égarer. Voyez, le champ de la souffrance humaine est immense. Partout des misères à secourir, des larmes à sécher, des infortunes à réparer. Employez-vous à arrêter la guerre, à décourager le meurtre, à faire monter dans tous les yeux les larmes de la sainte pitié. Et surtout ne demandez pas aux malheureux quelle langue ils parlent, quelles opinions ils professent, quel Dieu reçoit leurs prières. Allez à eux simplement, comme faisait Jésus.

Comme faisait Jésus… c’est précisément l’idéal exposé par l’auteur d’In his steps, cet étrange roman transatlantique dont s’émurent là-bas des milliers d’âmes. Quiconque a étudié le moins du monde le grand cyclone mystique qui, maintenant sur son déclin, secoua si fortement, il y a trente et quarante ans, l’Ouest américain se rend compte que Tolstoï aurait pu naître à Omaha aussi bien qu’à Pétersbourg. Son apostolat n’eût changé que de forme ; l’auteur eût parlé davantage et moins écrit ; l’œuvre eût été plus violente et moins artiste ; mais aucune divergence essentielle n’aurait séparé la doctrine de la prairie de la doctrine de la steppe.

Ce n’est donc pas une opposition de race, comme on serait tenté de le croire au premier abord, qui a fait surgir en face du tolstoïsme le rooseveltisme. L’homme qu’on ignorait presque aux États-Unis il y a dix ans, et sur lequel aujourd’hui l’univers tient les yeux fixés, n’est ni un fougueux impérialiste, ni un effréné faiseur d’affaires. Les Européens en sont encore à classer le citoyen de la République américaine dans une de ces deux catégories. Guerre ou commerce, on n’admet pas qu’il puisse être épris d’un autre idéal. Si ce n’est pas la gloire de Manille et de Santiago qui lui monte au cerveau, c’est alors la passion du tout-puissant dollar qui l’affole ; point de milieu ! Conception qui n’est pas seulement erronée mais absurde.

Théodore Roosevelt est un lettré ; sa vie de rough-rider a été aussi pleine d’efforts cérébraux que d’efforts musculaires. Sa philosophie s’est formée, par une observation sagace et une forte réflexion, au contact successif de la civilisation compliquée et de la rudesse primitive. (Il est à remarquer que Tolstoï, de son côté, a senti le besoin de se rapprocher des humbles et des simples et de toucher à l’outil moins pour scruter le travailleur que pour se perfectionner soi-même. Le philosophe qui se tient sur les sommets de l’idée et n’en descend point ne peut plus exercer, de nos jours, aucune influence active sur la société.) À travers les discours et les écrits de Roosevelt, les événements contemporains les plus lointains montrent leur silhouette, tracée d’une main rapide mais ferme. On devine qu’il n’y en a point dont il n’ait recueilli les leçons et pesé les conséquences générales. Aussi sa parole est-elle vraiment une parole mondiale convenant à tous et propre à être méditée par certaines nations étrangères plus efficacement encore que par le peuple américain.

Or, parmi les nombreux et virils conseils que lui suggèrent son coup d’œil hardi, son raisonnement clair et son superbe dédain du convenu, il en est un qui domine et résume tous les autres. « Ne t’abandonne pas, dit-il à l’homme civilisé, ne dépose pas ton harnais de combat. » Ce n’est pas l’amour de la bataille qui l’incite à parler de la sorte. Encore qu’il oppose volontiers les « guerres justes » à celles qui ne le sont point et qu’il tende à exonérer les premières de tout reproche, le président est un pacifique, ami des arbitrages raisonnables et des solutions modérées. Mais il n’admet pas que l’humanité soit transformable jusqu’à méconnaître le rôle de la force matérielle et à jeter bas le code de l’honneur conventionnel. Il ne croit pas au progrès social réalisable par la seule vertu, au bien social issu de la seule bonté. La lutte lui apparaît comme un élément indispensable de perfectionnement pour notre nature imparfaite. Quelle éducation serait celle qui ne s’appliquerait qu’à enlever tout caillou de la route, à chasser tout souci, à donner le plus de bien-être possible, à atténuer, à adoucir, à faciliter ? Que vaudrait un garçon élevé de la sorte ? Pas plus qu’une nation sans arsenaux et sans soldats, sans volontés impérieuses et sans ambitions puissantes, sans passion et sans orgueil. Tout cela nous demeure nécessaire pour progresser ; nulle transformation n’est survenue qui permette aux aspirations de l’âme de supprimer les instincts du corps, à l’esprit d’oublier l’animal, à l’idée pure d’ignorer le fait brutal.

Tel est le duel géant qui s’engage et dont l’enjeu n’est pas moins que l’orientation de l’univers. Sans qu’ils l’aient voulu ni cherché, la pensée de Tolstoï et celle de Roosevelt se heurtent de front. Les hommes hésitent entre leur rêve humanitaire et leur pesante armure. Beaucoup parmi eux avaient cru que l’heure sonnait du grand changement tant désiré ; il leur semblait que de merveilleuses découvertes scientifiques et une longue période de paix devaient prédisposer les peuples à réaliser une meilleure répartition de la richesse. Et voici que le chef de la plus grande république du monde, de celle qui paraissait vouée le plus étroitement au double culte de la science et de la paix, reprend la vieille fanfare des âges de fer et proclame à nouveau la dure loi des contraintes armées. L’heure ne sonne donc pas !… la cité de fraternité recule vers des horizons plus lointains. Il faut encore se battre !



LA QUESTION NÈGRE


26 septembre 1903.

La scène se passait dans un petit chemin de fer de Floride. Nous quittions Pablo-Beach où j’avais passé une après-midi de farniente à manger des oranges et à fumer des cigarettes sur une plage semée de palmiers nains ; le train de banlieue qui allait nous ramener à Jacksonville se composait de deux voitures, identiques d’ailleurs comme inconfort et comme malpropreté ; mais l’une réservée aux blancs et l’autre aux « gens de couleur », colored people. Lorsque je m’installai dans la première, elle comprenait trois Yankees à barbe poivre et sel qui crachaient alternativement, avec une remarquable habileté, dans un crachoir de cuivre placé à dix pas d’eux. Un peu plus loin se trouvait une dame élégamment vêtue ; elle pouvait avoir quarante-cinq ans ; ses beaux cheveux noirs, son regard très doux, son teint comme légèrement hâlé par le soleil lui composaient une physionomie fort agréable, empreinte d’un charme aristocratique. Au moment où le train allait partir, le conducteur vint lui parler à l’oreille : elle fit un geste de dénégation. L’homme insista ; sa parole devint brutale et inconvenante : sans s’émouvoir, la dame refusa à nouveau ce que le conducteur lui demandait. Celui-ci disparut aussitôt et revint quelques instants après, accompagné du mécanicien ; ils s’approchèrent de la récalcitrante et lui adressèrent une dernière fois la sommation d’avoir à passer dans le compartiment des « gens de couleur ». Les trois Yankees ne bougeaient point et n’avaient pas même l’air d’entendre. Alors se passa une scène ignoble dont je garderai toute ma vie le souvenir : le conducteur et le mécanicien se jetèrent sur la malheureuse, l’arrachèrent de son banc et la traînèrent d’un bout à l’autre du car jusqu’à la plate-forme du car suivant où ils la laissèrent ; quand ils passèrent près de moi, je remarquai que quelques mèches crépues sur la nuque attestaient seules qu’un peu de sang nègre coulait dans les veines de cette femme riche et distinguée. Je fis appel aux Yankees, leur demandant comment ils pouvaient tolérer de pareilles ignominies et je reprochai aux employés leur conduite : tous me regardaient comme si j’avais parlé hébreu et l’un d’eux, haussant les épaules, dit avec dédain :

— Vous autres, gens d’Europe, vous ne comprenez rien à la « question nègre », negro problem.

Non, sous cette forme, en effet, nous n’y comprenons rien ou plutôt nous ne voulons rien y comprendre, car elle est inadmissible. Notez que le sang blanc qui fait les quarterons n’est pas, en général, celui des aventuriers ou des outlaws, mais celui de la vieille aristocratie sudiste. Tout le monde avoue que la plupart des planteurs d’antan se choisissaient des maîtresses parmi leurs esclaves et procréaient volontiers des petits mulâtres dont le travail devait ensuite profiter à la plantation. Cela, par parenthèse, jette un jour singulier sur la prétendue répugnance qu’éprouve la race blanche à s’unir à la race noire. Cette répugnance est née en Amérique du moment où l’esclavage a pris fin ; tant qu’il a existé, la femme noire a su exercer sa séduction sur ses maîtres, et la chronique raconte que le foyer irrégulier qui se fondait ainsi, à l’ombre de l’autre, n’était pas, d’ordinaire, le moins apprécié du chef de famille. De sorte que non seulement ce sont les Américains qui, en important chez eux pour se procurer une main-d’œuvre à bon marché des esclaves d’Afrique, ont donné naissance au problème nègre, mais ce sont eux encore qui, pour satisfaire leurs appétits sensuels en même temps que leurs instincts de trafiquants, ont produit le problème mulâtre, celui des deux dont l’existence semble les irriter le plus aujourd’hui. N’y a-t-il pas là une singulière revanche du sort, une espèce de choc en retour de l’éternelle justice ?

Le mal est réel ; est-il inguérissable ? Tous ceux qui l’ont étudié conviennent que trois remèdes seraient seuls applicables en pareil cas : il faut, de toute nécessité, ou se débarrasser des nègres, ou les absorber, ou les tolérer. L’élimination, on l’a cherchée. Dans ce but fut fondée la petite république de Libéria ; ses organisateurs se flattaient de l’espoir qu’on pouvait éveiller au fond des âmes nègres le regret de la terre africaine et, la tentation d’une écharpe municipale ou d’un casque de pompier aidant, provoquer un exode volontaire des esclaves libérés vers leur ancienne patrie. La déception fut complète, mais aussi combien naïve était l’illusion ! Même si, au lieu de sables équatoriaux, on leur avait offert un verdoyant éden, les grands enfants noirs ne se seraient pas laissé emmener. Leur patrie, c’est désormais ce Sud ensoleillé où l’air est doux et la vie facile ; nulle persuasion ne les en tirera ; ôtez-les de force, ils reviendront.

L’absorption ? Mais c’est là une mesure qui ne se décrète pas ; elle réclame avant tout le libre consentement des intéressés. Et puis, quand même la loi oserait intervenir et encourager la fusion en lui assurant des avantages, fiscaux ou autres, sommes-nous assez éclairés sur les conséquences des croisements humains pour escompter un résultat précis ? Malgré les progrès réels accomplis par la moins avancée des deux races en présence, leur inégalité demeure choquante. Qui donc se permettrait d’affirmer que, si elles fusionnaient, ce seraient les qualités de la race supérieure qui l’emporteraient sur les défauts de la race inférieure ?

Nul n’a droit de reprocher aux nègres leur attachement envers cette Amérique où ils ne sont pas venus volontairement, mais où ils prétendent demeurer. Nul n’a droit non plus de reprocher aux blancs leur attitude défensive en face d’un péril ethnique dont, en Europe, on s’effrayerait tout autant. Seulement, sur trois solutions, en voilà déjà deux qui se trouvent inutilisables ; il faut donc se rejeter sur la troisième, — ne pouvant ni se débarrasser des nègres ni les absorber, il n’y a plus qu’à les tolérer.

Est-ce si difficile ?… De leur côté, aucune aversion n’existe. Après la grande misère d’Afrique, l’esclavage américain fut pour eux une période de douceur relative et de réelle amélioration ; ils n’en ont point conservé au fond de leurs esprits une image mauvaise. Au lendemain de l’émancipation, ils ont naturellement dansé le cake-walk de la liberté lequel s’est accompagné de quelques méchants tours à l’endroit de leurs anciens maîtres, mais bien vite l’habitude les a ramenés vers ceux-ci ; ils se sentaient désorientés d’ailleurs devant les initiatives et les responsabilités de la vie libre ; sous ce rapport ils ont peu progressé : si leur humeur les porte à changer souvent de métier, le service du blanc continue à leur plaire ; c’est la condition pour laquelle ils se sentent faits et dont ils acceptent les devoirs le plus volontiers.

Le blanc, à son tour, se passe malaisément de leur aide ; il aime leur large sourire et leur souplesse féline, leur joyeuse insouciance et leur enfantine fatuité. Un rien suffit évidemment à rompre entre eux l’entente, mais un rien la rétablit. Avec le Chinois, en Californie, elle n’existe jamais. Cette souplesse et cette insouciance qui lui plaisent, cette gaieté et cette fatuité qui l’amusent, le blanc tient toutefois à les voir s’épanouir au second rang, en sous-ordre ; il ne tolère pas d’être gouverné par elles.

Voilà le grand mot. Dans le Sud nul ne récrimine contre l’égalité civile, mais l’égalité politique n’a jamais été acceptée. Le gouvernement fédéral a commis, en la décrétant, une faute capitale. Vous direz que les principes de l’égalité républicaine exigeaient qu’il en fût ainsi ; mais l’égalité gagne-t-elle beaucoup à ce que les nègres viennent voter, du moment que leurs suffrages sont supprimés ou tenus pour nuls ? Car, il faut bien l’avouer, c’est ainsi que les choses se passent les trois quarts du temps ; une période électorale sur les bords du Mississipi vous fera comprendre la question nègre mieux que toutes les dissertations, car vous en surprendrez là le centre douloureux. Entre blancs et noirs, point de répugnance physique, point de haine de race ; au fond de cette vilaine guerre qui engendre des barbaries telles que les lynchages, des violences semblables à celles que je racontais tout à l’heure, au fond de tout cela, il n’y a qu’une querelle politique. Les blancs, qui se sentent — et à juste titre — très supérieurs aux noirs, ne veulent pas être gouvernés par eux ; et leur vouloir sur ce point est si robuste qu’ils seraient, je le crois bien, capables de reprendre les armes, le cas échéant, pour défendre des prérogatives que jusqu’à ce jour ils continuent d’exercer, non en droit, mais en fait.



UN EMPIRE LATIN ?


18 octobre 1903.

Tandis que s’avançait, la main tendue et le sourire aux lèvres, le souverain d’une nation voisine, il était infaillible qu’on ergotât un peu, chez nous, sur le caractère désintéressé de cette visite royale. Nous sommes plus méfiants que les anciens ; nous craignons les Danaos même quand ils ne sont pas dona ferentes et nous supposons toujours chez qui nous salue l’arrière-pensée d’une duperie quelconque ou d’un emprunt prochain. Parmi nous, d’ailleurs, la légende de la pauvreté italienne s’était implantée avec force. Dans son dernier livre, M. Edmond Théry a montré ce qu’il convenait d’en retenir. Sans dissimuler les fautes commises ni les points sur lesquels l’Italie se trouve encore dans un état d’infériorité certaine par rapport aux autres grandes puissances, il nous a raconté, chiffres en main, l’œuvre admirable entreprise par M. di Rudini avec l’aide de M. Luzatti et continuée par le général Pelloux. Nous voyons là comment on liquide une situation embarrassée et par quels moyens on échappe aux conséquences économiques d’une politique agressive et mégalomane. La leçon pourra nous profiter ; il survient parfois des Crispi qui opèrent au dedans des frontières et il y a tels actes de guerre civile qui équivalent presque à un désastre d’Adoua. Une autre observation très intéressante a été suggérée à M. Théry par le tableau du commerce extérieur italien entre 1837 et 1900. On répète couramment que la rupture des relations commerciales fut plus nuisible à l’Italie qu’à la France ; cela est vrai dans une certaine mesure mais, très habilement, nos voisins surent neutraliser les effets de la lutte ainsi ouverte en s’assurant au loin de nouveaux débouchés. Ces débouchés leur demeurèrent acquis et ce fut l’origine du retour de prospérité que vinrent consolider la réconciliation avec la France et le renoncement aux folies abyssiniennes.

Cette prospérité s’affirme de maintes façons : la consolidation de l’équilibre budgétaire, la disparition de l’agio sur l’or et le cours élevé atteint et conservé par la Rente en sont des symptômes si frappants qu’ils dispensent de tout commentaire. Ainsi donc, l’hôte de la République est le souverain d’une Italie grandissante dont les ressources augmentent chaque jour et dont l’amitié devient chaque jour plus précieuse. Or, dans le monde — chose triste à constater, — les gestes d’un personnage vont trop souvent s’écourtant en proportion de son importance ; ses sourires s’atténuent à mesure qu’il devient « proéminent ». De sorte qu’on note, comme une rareté appréciable, l’amabilité persistante de l’homme qui n’a plus besoin de vous. Il en va de même volontiers entre nations.

Mais, diront quelques lecteurs, l’Italie doit tout à la France ! quoi d’étonnant si Victor-Emmanuel iii nous témoigne une reconnaissance d’autant plus naturelle que l’expression en a été différée plus longtemps ? — Oui, sans doute, l’Italie nous doit beaucoup. Ni le génie surprenant de Cavour, ni l’esprit politique de la maison de Savoie, ni la volonté patriotique des populations, ni l’extraordinaire initiative de Garibaldi n’eussent suffi peut-être à unifier la Péninsule ; l’œuvre, dans tous les cas, eût été lente, coupée de résistances et d’hésitations et, parlant, bien moins solide. Pour cette œuvre, nos soldats ont vaillamment versé leur sang et c’est à juste titre que Mgr le comte de Turin, chaque fois qu’il en trouve l’occasion, le rappelle à ses troupes en des termes qui font honneur à son esprit chevaleresque. Mais n’oublions pas non plus la proclamation par laquelle Napoléon iii, en quittant les Tuileries, déclara solennellement qu’il ferait l’Italie « libre jusqu’à l’Adriatique », n’oublions pas l’étrange façon dont se signèrent les préliminaires de Villafranca et la stupeur désolée qui se répandit à la nouvelle de cette libération incomplète ; n’oublions pas enfin la cession du comté de Nice et de la Savoie — et comprenons, sans pour cela y adhérer, qu’un point de vue différent du nôtre ait pu s’imposer au delà des Alpes et que la reconnaissance à notre égard s’y soit longtemps doublée de quelque rancune.

Les dernières traces de ce malentendu achèvent de s’effacer. L’Europe peut s’en réjouir car il recélait le germe d’un inutile et dangereux conflit. La France et l’Italie doivent s’en réjouir plus encore car elles ont besoin l’une de l’autre. En Europe et dans la Méditerranée, leurs intérêts politiques sont similaires et la géographie a lié étroitement leurs intérêts économiques.

Est-ce à dire qu’il faille poursuivre la réalisation d’une union plus intime et travailler, en attendant les États-Unis d’Europe, à l’établissement d’une Confédération latine ? Telle paraît être l’opinion d’un certain nombre de nos contemporains devant qui ces mots magiques semblent découvrir de radieuses perspectives de calme, de richesse et d’art.

Les États-Unis d’Europe constituent une chimère de si grandes dimensions que leur silhouette ne pourra jamais sortir de la brume des rêves. Dieu en soit loué ! car un pareil état de choses, s’il était réalisable, équivaudrait à la préparation fatale d’une épouvantable guerre, l’univers se trouvant séparé en deux fractions rivales, follement puissantes et vouées à la plus inévitable des luttes pour l’existence et la suprématie. La Triplice latine, elle, ne serait pas une machine de guerre, mais ce serait sûrement une machine à décadence. Les rhéteurs et les artistes auront beau le fleurir d’arguments roses et l’enguirlander de raisonnements harmonieux, ils n’arriveront pas à donner à ce projet un caractère pratique. Ni le génie latin ni le commerce latin ne peuvent aujourd’hui se suffire à eux-mêmes. Ils sont beaucoup trop localisés, le premier dans une sphère intellectuelle et morale attrayante mais étroite, le second sur un morceau de la planète privilégié mais restreint. La civilisation moderne ne s’accommode que des murailles élevées par elle, à son gré et transitoirement ; elle renverse celles qu’on prétend lui opposer au nom des traditions permanentes ou de l’hérédité. Seul peut-être, par son ampleur immense et la diversité des pays qui le composent, le monde anglo-saxon réussirait à vivre quelque temps enfermé dans le culte de la race et dans une formidable union douanière. Ni les Latins ni les Germains ni les Slaves ne seraient en état de suivre cet exemple, même de façon passagère. Si demain le marché britannique était fermé à la France, ce ne sont point l’Italie ou l’Espagne, ni même les colonies espagnoles qui y suppléeraient ; il faudrait encore le secours de l’Europe centrale, de la Russie ou de la Chine. Et l’Italie, si elle était privée de sa clientèle allemande, chercherait en vain des compensations suffisantes dans l’accroissement de ses échanges avec ses deux sœurs.

Le génie latin, à son tour, a besoin de se mêler aux autres formes de la mentalité humaine. Fait d’ordre et de clarté, il coordonne et organise bien mieux qu’il ne crée. D’un bout à l’autre de l’histoire, on constate que tel a été son rôle ; que, replié sur lui-même, il s’est toujours étiolé et que, superposé à d’autres génies, il a pu s’épanouir en de belles floraisons…

Contentons-nous donc de la formule à laquelle nous sommes parvenus. Conçue avec sagesse, poursuivie avec persévérance, la visite de Victor-Emmanuel lui apporte une heureuse consécration. Entre la France et l’Italie existe désormais une amitié raisonnable basée sur des affinités profondes et sur des intérêts certains ; comme toutes les amitiés, celle-ci exercera autour d’elle une action efficace. Mais qui dit amitié ne dit pas mariage. La liberté de deux époux n’est plus absolue ; celle de deux amis demeure entière : l’estime et l’affection réciproque la guident sans l’entamer.



LA REVANCHE DE TAMMANY


12 novembre 1903.

Tout le monde, en Europe, comprend et excuse ce qui vient de se passer à Panama ; c’est logique et normal. Si, en pareil cas, l’insurrection n’est pas « le plus sacré des devoirs », elle est, à coup sûr, la plus légitime des sauvegardes. C’est pour l’isthme une question tellement vitale, cet achèvement du canal interocéanique, que tous les moyens sont bons pour l’assurer et avoir raison des « nicaraguistes ».

Par contre, ce qui vient de se passer à New-York a plongé le vieux monde dans une stupeur certaine. Nous n’avions jamais compris, de ce côté-ci de l’Océan, comment Tammany Hall avait pu s’emparer de l’administration new-yorkaise et maintenir si longtemps la grande métropole américaine sous le joug d’une savante et infernale corruption. Eh quoi ! ces Yankees d’allures si énergiques, d’esprit si ferme, de civisme si solide, ces Yankees inventeurs de la loi de Lynch et des « Comités de vigilance », c’est-à-dire de la justice sous une forme tellement expéditive qu’elle en devient parfois l’injustice, tolèrent d’être administrés par une bande de filous et n’arrivent point à se débarrasser d’une pareille tyrannie ? Mais c’est incroyable.

Aussi les américanophiles qui chez nous deviennent de jour en jour plus nombreux avaient-ils poussé un soupir de profond soulagement en apprenant naguère la retentissante victoire des honnêtes gens conduits à la bataille par M. Seth Low. Enfin, New-York se reprenait et allait vivre désormais de la vie des cités respectables ! Suivirent les couplets habituels sur la beauté des institutions démocratiques où l’effort collectif des citoyens permet de faire pénétrer de façon opportune les réformes utiles. Mais, hélas ! le règne de l’incorruptibilité n’a pas été long et la revanche de Tammany Hall est foudroyante. Les télégrammes ne laissent aucun doute possible. Tammany a reconquis ses positions et les occupe plus fortement que jamais. Nos braves bourgeois n’y comprennent rien. M. Prudhomme est ahuri, M. Perrichon également ; M. Poirier s’indigne ; M. Paturot s’afflige ; quant à M. Homais, il est devenu aussi jaune que le bocal pharmaceutique qui s’illumine chaque soir à sa devanture.

Ils s’en prennent volontiers à M. Seth Low qu’ils soupçonnent de mollesse dans le balayage. Ils accusent le maire de New-York qui avait une si belle occasion de balayer, de ne s’en être pas acquitté aussi bien qu’il eût fallu. M. Seth Low n’en est pas moins un homme de haute valeur qui, du temps qu’il présidait aux destinées de l’université Columbia, a fait montre des qualités dont précisément New-York avait besoin : autorité, habileté, coup d’œil, sang-froid. M. Seth Low s’est dévoué à sa tâche ; il s’est entouré de collaborateurs dignes de lui, et, pour tout dire, les New-Yorkais n’ont rien de sérieux à lui reprocher. Alors ?…

Alors, avez-vous remarqué que son successeur, M. Mac Clellan qui porte un nom dont les syllabes résonnent glorieusement aux oreilles américaines, jouit également d’une réputation intègre ? Et c’est là ce qui met le comble à l’ahurissement de M. Prudhomme et à l’affliction de M. Paturot. De quel bois sont donc fabriqués ces Américains et par quelle déplorable faillite du sens moral Tammany Hall peut-il se réclamer de candidats estimables prêts à négocier leur honnêteté contre ses lentilles déshonnêtes ? Cela seul indique que la question a des dessous incompris de l’Européen. L’attrait du vice ne s’exerce pas sur l’àme transatlantique avec une puissance spéciale et, quand même New-York, véritable filtre humain, conserve la plupart des mauvais éléments d’une immigration dont les bons éléments s’épandent de là vers l’Ouest, il faut chercher ailleurs le motif de la défaillance qui, par sa permanence sinon par son ampleur, demeure sans précédent dans l’histoire des autres peuples.

L’organisation de Tammany Hall répond à un secret instinct de l’esprit américain et surtout de l’esprit new-yorkais. C’est, en somme, une vaste entreprise qui se charge de toute la machinerie ; elle décharge par là le citoyen d’initiatives qu’il serait prêt à exercer si elles ne lui prenaient le temps réclamé par le soin de ses affaires personnelles et, à ses yeux, celles-là priment toutes les autres. Oui, volontiers, s’il en avait le loisir, le New-Yorkais siégerait dans les commissions, discuterait des statistiques, étudierait d’ingénieuses améliorations. Mais c’est impossible : il est trop pressé. C’est bon, cela, pour les gens de Boston, de Baltimore ou de Washington. Lui doit gagner plus d’argent que son voisin, plus d’argent aujourd’hui qu’hier ; c’est le secret de sa force et il croit que c’est aussi le secret de la force de cette cité qu’il aime et dont il est fier. Make money… honestly if you can. Enrichis-toi et, si tu le peux, honnêtement. New-York est tout entier dans ce précepte d’une crudité vraiment savoureuse.

Mais alors qui se chargera d’administrer l’énorme ville ? Dans la démocratie transatlantique, l’élection n’est rien, elle ne représente qu’une signature, un paraphe donné par le peuple ; le point capital, c’est la désignation des candidats après examen et classement. Voilà ce qui prend du temps, et il faut bien que ce soit fait pourtant car aucun pouvoir permanent et régulateur ne subsiste pour préparer la besogne ou la contrôler : rien qui ressemble aux corporations de Londres ou aux préfectures parisiennes. Les électeurs sont seuls en face d’une tâche énorme ; puisqu’ils n’ont pas le loisir de la remplir en s’associant, force leur est de recourir à des intermédiaires : les gens de Tammany s’offrent à eux pour jouer ce rôle.

Oui, ce sont des voleurs mais des voleurs intelligents, malins et qui empêchent les autres de voler ; tout le monde mettrait la main dans le sac si les cordons du sac n’étaient énergiquement serrés, à défaut des honnêtes gens, par ces voleurs-là. Naguère la part qu’ils prélevaient pour eux-mêmes était devenue si grosse que les citoyens révoltés firent un effort pour briser Tammany ; mais cet effort, ils ne sont pas disposés à le recommencer. La leçon, du reste, a porté : Tammany ne franchira plus les bornes de la prudence en manière de corruption ; ses chefs sentent jusqu’à quel chiffre on peut tondre le contribuable et ce chiffre ne sera pas dépassé. Le New-Yorkais en a la conviction et voilà d’où vient sa sérénité d’âme ; car, n’en doutez pas, il envisage sans ennui la chute de M. Seth Low et ses conséquences ; il est seulement un peu contrarié quand il regarde du côté de l’Europe parce qu’il craint que les vieilles gens de là-bas, à la bonne opinion desquels il tient plus qu’il ne l’avoue, ne se scandalisent de ce revirement.

Ah ! si l’on pouvait trouver des demi-voleurs ou même des quarts de voleur qui ne prendraient que 10 pour 100, par exemple, là où les autres en prennent 40 ! Si l’on pouvait constituer un second Tammany Hall, moins exigeant et moins coûteux ! Ce serait une solution parfaite ; les suffrages des New-Yorkais iraient en foule vers cette compagnie-là, bien préférable à sa rivale puisqu’elle ferait la même chose à moins de frais. Tout le monde y trouverait avantage et chacun serait content.

Les initiateurs de la lutte contre Tammany Hall ont manqué leur coup en n’envisageant point le problème sous cet angle pas très noble mais très pratique. Je sais que les demi-voleurs sont, par essence, des gens difficiles à se procurer ; en cherchant bien, pourtant !



NOS HISTORIENS


28 novembre 1903.

Les savants étrangers professaient naguère un respectueux dédain pour notre école historique. Le talent d’un Thiers, d’un Lamartine, d’un Henri Martin, d’un Michelet s’imposait à eux sans conteste mais ils s’indignaient à part eux que ces grands écrivains pussent prétendre au titre d’historiens et se faire considérer comme tels.

Historiens, l’étaient-ils vraiment ? Nous finîmes par en douter, nous aussi. Nous eûmes tort ; ils l’étaient, mais incomplètement et la querelle qu’on leur cherchait n’avait point de raison d’être, provenant d’adversaires dont les titres n’étaient guère mieux fondés. À l’école étrangère manquait précisément ce qui donnait à la nôtre sa valeur.

L’histoire, en effet, se compose de sentiments aussi bien que d’actes ; les uns et les autres y sont étroitement mêlés ; c’est l’union intime d’événements souvent fortuits avec des états d’âme qui ne le sont jamais. Quiconque prétend l’analyser doit distinguer en elle les éléments tangibles des éléments psychologiques, vérifier scrupuleusement les uns et ressusciter ingénieusement les autres. Ainsi l’historien doit posséder à la fois l’esprit d’un contrôleur sagace et l’âme d’un habile évocateur. Car, si les faits laissent des traces certaines au milieu desquelles une critique prudente arrive à démêler le vrai du faux, les sentiments s’évanouissent en fumées impalpables. Ceux-là mêmes qui les ont éprouvés en perdent la notion. Combien peu de contemporains ont su tracer avec exactitude la courbe intellectuelle de leur époque !

Contrôle et évocation, ni Thiers, ni Lamartine, ni Michelet, ni Henri Martin n’ont su réaliser ce difficile mariage. Leur contrôle demeura toujours embryonnaire ; ils choisirent leurs sources d’information au hasard d’une inspiration fantaisiste et suppléèrent à la pauvreté de la documentation par la profondeur de la réflexion. Il advint que ces grands esprits s’élevèrent souvent jusqu’à la vérité par le seul essor de leur génie philosophique mais il leur advint aussi d’errer lamentablement dans de véritables labyrinthes d’erreurs ; nul fil conducteur ne les aidait à en sortir. Au delà de nos frontières, pendant ce temps, les historiens, devenus myopes, cherchaient à surprendre le secret des grandes évolutions nationales en étudiant le travail quotidien de la fourmilière humaine.

La rigoureuse précision de leur méthode, ce fut Taine qui nous la fit connaître et nous la conseilla ; il prêcha d’exemple. Son zèle à observer, sa patience à comparer, sa persévérance à classer l’égalèrent aux plus rudes piocheurs d’outre-Rhin. Et ceux-ci, flattés d’avoir un tel élève, se crurent devenus les précepteurs indispensables du monde latin. Mais le génie français, qu’une semblable discipline courbait sous un joug salutaire, ne pouvait se contenter de recevoir docilement l’empreinte étrangère. C’est une des beautés des Origines de la France contemporaine que d’y sentir, à travers la rigidité du cadre scientifique, palpiter l’idée générale, comme de grandes ailes d’oiseau à travers les barreaux d’une cage. En vain Taine se méfiait-il de ses propres envolées et resserrait-il le grillage de sa propre geôle, — l’oiseau vivait. Il fallut bien, à la fin, le laisser sortir. La question était de savoir s’il rentrerait, une fois sorti, — et il rentra.

Qu’on excuse l’imprévu de cette comparaison ornithologique ; elle exprime bien, à mon sens, ce que sont nos historiens nouveaux : des prisonniers volontaires de la vérité en même temps que des coureurs d’espace et des chercheurs d’horizons. Relisez les grandes œuvres des premiers d’entre eux : de cet infatigable Albert Sorel qui, sur l’influence externe de la Révolution, a ouvert à l’opinion des perspectives si curieuses en même temps que, pour ses nombreux élèves de l’École des sciences politiques, il résumait en traits saisissants les transformations européennes des derniers siècles, — de cet élégant Albert Vandal dont le style réfléchi se ponctue d’un discret enthousiasme, — de Thureau-Dangin dont les sept volumes de la Monarchie de Juillet seront considérés plus tard comme l’un des plus parfaits parmi les monuments historiques de notre époque, — de Pierre de La Gorce en qui l’intégrité du magistrat et le sens inné de la justice et de la modération se doublent d’une franche élocution et d’un jugement limpide… Ne sentez-vous pas que ces écrivains, avant de fixer l’image des temps qu’ils évoquaient, ont pesé le pour et le contre de chaque problème et longuement analysé les sources diverses de chaque émotion ? « Historiens de droite », les a qualifiés un professeur qui se prétend lui-même historien et qui n’est qu’un avocat historique. Qu’est-ce à dire ? Sont-ce là des hommes de parti torturant le passé pour mieux triturer le présent selon leurs passions ? Appartiennent-ils à l’école de cet ineffable journaliste qui parlait naguère de « l’attitude défensive de Néron envers les chrétiens » ? On reproche à Thureau-Dangin d’être orléaniste ; mais ses récits de 1830 et la préface qu’il y a donnée dans son Parti libéral sous la Restauration contiennent maints jugements dont la sévérité s’accorde mal avec un semblable étiquetage. Taine, lorsqu’il se mit en route, ne pensait-il pas avoir à consacrer à nouveau la gloire de la Convention ? Vandal et La Gorce, si d’affligeantes comparaisons s’imposent parfois à leur esprit, hésitent-ils à blâmer les souverains dont ils racontent les exploits, à critiquer les ministres dont la politique leur paraît répréhensible ? Et qui donc a donné du 18 Brumaire un récit définitif dans lequel le rôle de la chance et les médiocres dessous, inséparables d’un coup d’État, sont loyalement mis en relief au détriment des clartés que le succès final avait jusqu’ici projetées sur la figure centrale ? Pour un « historien de droite », voilà, certes, un acte d’indépendance qui peut compter.

Et ce qu’il convient encore d’admirer dans les œuvres de nos modernes Tacites, c’est la pondération du patriotisme. Amoureux de la France, ils le sont de toutes les manières ; la grandeur de sa mission passée ne décourage pas leurs ambitions futures ; ils peuvent déplorer certains des spectacles contemporains, il en est d’autres dont ils exultent : on sent qu’ils désespéreraient d’eux-mêmes avant de perdre confiance en leur patrie. Le Gesta Dei per Francos, pourtant — cette traditionnelle formule de notre orgueil national — n’a pas sous leur plume l’intransigeance et l’absolutisme du « Dieu et mon droit » des Anglais, du Gott mit uns des Allemands. Ils n’ont pas besoin, pour faire place à la France, d’empiéter sur le terrain des autres peuples ; leur appréciation de ce qu’elle représente dans le monde — des bienfaits qu’elle a répandus autour d’elle, des services éminents qu’elle a rendus à la cause de la civilisation — n’a rien d’exagéré.

Vient de mourir en Germanie un professeur de grand renom dont, précisément, le génie incontestable fut souvent dévoyé par une conception démesurée de la grandeur de sa race. La dernière manifestation de la pensée de Mommsen, ce fut cet étrange appel jeté aux Anglo-Saxons afin qu’ils se reconnussent frères par le sang des Germains ; les Boërs y étaient qualifiés de « Bas-Allemands », tout comme jadis l’avaient été les Hollandais ; il y était même question des « républiques allemandes de la Suisse ». Merveilleux stratagème ! le terme canton aurait impliqué la reconnaissance d’une nationalité helvétique : on y substitue délicatement le terme république, — de même que, dans les atlas et les manuels géographiques, on s’obstine à ignorer le département français et à rénover les provinces déchues ; dans quel but ? afin d’insinuer que la partie de la Lorraine demeurée française devra logiquement, dans l’avenir, faire retour à l’Empire ; ce détail d’apparence minime est le germe d’un droit éventuel sur Nancy, germe qu’on sème à pleines mains à travers les jeunes esprits. De telles malhonnêtetés peuvent être inconscientes, ce n’en sont pas moins des malhonnêtetés.

Rien de pareil chez les historiens de notre école nouvelle ; un tel procédé les révolterait comme un éclat boueux qui sauterait au visage de la science : le triple respect de la vérité, d’eux-mêmes et de la patrie les préserve d’y avoir recours.

Mais, dites-moi, chers concitoyens, nous autres — leurs lecteurs — sommes-nous assez fiers de ces hommes et avons-nous conscience de leur avoir assuré les succès dont ils étaient dignes ?



L’ŒUVRE DE PAIX


23 décembre 1903.

Si les pacifistes se montrent satisfaits de l’année 1903, c’est que vraiment ils ne sont point difficiles. Sans doute, au cours de ces douze mois, ils ont copieusement banqueté. Tudieu ! messeigneurs, que de festoiements, que de lumières électriques, que de foies gras et de musiques suaves ! Mais ils ont, en même temps, abondamment péroré et c’est une circonstance grave qu’à travers tant de discours, d’ailleurs fort éloquents, il demeure impossible de relever une parole sérieuse. On s’est salué, félicité, complimenté et embrassé. Rien n’a été dit qui permette de fonder une espérance solide et durable sur cet arbitrage qu’on nous présentait comme devant « abolir la guerre » et dont les débuts, il faut l’avouer, avaient déjà quelque peu trompé notre attente.

Bien plus ! un acte a été passé entre deux nations voisines et désormais réconciliées, acte que les pacifistes appelaient de tous leurs vœux ; on eût dit qu’il suffisait d’en prendre l’initiative pour convertir d’un coup tous les peuples et les pénétrer de la lumière nouvelle. Cette Pentecôte, hélas ! ne s’est pas produite, et comment aurait-elle pu se produire ? La convention franco-anglaise donne la mesure de ce qu’on doit escompter pour l’avenir en matière d’arbitrage. Oui, la chose est entendue ; les petites querelles douces, anodines, telles que relevés de frontières exotiques, indemnités pour dommages matériels ou sévices injustifiés, interprétations de clauses d’un traité, etc., ces querelles-là seront soumises d’office à un tribunal permanent, sans qu’il y ait d’entente préalable à négocier ni de juges à choisir. La belle avance, si les questions qui touchent à l’honneur et aux intérêts vitaux des nations sont soustraites à cette procédure ! Or, le texte de la convention le dit expressément et, depuis lors, un Livre jaune fort instructif a montré que les deux gouvernements s’étaient trouvés d’accord pour spécifier ces prudentes réserves.

Et comme il a donc bien fait, M. Delcassé, de partager à cet égard les méfiances de lord Lansdowne ! Serions-nous donc disposés à soumettre à un arbitrage quelconque — fût-ce celui de l’archange Gabriel — la question de Terre-Neuve ou celle d’Égypte ou celle du Maroc ?… pourquoi pas celle d’Alsace-Lorraine pendant qu’on y est ? Peut-être y a-t-il en France des amants de la logique assez épris de leur déesse pour lui faire de pareils sacrifices ; ce sont à coup sûr des logiciens mais non plus des Français.

Tout ce qui oppresse le présent et complique l’avenir échappe à l’arbitrage ; chaque jour qui s’écoule nous le fait mieux comprendre. Ni les libertés finlandaises, ni le rétablissement de la Pologne, ni l’émancipation de la Bohême, ni le conflit suédo-norvégien, ni le chaos austro-hongrois, ni l’agitation des Balkans, ni les rivalités d’Extrême-Orient, ni les complications qui peuvent naître au Thibet ou dans le golfe persique, ni les convoitises que peuvent exciter le canal de Suez ou le chemin de fer de Bagdad, — rien de tout cela n’est susceptible de se régler par sentence arbitrale ; et si, d’aventure, une telle sentence était rendue sur quelqu’une de ces questions « vitales » que, d’instinct, chacun prétend réserver, qui donc oserait affirmer qu’elle serait obéie ? Il faudrait pour cela que tout le monde eût désarmé et que, seuls, les braves messieurs de La Haye possédassent des mitrailleuses et quelques sous-marins : état de choses qui peut tenter le crayon d’un Caran d’Ache mais ne sera accepté par aucun cerveau pondéré.

Pour avoir lié leur sort avec tant d’énergie et d’exaltation à celui de l’arbitrage, pour avoir fait en son nom tant de promesses inconsidérées et avoir mené autour de son char un tapage si imprudent, les sociétés de la paix risquent aujourd’hui de compromettre irrémédiablement le but si élevé et si noble qu’elles se proposaient. Quand l’arbitrage aura échoué, la paix sera la victime de cet échec. Personne ne voudra plus y croire. N’y avait-il pas mieux à faire pour la servir ? N’y avait-il pas de moyen plus efficace de travailler pour elle ?

Il fallait viser moins haut, ne point transformer en prophétie une parole lyrique de Michelet et ne point promettre l’abolition de la guerre. Les savants, de même, ont nui à la science en promettant, en son nom, la vérité. La vérité, comme la paix, correspond à une formule mathématique bien connue : ce sont, l’une et l’autre, des infinis positifs. Les hommes peuvent y tendre, s’en rapprocher, mais non point y atteindre. Nous versons dans la bataille comme dans l’erreur par une nécessité résultant de notre imperfection, et notre imperfection est un élément fondamental de notre être. Diminuer les chances de guerre, voilà, si l’on ne cherche à tromper personne, tout ce qu’il y avait lieu d’annoncer à l’univers comme « essayable », sinon pleinement réalisable.

Or, d’où viennent les chances de guerre ? Quatre-vingt-dix-huit fois sur cent, de l’ignorance. Les querelles s’avivent et s’irritent parce que les intéressés eux-mêmes comprennent mal les différents aspects du conflit originel. L’opinion se divise ensuite et prend parti, ne les comprenant pas du tout. Et pourtant, quelle question n’a qu’une face ? la plus simple est encore un prisme qu’il faut manier pour le connaître.

C’était la tâche naturelle des sociétés de la paix de créer, puis de répandre les informations utiles, et cela posément, pratiquement, sans déclamations ni protestations vaines, en exposant les faits et en les commentant dans le sens des solutions sages et raisonnables. Une revue en plusieurs langues, des brochures par milliers, des correspondances dans les journaux, des conférences, voilà en quoi devait consister leur action. Et surtout point de cet antimilitarisme qui semble une forme nouvelle de la névrose, une sorte de phobie des armes, enfantine et piteuse ! Que dirait-on d’un homme qui, consulté sur une affaire d’honneur, commencerait par poser en principe qu’on ne doit se battre en aucun cas, quelle que soit l’injure ? Il perdrait immédiatement toute influence et tout prestige. Le moyen de raréfier le duel, ce n’est point de le honnir mais, exaltant au contraire sa gravité et sa dignité, d’en respecter le caractère. Maudire la guerre, ce n’est pas davantage le moyen d’en diminuer la fréquence. Seuls, les forts et ceux qui honorent la force ont qualité pour prêcher le calme, l’immobilité et — au besoin — la retraite.

Voilà dans quel sens aurait dû être conçue la propagande pacifiste. Pourquoi n’avons-nous ouï parler du Congo que par les notes partiales de l’Angleterre et de la Belgique ? pourquoi sont-ce les Grecs, les Slaves et les Turcs qui nous renseignent sur l’état de la Macédoine ? pourquoi la complainte des juifs roumains nous vient-elle d’Amérique ? Il appartenait aux sociétés de la paix de fouiller ces problèmes et de dire aux gens de bonne foi et de bonne volonté ce qu’ils contiennent d’erreurs et de vérités. À elles non point d’écarter, mais de prévoir les orages et de les annoncer. Ainsi font les bureaux météorologiques et, par là, ils évitent des sinistres, des ruines, des naufrages. La météorologie morale qu’il fallait organiser devait s’inspirer des mêmes méthodes et se baser, avant tout, sur l’aveu de la même impuissance — l’impuissance de l’homme en face du fléau qui passe…

Mais point. Les pacifistes, le sourire aux lèvres, se sont flattés de tuer la guerre : ils ont tendu devant elle le filet de l’arbitrage comme des enfants joyeux qui poseraient des fils de fer sur la crête des falaises, pour arrêter le vent.



LA VISITE


8 janvier 1904.

Vous entendez bien de laquelle il s’agit ; il n’y en a qu’une ; les autres ne comptent point. L’opinion se demande si le président Loubet pendant son séjour à Rome ira au Vatican et dans quelles conditions il pourra y être reçu. À vrai dire, cette démarche présidentielle n’a pas été jusqu’ici l’objet de longues négociations ; dans les conversations privées on y a pu faire, çà et là, quelques discrètes allusions, mais aucune conversation officielle ne s’est engagée. Ni le gouvernement français ni le Saint-Siège n’ont prononcé à cet égard la moindre parole susceptible d’engager l’avenir. L’heure va bientôt sonner, pourtant, où l’on devra « causer ». Pour se marier, dit le proverbe, il faut être deux ; pour échanger une visite — acte plus simple et moins décisif — il faut aussi être deux. Celui qui la rend et celui qui la reçoit doivent se mettre d’accord au préalable. Il y a bien, pour les particuliers, la carte cornée ; mais la diplomatie peut d’autant moins, en l’espèce, recourir à un tel procédé que le pape est toujours chez lui puisqu’il ne sort jamais du Vatican.

Le point de vue français paraît extrêmement simple : la visite de M. Loubet à Pie X ne comporte que des avantages et nul inconvénient ; l’acte est d’élémentaire courtoisie du moment que la République entretient un ambassadeur auprès du Saint-Siège ; il est de bonne politique puisqu’il satisfera les millions de catholiques qui sont en France ; il ne saurait influer en quoi que ce soit sur les affaires intérieures car le président n’a pas le pouvoir, si même il en avait le désir, de prendre en cette circonstance un engagement valable à l’égard de la papauté. Évidemment on mécontentera un peu les fidèles de la petite chapelle desservie par M. l’abbé Charbonnel ; mais ces braves gens auront la ressource de prononcer quelques excommunications majeures et le journal l’Action qui leur sert de Semaine religieuse en fera part au public. Enfin il faudrait bien peu connaître l’Italie moderne et bien mal comprendre le caractère italien pour ne pas deviner la sympathie intéressée avec laquelle nos voisins verront le chef de la République française, hôte de leur souverain, se diriger vers l’auguste palais où réside leur pape… Car, dans tout cœur italien, le pontife a son logement, contigu aux vastes appartements réservés au roi. Ainsi donc tout le monde sera content hormis M. Charbonnel et notre dignité nationale se trouvera sauve en même temps que l’indépendance du gouvernement demeurera intacte. Voilà pour le point de vue français.

Le point de vue pontifical est plus complexe. Jusqu’ici, le Saint-Père a paru éprouver autant de satisfaction à recevoir les souverains hérétiques que de répugnance à accueillir les princes catholiques ; le fait que, parmi les premiers, il s’en est trouvé qui comptent plus de sujets catholiques que les seconds suffit à souligner l’illogisme d’une telle distinction. Au fond, ce n’était point pour empêcher le roi d’Espagne ou le roi de Portugal de paraître au Quirinal que le Vatican s’imposa naguère cette ligne de conduite bizarre et gênante ; c’était pour en interdire l’entrée au seul empereur d’Autriche. La France peut continuer à porter le titre de fille aînée de l’Église, mais le rang de fils aîné est tenu par François-Joseph. Ce Charlemagne attristé est le dernier qui consente encore à incliner, dans les cérémonies, son sceptre devant l’ostensoir et à humilier publiquement sa pourpre au pied des autels. La Papauté feint d’ignorer que les nécessités de la politique aient fait de lui l’allié du roi d’Italie, à condition que lui-même ait l’air d’oublier que Rome soit devenue la capitale de son allié : subtil compromis dont la durée surprendrait si l’histoire ne nous apprenait pas que les compromis les plus subtils ne sont pas les moins durables. Le souci marqué par le Saint-Siège d’éviter que François-Joseph ne franchisse le seuil interdit est fort compréhensible : c’est le corollaire symbolique de la protestation persistante que Léon xiii après Pie ix et Pie x après Léon xiii ont été, pour ainsi dire, tenus de formuler contre la conquête des États pontificaux et la suppression de leur pouvoir temporel. La question est de savoir quelle sorte de précédent créerait la visite de M. Loubet et jusqu’à quel point ce précédent placerait le pape dans l’obligation ultérieure de traiter de la même manière les autres chefs d’États catholiques.

Et d’abord, à quoi s’applique, dans cette formule, le terme catholique ? S’agit-il de la confession à laquelle appartient le chef d’État en personne ou de celle dont se réclament la majorité de ses sujets ou de ses administrés ? La réponse est aisée. Voici le roi de Saxe qui règne, lui catholique, sur un pays presque exclusivement protestant ; il ne saurait être reçu. Or, s’il régnait comme prince protestant sur une Saxe catholique, ce qui aurait très bien pu arriver, les portes lui seraient ouvertes. C’est donc bien la personne souveraine qui est en cause.

Maintenant, sous le rapport de la religion qu’il professe, peut-on assimiler un président de république à un souverain ? Avant son élection, il n’était qu’un simple particulier ; son mandat terminé, il le redeviendra. Le pays ignore ses antécédents familiaux ; sa femme l’accompagne et fait les honneurs de sa maison mais ni ses fils ni ses frères ni aucun des siens ne jouissent du moindre privilège. La notion de la neutralité du pouvoir civil le protège contre les indiscrétions, et cette notion se répand de plus en plus. Sous le maréchal de Mac-Mahon, l’opinion ne s’inquiétait guère de savoir quels offices avaient été célébrés dans la chapelle de l’Élysée ; aujourd’hui, elle ne s’informe même plus si M. Loubet va à la messe. Un temps viendra où catholiques et protestants pourront indifféremment occuper la présidence des États-Unis, du Chili, de la République Argentine, de la Confédération helvétique. Le jour où le chef catholique d’une de ces démocraties voudrait, se trouvant à Rome, y saluer le pape, celui-ci serait donc forcé de lui refuser l’audience qu’il aurait accordée à son prédécesseur protestant ?… Cela n’a point de sens.

Enfin — dernière considération — ce n’est pas la réception du président Loubet qui créerait un précédent au détriment du Saint-Siège, ce serait plutôt sa non-réception. Si la visite n’a pas lieu, le pape protestera-t-il ? publiera-t-il une Encyclique indignée ? fulminera-t-il une excommunication ? Non, assurément, car en ce faisant, il nuirait aux intérêts sacrés dont il a la garde. Pie x s’enfermera dans le silence et affectera d’« ignorer » la présence à Rome du chef de l’État français ; cet incident n’influera pas sur son attitude à l’égard de la France ; d’un commun accord on évitera d’en parler et le nonce s’absentera quelques jours de Paris pour n’en rien savoir.

Voilà qui sera de nature à lever les scrupules des autres chefs d’États catholiques, tentés de visiter à leur tour Victor-Emmanuel. Ils sauront qu’ils peuvent le faire sans s’exposer au plus léger dommage. Pour avoir voulu assimiler M. Loubet à un souverain héréditaire et lui avoir appliqué une règle d’un caractère nettement dynastique, on aura facilité à toutes les cours l’accès du Quirinal… Est-ce bien là ce que l’on cherche ?

La conclusion de tout ceci, c’est que la fameuse visite doit s’accomplir ; tout le monde y a intérêt et personne ne se trouverait bien qu’elle n’eût pas lieu. Il s’agit de la rendre possible en faisant de part et d’autre les concessions nécessaires.



LE CERCLE DE FER


18 janvier 1904.

Voici bientôt quatorze ans que la souple et féconde intelligence de l’empereur Guillaume II s’emploie à réparer les lourdes et abondantes bévues du prince de Bismarck. Celui qui a proclamé que la force primait le droit et, de son plein gré, l’a montré à l’univers, aurait pu ajouter que la brutalité tient lieu de génie car il en a fourni, par son propre exemple, une preuve involontaire. Chaque jour qui s’écoule désormais rapetisse la figure du fameux chancelier, en atténue les reliefs, en pâlit les reflets. Il n’apparaît plus que comme l’outil solide et grossier d’une Idée qui, depuis un siècle, faisait lentement sa route à travers la nébuleuse germanique ; d’obscurs initiateurs lui avaient consacré tout l’effort de leur existence ; d’infatigables et puissants cerveaux en préparaient le triomphal achèvement ; le glaive qui, après l’échec de l’impérialisme pacifique de 1848, en était devenu l’instrument obligatoire, alla s’incarner en ce hobereau formidable dont les muscles pleins dissimulèrent longtemps la pensée vide.

L’homme avait à sa portée, pour agir, une armée sans pareille, l’armée prussienne, — un souverain modèle, Guillaume ier, — un adversaire affaibli, l’Autriche — et pour voisins, Alexandre de Russie qui se recueillait et Napoléon iii dont le regard rêvait au sein des illusions bleues.

Il agit : il fit Sadowa. Ce fut la seule minute de sa carrière où quelque profondeur politique parut inspirer son geste. Dès qu’il eut vaincu, il cessa d’apercevoir le fruit de la victoire et négligea de le détacher de l’arbre. Guillaume, infiniment plus intelligent et plus avisé que son ministre, prétendait rétablir à son profit le royaume de Bohême et ceindre à Prague la couronne de saint Wenceslas. Bismarck s’interposa violemment. Cette guerre, en somme, avait été entreprise pour que les Hohenzollerns s’emparassent du sceptre impérial qui tremblait aux mains des Habsbourgs et le retinssent dorénavant dans les leurs. Mais, aux yeux des Allemands, ce sceptre n’était que le symbole de l’unité… De quel crédit jouirait aujourd’hui, en Italie, la mémoire de Cavour si, après l’expédition des Mille, il avait, sans y être forcé, négocié avec la monarchie napolitaine un traité d’alliance offensive et défensive ? C’est là pourtant ce que fit Bismarck. Il ignorait l’univers, ne l’ayant jamais regardé et, du lendemain, ne savait rien deviner. L’Orient n’était pour lui qu’un chaos irrémédiable, une décadence sans issue ; il en parlait avec le dédain que professait Voltaire pour les « arpents de neige » canadiens et n’eût point voulu, pour quelque avantage que ce fût, y risquer « les os d’un grenadier poméranien ». Entre son pays et ce foyer de stériles agitations, l’Autriche lui parut un tampon providentiel et, content de lui avoir, en la secouant fortement, fait sentir sa puissance, il l’aida à se remettre debout et veilla jalousement sur sa convalescence.

Alors, bien abrité, bien défendu, ses instincts de gentilhomme campagnard purent se donner libre cours ; il voulait s’arrondir, avoir des terres, encore des terres. Qu’elles fussent allemandes, peu importait. Qu’on parlât danois, polonais ou français aux extrémités du domaine, la taille et la corvée ne s’y lèveraient pas moins aisément au profit du seigneur dont l’altier donjon dresserait au centre ses créneaux restaurés. Tel fut l’anachronisme féodal conçu et exécuté par Bismarck ; ironiquement, il y adjoignit une annexe en modern style pour le Reichstag à base de suffrage universel qu’il concédait aux passions présentes. Et, le septième jour, il se reposa, tranquille et satisfait.

Il y avait bien de quoi, en vérité ! L’Allemagne nouvelle était prisonnière dans ses épaisses murailles et condamnée à y mourir de pléthore. Des souvenirs de haine lui interdisaient de cultiver, au Nord et à l’Ouest, de fécondes amitiés. Entre elle et ses voisins de l’Est, le germe était posé d’un conflit redoutable. Des alliances sans portée l’unissaient aux inévitables ennemis de son avenir : l’Autriche qui continuait à détenir une portion du patrimoine germanique et l’Italie dont les ambitions viendraient croiser les siennes à Trieste. Les routes de l’Orient fermées, point de colonies, point de ports, point de vaisseaux mais de vastes propriétés et de gros revenus : réjouissante situation pour un rentier, triste opulence pour une nation !

Bismarck avait si bien modelé l’esprit public que son idéal était devenu celui de la race. Lorsque Guillaume ii, pour disjoindre le cercle de fer, eut écarté l’homme qui l’avait rivé, ses sujets crurent que leur jeune empereur secouait une tutelle gênante ; ils ne soupçonnèrent point qu’à travers l’ouvrier, il osât s’attaquer à l’œuvre. À l’heure actuelle, nombre d’entre eux n’ont pas encore compris. On ne pouvait, certes, la détruire, cette œuvre, sans ébranler l’édifice nouveau posé sur les fondations antiques ; mais ne pouvait-on la corriger ? Ce sera l’éternel honneur de Guillaume ii de l’avoir tenté et l’histoire qui dira les vaillants efforts du chef, jugera avec quelque sévérité les entraves que son peuple y apporta. On dit parfois : les nations ont le gouvernement qu’elles méritent. On pourrait soutenir, d’autre part, que les souverains n’ont pas toujours les sujets dont ils seraient dignes. Chaque fois que, sur mer, en Orient, à Rome, à Londres, Guillaume ii a voulu agir en prince qui prévoit et assure l’avenir, un vent d’inepte opposition a soufflé autour de son trône : c’est là ce qui l’a empêché de pousser, jusqu’à la parole nécessaire, son désir d’entente avec la France ; c’est là ce qui, plus tard, a dressé au travers de sa route cette absurde anglophobie dont la virulence révolta l’Angleterre et la rejeta définitivement vers nous. Et s’il y avait pourtant une alliance précieuse pour l’Allemagne de demain, pour cette Allemagne inachevée et condamnée à poursuivre bientôt son laborieux achèvement, c’était l’alliance anglaise !

À notre point de vue français, cette inaptitude de la nation voisine à seconder les initiatives géniales de son empereur n’aura pas été sans avantages. L’année 1904 s’est ouverte pour nous sur une situation nouvelle, sur un fait considérable : l’isolement de l’Allemagne en face de la France alliée de la Russie, amie de l’Angleterre, réconciliée avec l’Italie, environnée des sympathies certaines de l’Espagne et des États-Unis.

D’inoubliables événements attestent l’évidence de cette situation. Les spectacles dont la rade d’Alger fut le théâtre, le voyage en France du roi Édouard vii, l’enthousiasme avec lequel le président Loubet a été accueilli à Londres, le séjour à Paris des souverains d’Italie, les échanges de visites entre députés français et députés anglais, enfin la venue du comte Lamsdorff et, pour couronner le tout, la lettre solennelle du tsar approuvant les orientations nouvelles de la politique française, ce sont autant de preuves tangibles de la revanche morale qui s’est opérée en Europe au profit des vaincus de 1870.

Ce résultat, nous avons le droit d’en être fiers car il est, avant tout, notre œuvre. Il résulte de notre foi invincible en la patrie, de notre persévérante aspiration vers un relèvement possible ; il est la juste récompense de trente années de labeur ininterrompu. Reconnaissons toutefois que les maladresses germaniques y ont leur part.

Et, par-dessus tout, la maladresse initiale de celui auquel les Germains prodiguent encore les témoignages d’une reconnaissance qui se trompe d’objet. C’est Bismarck qui nous a facilité ces entreprises coloniales dans lesquelles sa myopie ne distinguait que ruines et soucis et qui nous ont permis de constituer un empire admirable à l’heure même où il devenait avantageux d’acquérir au loin des terres nouvelles. C’est lui surtout qui nous a maintenus en armes et, par les querelles qu’il suscitait, par les incidents qu’il faisait naître, entretenait en nous la mâle ardeur du sacrifice et l’espoir fécond de la revanche.

Voilà ce que nous avons gagné à faire partie de ce cercle de fer dans lequel le chancelier enferma son pays. Le jour viendra où l’Allemagne se rendra compte de ce qu’elle y a perdu : ce jour-là elle comprendra Guillaume ii et regrettera amèrement de ne pas l’avoir mieux secondé.



L’ENTR’ACTE AUSTRALIEN


13 février 1904.

Il ne nous est pas du tout indifférent, à nous autres Français, que les Australiens perdent leur temps. Ils sont nos voisins et leur activité s’annonçait redoutable. Ce qui se dessinait aux Nouvelles-Hébrides et en Nouvelle-Calédonie présageait à l’Indo-Chine plus d’un souci à venir ; le prologue donnait un avant-goût de la pièce.

En somme, ils étaient, ces gens-là, de purs Anglo-Saxons jetés comme deux siècles plus tôt les passagers du Mayflower sur un continent lointain ; ils avaient en moins la lutte acharnée à soutenir contre une nature âpre et des peuplades énergiques ; ils avaient en plus la précieuse expérience de leurs aînés et la bienveillance d’une métropole assagie par la rébellion de sa fille aînée. Quelle apparence qu’ils pussent déserter les saines traditions, les robustes exemples que devait à tel point fortifier, à leurs yeux, la puissance actuelle des États-Unis ! Et comme l’on comprend le jeune orgueil qui gonflait leurs poitrines lorsque, voici une quinzaine d’années, ils songeaient, en admirant l’œuvre américaine, à la puissance future de l’Australie ! Un peu méprisants pour la vieille Europe qui d’ailleurs les ignorait de son mieux, c’est à travers le Pacifique qu’ils regardaient obstinément. En ce temps-là, sir Henry Parkes, le vieux leader, travaillait à édifier le gouvernement fédéral dans lequel on s’accordait à voir l’instrument certain de la prospérité prochaine, le parvis nécessaire des hautes destinées.

Ils l’ont, leur fédération, et le poétique drapeau qu’ils choisirent pour symbole de la nation naissante flotte sur les édifices publics et sur les navires de guerre. Mais on dirait que dans ses plis cet étendard ne contenait qu’une recrudescence d’utopie ; sa vue semble suggérer un dangereux farniente à une race déjà un peu amollie par le bien-être et par le rêve.

D’où est née l’utopie australienne ? C’est une question encore obscure. Les éléments nous font défaut pour la résoudre. Nos voyageurs pressés nous rapportent de là-bas de spirituelles pochades, de curieuses esquisses mais aucun d’eux n’a pris la peine et le temps de pénétrer l’âme australienne et de chercher le point de soudure qui y joint à la persistante énergie britannique une étrange paresse méridionale. L’utopie y règne depuis longtemps ; elle a fait tache d’huile ; ses progrès ininterrompus ont abouti au récent triomphe électoral dont les télégrammes nous ont transmis la nouvelle.

Il ne semble pas que le socialisme européen soit disposé à inscrire ce scrutin au crédit de ses doctrines. Est-ce simplement parce que l’éloignement est trop grand et que des relations intimes n’ont point eu le temps de se nouer entre les collectivistes de la grande Ourse et ceux de la Croix du Sud ? Ne serait-ce pas, plutôt, qu’une sorte d’instinct avertit les premiers de ne point trop compter sur les seconds, et de ne voir en eux que de faux frères ?… Cet instinct serait juste. La socialiste Australasie ne sera jamais la Mecque du socialisme ; cette terre est promise à l’individualisme comme le sont la plupart des terres anglo-saxonnes : à un individualisme très différent assurément de ce que nous avons jusqu’ici désigné par ce mot, mais encore plus différent du régime que préconisent autour de nous les néo-révolutionnaires.

En voulez-vous la preuve ? Examinez le détail des votes qui viennent de renouveler le Parlement fédéral australien et d’envoyer siéger au Sénat quatorze ouvriers au lieu de huit, — à la Chambre des députés vingt-deux au lieu de quinze : chiffres considérables pour des assemblées numériquement aussi restreintes. Les électeurs du Labour Party sont en grande majorité des hommes d’action et d’énergie, très indifférents aux théories, profondément indépendants, hostiles à la hiérarchie et à l’hérédité mais désireux de prospérité et de progrès. Bushmen, pionniers, mineurs, défricheurs, ils sont venus donner un coup d’épaule aux doctrinaires des villes, aux beaux parleurs qui visent, eux, l’assiette au beurre, dans sa parfaite simplicité. L’assiette au beurre est proche mais il y a peu de beurre et beaucoup d’appétits. Elle ne fournira au pays ni prospérité ni progrès. On croyait que les Bushmen étaient en voie de le comprendre ; mais, comme tous les Anglo-Saxons, ils évoluent lentement et irrémédiablement. Du jour où cette portion virile de la population s’apercevra de son erreur, elle rebroussera chemin sans hésitation ni chagrin ; ce ne sont point les belles théories qui la retiendront.

Et ce jour-là, l’Australie reprendra sa marche en avant. Elle retournera aux vieilles méthodes par lesquelles s’enrichissent les nations ; peu lui importeront le suffrage des femmes, la journée de huit heures et la semaine de six jours et demi ; elle ne s’inquiétera plus si les chemins de fer appartiennent à l’État ou si les tramways sont possédés par la municipalité ; elle éprouvera pour les capitalistes une sympathie intelligente au lieu de leur témoigner une inepte hostilité ; elle favorisera l’ascension de l’individu au lieu de la retarder et de la gêner. Regardant autour d’elle, elle se verra le centre du monde océanien, entouré de proies faciles, ayant à portée des douzaines d’archipels heureux propres aux industries humaines ; elle reprendra son rêve orgueilleux de domination australe et, sacrifiant l’égalité à la fortune et la justice sociale au commerce, elle jouira de voir ses flottes entreprenantes couvrir les flots de leurs sillons fertiles.

Sachons profiter de l’entr’acte. Il est plus long que nous n’aurions pu l’espérer. L’Australie oublie l’heure et s’égare en propos frivoles. Nous autres, soyons sérieux. Sans rien enlever à notre empire africain de la protection et de la sympathie auxquelles il a droit, pensons un peu plus à notre empire asiatique et à nos possessions océaniennes. Que les Nouvelles-Hébrides, que la Nouvelle-Calédonie et ses dépendances deviennent les postes d’avant-garde d’une Indo-Chine encadrée par un Siam soumis et un Yunnan en pleine exploitation.

Mais ce n’est pas tout. Il importe que le prestige de la métropole vienne appuyer en ces lointains parages celui de ses colonies. Jusque l’année dernière, la France était considérée en Australie comme une puissance déclinante, vivant sur son passé et incapable d’un relèvement. Peut-être le sentiment de cette faiblesse entrait-il pour quelque chose dans la violence des revendications dirigées contre ses établissements du Pacifique. C’est toujours si tentant pour la vilaine humanité de prendre aux faibles !… Or aujourd’hui, tout est changé ; la démarche d’Édouard VII a retourné le sablier et le bruit des acclamations qui ont accueilli à Londres le président de la République est venu retentir jusque sur les rives du Murray et du Paramatta. Rien ne prouve mieux, soit dit en passant, la solidité des liens moraux qui unissent entre elles l’Angleterre et ses filles que la façon dont s’imposent, à Melbourne ou à Sydney, rapides et indiscutables, un geste du roi et une opinion de Londres.

Nous voici là-bas redevenus populaires ; le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie et même de simples voyageurs en ont fait récemment l’agréable expérience. Profitons-en. Devançant les nations d’Europe, entretenons auprès de la jeune Commonwealth un ministre résident et d’actifs consuls ; dirigeons sur ses universités des professeurs en renom et expédions à ses bibliothèques les meilleurs produits de notre science et de notre pensée. Que nos commerçants soient incités à chercher le long de ses rivages des débouchés rémunérateurs…

Et tout de même n’oublions pas l’Indo-Chine. Je voudrais que le même paquebot — comprenez-vous ? — embarquât des canons pour la baie d’Along et des conférenciers

pour le détroit de Bass.

LA MARCHE ARRIÈRE


24 février 1904.

Quelle est donc la maison d’automobiles qui a fourni à la République française son char de l’État ?… Eh bien ! je ne lui fais pas mon compliment, à cette maison-là. Ne parlons pas des pneus qui crèvent, des rouages qui se faussent, de l’essence de mauvaise qualité, et autres incidents secondaires ; nos chauffeurs gouvernementaux en sont plus ou moins responsables ; ils conduisent à l’aveuglette, avec une nervosité déplorable, se jetant sur un arbre par crainte du dérapage et s’exposant, l’instant d’après, à une valse folle pour éviter l’orteil d’une poule. Tant pis pour eux — et surtout pour nous qui les choisissons fort mal, sans discernement et sans garanties ! Mais le véhicule en lui-même est défectueux, car il lui manque un rouage essentiel : la marche arrière. La plupart des chars de l’État qui servent à nos voisins en sont pourvus, et comment donc circuleraient-ils sans cela dans les ruelles étroites et tortueuses de la politique, dans ce dédale dont nul Touring n’a pris soin d’étiqueter les carrefours, où rien n’annonce la descente trop rapide ou le tournant trop brusque ? Ne pas pouvoir reculer, c’est se condamner à suivre la mauvaise route quand il y en aurait peut-être une bonne toute proche ; c’est s’obliger à prendre pour la rejoindre de dangereux chemins de traverse, à faire d’inutiles crochets, à subir de coûteux retards.

Demandez donc à l’empereur Guillaume II et au roi Victor-Emmanuel iii quand et comment on doit faire usage de la marche arrière, et interrogez en même temps les Allemands et les Italiens pour connaître les avantages que retire un peuple d’une pareille manœuvre exécutée à point nommé par ses dirigeants. Nos voisins du Sud-Est tout comme nos voisins de l’Est sont sortis à reculons de l’impasse anticléricale : les seconds bruyamment parce qu’ils tenaient à ce qu’on le sût, les premiers discrètement parce qu’ils avaient intérêt à n’en rien laisser paraître. Tandis qu’une escorte de cuirassiers retentissants accompagnait naguère au Vatican le cortège du César germanique, dans le budget italien venaient s’inscrire sans bruit, pour les missionnaires et leurs écoles d’Orient, des crédits de plus en plus nourris. Par là, l’unité morale de l’Allemagne dont Bismarck, imprégné de prussianisme intransigeant, s’était montré si peu soucieux de réunir les éléments, aura reçu un puissant renfort ; par là aussi, l’Italie moderne, mûre pour le rayonnement extérieur, se sera préparé un incomparable outil d’expansion nationale et aura posé les bases de sa domination future sur les rives de la Méditerranée.

Et nous ? — nous dont l’anticléricalisme, semeur de haines, réduirait en charpie à la longue le tissu séculaire, nous dont il ruine, en attendant, les lointains avant-postes et annule les privilèges traditionnels, ne pouvons-nous donc point reculer ? Impossible. La grande majorité le désirerait ; à la Chambre, aux premiers rangs de ceux qui crient très fort, dans le cabinet même, parmi les instigateurs de mesures déplorables, le recul aurait des partisans. Mais la machine française a été construite pour n’aller jamais que de l’avant jusqu’à ce que pressée entre de hautes murailles, acculée au précipice, elle doive être, à bras d’hommes et à grands frais, renversée et retournée pour repartir dans l’autre sens, toujours avant.

C’est alors la réaction. Là où le recul n’effrayerait point, la réaction fait peur. Pensez donc : on roule de nouveau imprudemment vers d’autres murailles et d’autres précipices ; il y a des dégâts probables et des écrasés certains. Pour éviter cette réaction redoutable, la Révolution a poussé ses doctrines à l’absurde, son héroïsme au crime et sa générosité à la pleutrerie. Pour l’éviter, Napoléon Ier a chevauché d’une allure infernale sa course à l’abîme. Pour l’éviter, Charles X a perdu la monarchie et Louis-Philippe a sacrifié dix-huit années d’efforts. Pour l’éviter, la deuxième République a abouti aux journées de Juin. Pour l’éviter, la nation, à son tour, s’est jetée dans les bras d’un dictateur et le dictateur s’est rué vers la guerre. Que de maux pour un rouage qui manque !

Il n’a pas toujours manqué. Louis XI savait que le recul est parfois un des plus sûrs moyens d’avancer et Henri IV en a donné, avec son incomparable brio, une démonstration sans pareille. Mais, depuis lors, les encyclopédistes ont passé et Jean-Jacques, auquel certaines ingéniosités pédagogiques n’avaient point suggéré l’art de conduire les hommes, a semé sur nos sillons le grain des fâcheuses utopies. Aujourd’hui apparaît une nouvelle génération qui se laisse encore conduire au nom d’idées abstraites mais dont les franches réalités obtiennent les préférences et captivent l’attention. Elle s’élève en silence tandis que les doctrinaires aux formules cassantes et les rêveurs aux lubies morbides mènent autour d’elle leur ultime sabbat. Ce goût des réalités constitue l’espoir de l’avenir, car il ne vient pas des sciences dites exactes. L’esprit scientifique ne paraît guère propre à développer le sens pratique ; il produit presque autant d’incertitudes que l’esprit philosophique, et beaucoup plus d’orgueil. Aussi n’est-ce point de ce côté que pourrait naître l’aurore salutaire. Il en va autrement des sciences appliquées, surtout quand il s’agit d’une application exigeant le renfort de qualités morales telles que l’audace, l’initiative et le sang-froid.

Ne croyez pas que le désir de poursuivre jusqu’au bout une comparaison inattendue m’incite à ce paradoxe du perfectionnement politique engendré par l’automobilisme. Certes, d’autres sports exercent une action physiologique bien supérieure et sont, au point de vue de l’hygiène, infiniment plus recommandables ; rien ne prouve même que pour avoir trop « chauffé », certains de nos contemporains ne créeront pas quelque nouveau type de maladie nerveuse héréditaire. Par contre, la leçon de choses qu’aura fournie ce sport-là, appuyé d’un côté sur une industrie florissante, de l’autre sur un travail manuel obligatoire, ne saurait manquer de poser une forte empreinte sur la mentalité malléable de notre race. Quiconque a fréquenté cette année le Salon de l’Automobile a dû s’émerveiller devant l’intérêt passionné et la compétence embryonnaire avec lesquels la masse de ceux qui n’ont jamais possédé une voiture ni manié un guidon accueillait les nouvelles marques et discutait les anciennes. « Madame Foule », celle-là même dont Maurice Donnay expliquait naguère aux lecteurs du Figaro l’état d’âme à la fois simple et complexe, madame Foule est conquise par l’auto ; c’est un fait, et ce fait aura des conséquences intellectuelles et morales.

Inconsciemment, madame Foule souhaitera de voir fonctionner le char de l’État comme ses machines préférées ; elle demandera que l’on jette dans la poussière le poids mort des fourniments inutiles ; elle proclamera que la prudence et l’opportunisme sont encore les meilleurs garants de vitesse durable, en politique comme sur les routes ; elle réclamera enfin l’usage fécond de la marche arrière.



LE SENS CRITIQUE


10 mars 1904.

En trois jours de temps, nous avons appris que les séminaristes de Dijon attribuaient à leur évêque la qualité de franc-maçon et que l’empereur de Russie avait écrit au président de la République pour lui demander la démission de M. Delcassé ! Il a fallu que le prélat incriminé se défendît, en présence de son clergé, de la bizarre accusation dont il était l’objet, et un communiqué d’allures officielles a été jugé nécessaire par le gouvernement russe pour couper court à la nouvelle d’une correspondance incorrecte entre les deux chefs d’État. De quel degré d’enfantine crédulité est donc capable cet esprit français si orgueilleux de ses lumières, si confiant en la logique imperturbable de ses tendances et de ses méthodes ? Pas n’est besoin de connaître les vertus privées de Mgr Le Nordez ni de savoir de quel crédit personnel jouit notre ministre des affaires étrangères auprès de Nicolas II pour apprécier l’inanité d’informations tendant à représenter le premier comme inféodé aux pires ennemis de son Église et le second comme occupé à saper l’alliance dont il est le plus fidèle partisan. N’est-ce pas que cela jette un jour un peu singulier sur les facultés critiques de notre race ?

Paraissent pourtant une œuvre d’art ou un monument littéraire de belle envergure, et cette même opinion, capable d’accepter et de savourer les pires invraisemblances politiques, va faire preuve d’un jugement pondéré et rassis, d’une rapidité à saisir les nuances et à dégager les lignes qui n’ont d’équivalent en aucun autre pays. Elle saura découvrir le vrai mérite, même s’il se cache, et l’inscrire à son rang ; elle conservera, jusque dans les emballements momentanés qu’inspire la mode, ce goût et ce sentiment de la mesure qui constituent le charme principal de ses manifestations. Faut-il en conclure que le sens critique n’a pas en politique la même origine et les mêmes caractères qu’en art ou en littérature ? Cependant il est fait pareillement d’expérience, d’équilibre et d’intelligence et, si nous pouvons, nous autres Français, appliquer ces qualités-là à certains objets, d’où vient que nous ne puissions les appliquer à d’autres ? Ce sont bien celles à l’aide desquelles la France a établi solidement sa royauté dans le domaine de la pensée et dans celui de la beauté ; ce sont également celles qui, depuis plus de cent ans, tout au moins, lui ont fait presque constamment défaut sur le terrain constitutionnel et gouvernemental. Aujourd’hui que quelque apaisement commence à se répandre à travers l’histoire encore proche de ce dix-neuvième siècle si plein, pour nous, de surprises et de secousses, nous percevons combien les divers régimes que nous avons successivement renversés surpassaient la moyenne et quels avantages nous aurions retirés d’une plus juste appréciation de leurs mérites. Que d’hommes distingués, éminents même, ont composé les états-majors politiques de la Restauration et de la monarchie de Juillet ! Que de bonne volonté et de généreuse abnégation se manifestèrent parmi les citoyens de la deuxième République ! À certains tournants du second Empire, sinon à tous, que de belles occasions de progrès se sont offertes ! Combien enfin les deux partis qui ont tour à tour exercé le pouvoir entre 1870 et 1895 y ont apporté de qualités sérieuses et d’aspirations respectables ! L’opinion a pourtant méconnu tout cela. Elle a accueilli et propagé tour à tour contre les dirigeants de l’heure présente les légendes les plus absurdes, les accusations les moins défendables, quitte à leur rendre ensuite une justice tardive et stérile. Et ce n’était pas toujours — comme on l’a prétendu — par esprit frondeur, par tendance invétérée à la cabale ; la part de la conviction sincère, dans ces courants hostiles, fut considérable. Ce qui faisait défaut, c’était le sens critique. Il continue de manquer — et les hommes qui, sous nos yeux, se reprochent quotidiennement leurs trahisons réciproques et s’accusent d’être aux gages du pape ou à la solde de l’Angleterre agissent bien en fils de ceux qui, naguère, soupçonnaient Decazes d’avoir soudoyé l’assassin du duc de Berry, ou Polignac de méditer le rétablissement de la dîme et de la corvée.

Ne serait-ce pas, alors, que la stabilité, la permanence des objets sur lesquels s’exerce le sens critique jouent un rôle certain et considérable dans la manière dont il s’exerce ? Nulle solution de continuité n’existe dans l’œuvre intellectuelle et artistique de la France. Sous des formules gouvernementales opposées, sous des régimes administratifs très divers, cette œuvre s’est développée d’un mouvement ininterrompu ; ceux qui en ont été les artisans ont su demeurer fidèles au génie de la race et n’ont transgressé parfois les grands préceptes des ancêtres que pour y revenir bientôt chercher un renouveau d’inspiration et de fraîcheur. Aussi l’opinion n’a-t-elle jamais été privée d’exercer ses facultés d’appréciation et de pouvoir rendre d’équitables jugements. Aussi n’a-t-elle jamais ressenti de ces heurts soudains qui déroutent, de ces revirements fondamentaux qui désorientent ; heurts et revirements dont précisément la politique française a été remplie.

Une étude de l’étranger fournirait au besoin des documents à l’appui de cette thèse. L’Américain, plus intelligent que l’Anglais mais qui ne bénéficie point de la force vétuste de son appareil social et politique, juge des choses avec bien moins d’autorité et de rectitude ; l’Australien, plus imparfaitement encore. L’esprit inquiet et agité du Norvégien le rend inférieur en cela à ses frères Scandinaves. Quant à l’Autriche et à l’Espagne, les vicissitudes qu’y a traversées la respublica ont réduit le sens critique à l’état de fantôme déplorable, alors qu’il demeure solide et bien vivant en Hollande ou même en Grèce parce que la conception nationale y revêt des formes immuables et intangibles. Mille indices attestent de la sorte le lien qui rattache à la vie publique d’un peuple ses facultés critiques ; celles-ci vont se fortifiant par la superposition, l’accumulation, la répétition des mêmes sentiments, des mêmes spectacles, des mêmes impressions ; elles s’effritent au contraire et se désagrègent par l’émoi et l’incertitude que produisent les révolutions aussi bien que par les réfections successives et parfois contradictoires que nécessitent leurs excès. Pour nous dont l’existence collective depuis 1789 a été l’une des plus désordonnées et des moins raisonnables qu’aucun peuple ait jamais vécues, il est compréhensible qu’à travers nos jugements politiques se manifeste une absence de sens critique dont s’affligent parfois nos amis les plus sincères, nos admirateurs les plus enthousiastes. Mais si nous voulons continuer d’en manquer, il n’y a qu’une chose à faire, c’est de méditer sérieusement — et par là de préparer — quelque nouveau cataclysme. On y pense. Des gens qui estimaient, voici deux ans, la République dûment boulonnée sur sa base n’ont plus aujourd’hui la même confiance ; d’autres qui se sentaient irrésistiblement hostiles à toutes les solutions césariennes les envisagent maintenant avec une indulgence renaissante.

Cela encore démontre jusqu’à l’évidence le défaut de sens critique. Eh quoi ! jeter bas la maison parce qu’à l’usage certains inconvénients s’y sont révélés, parce que telles pièces se commandent, qu’ici un corridor est trop étroit ou là, un plafond trop bas ? Il serait si simple d’étudier les améliorations nécessaires en cherchant à les opérer au plus juste prix, — ou même d’ajouter quelque annexe, simple et commode, au bâtiment principal. Et puis encore, êtes-vous certains que ce soit la faute des institutions et non des hommes qui les appliquent ?…

Où en seraient à présent la puissance de l’Angleterre, celles de la Russie ou de la Prusse si de tels instincts avaient prévalu au temps des mauvais souverains et des

ministres incapables ?

RENAISSANCE NAVALE


26 mars 1904.

Le déboulonnage salutaire auquel ce journal prête main-forte — celui qui vise l’homme le plus néfaste d’un néfaste cabinet — se serait opéré d’une façon autrement aisée et rapide si l’opinion publique de chez nous connaissait quoi que ce soit aux choses de la marine. Mais son ignorance à cet égard est aussi profonde et aussi complète que celle de M. Tissier lui-même. Les Français, avec leur 3 140 kilomètres de côtes contre 2 380 kilomètres de frontières continentales, avec leur empire colonial de 10 310 000 kilomètres carrés, avec le puissant passé de souvenirs et de traditions que leur ont légué de hardis navigateurs, ont une compétence navale à peu près semblable à celle, non point des Suisses, possesseurs d’un grand nombre de lacs mais des Serbes lesquels se contentent, en fait d’aquatisme, de regarder couler le Danube. Prenez le premier d’entre nous qui vous tombera sous la main ; demandez-lui de combien d’unités se compose notre flotte, où sont nos escadres et nos principaux arsenaux, comment fonctionne l’inscription maritime, quel est le rôle d’un commissaire de la marine, ce qu’on entend par tonnage et cabotage, ce que c’est qu’un croiseur, un contre-torpilleur, un bassin de radoub, un wharf, un port franc, à quels chiffres se montent le personnel des équipages et celui des ateliers… Gageons qu’il n’en saura rien et que ses réponses se résumeront en quelques âneries émergeant d’un océan d’imprécision. La faute en est à lui-même assurément ; mais il y a d’autres coupables : l’administration d’abord qui se délecte depuis bel âge en de routinières complications et ne fut jamais ennemie d’une obscurité somniférente ; la presse ensuite qui ne fait rien pour dénoncer ces errements et dissiper ces ténèbres.

M. Camille Pelletan ne pouvait manquer, au cours de ses dépositions devant la commission du budget, d’insister sur la série des abus antérieurs à son règne et de chercher à éblouir en même temps, par un verbiage approprié, l’incompétence du public. On le sent tout réjoui de se savoir précédé par tant d’impéritie et entouré de tant d’ignardise !… Certains ont trouvé son procédé plein de malice et d’esprit. En fallait-il tant pour s’accrocher à ces engins de sauvetage ? En vérité le moins expérimenté des politiciens se fût avisé de cette manœuvre-là.

Tout ceci n’atténue guère la maladie mais cela complique la guérison ; et pourtant, il faut guérir au plus vite, l’avenir de la patrie l’exige. Il le faut pour notre commerce mondial qui déchoit malgré les avantages commerciaux que nous tenons de notre situation géographique, de notre prestige historique, de notre richesse inépuisable, de notre génie actif, souple et fertile. Il le faut pour nos colonies qui végètent malgré qu’elles constituent l’empire le plus enviable et le plus séduisant qu’après celui de l’Angleterre aucune puissance civilisée ait réussi à se créer à la surface du globe.

L’œuvre à accomplir est triple : intéresser la nation — préciser les réformes — organiser la propagande. Voilà quel serait chez nous le rôle d’une Ligue navale. Il ne conviendrait pas de prendre modèle sur nos voisins d’outre-Manche, mais bien sur ceux d’outre-Rhin. En Angleterre où la foule est au courant des besoins de la flotte, de simples particuliers peuvent assembler leurs deniers en vue d’apporter à l’Amirauté une aide matérielle et de substituer à ses initiatives, trop lentes à leur gré, la leur, plus audacieuse et plus rapide ; ils ont toutes chances d’être compris, applaudis, secondés. Ceux qui eurent à cœur la création d’une marine allemande procédèrent autrement : ils discoururent copieusement. Mesurant l’effort à la hauteur des ambitions impériales plutôt qu’à l’étendue de leurs rivages ingrats, ils appelèrent à la rescousse la statistique et l’illustration. Je me souviens d’avoir vu dans une des salles du Reichstag, à Berlin, ces fameux cartons où, de sa propre main, Guillaume ii avait représenté en silhouettes d’une simplicité saisissante, entremêlées de chiffres éloquents, les flottes des grandes puissances à côté desquelles la sienne faisait alors modeste figure. Cette ingénieuse leçon de choses s’imposait ainsi avec une redoutable insistance aux députés et à leurs leaders ; ils percevaient chaque jour l’humiliante disproportion et finissaient par s’en trouver atteints dans leur orgueil national.

Le crayon et la plume dont le César germanique ne dédaigna point de se servir pour gagner son Parlement, hésiterons-nous à y avoir recours pour agir sur nos concitoyens ? Allons sans vergogne jusqu’à l’image d’Épinal en passant par les affiches artistiques et par ces couvertures de cahiers scolaires qui peuvent semer tant d’idées fécondes dans les cerveaux populaires. Jetons pêle-mêle dans le creuset d’une telle réclame les récits héroïques du passé et les comparaisons inquiétantes du présent, les renseignements suggestifs et les calculs avantageux, les plans de détail et les vues d’ensemble. Mais renonçons à ces études oiseuses, à ces disputes pédantes qu’accueillent parfois les revues graves et que remplit la fausse science d’ingénieurs à thèse et de marins imaginaires. Ce n’est pas là ce qui fera progresser notre marine. La recherche du navire parfait, du navire idéal n’est qu’un jeu puisque d’incessants progrès atténuent déjà sa supériorité au cours de la construction et que le « dernier bateau » a déjà quelque peu vieilli à l’heure du lancement. L’important est d’avoir une flotte homogène fortement dirigée et solidement entraînée, des points d’appui nombreux, des arsenaux commodes et bien remplis, un outillage complet, un personnel sans peur et sans reproche.

Toutes ces choses, paraît-il, ne sont point à notre portée. La marine française constitue un écheveau si bien embrouillé que nul ne saurait venir à bout de le dévider. Voyez-vous cela ! Voilà un argument commode à l’usage des routiniers et flemmards. Et quelle est donc l’institution dont les complexités puissent résister à l’effort d’une volonté soutenue ? Les Anglais se sont-ils jamais perdus dans l’invraisemblable labyrinthe de leur législation constitutionnelle et les Japonais se découragèrent-ils devant les barrières innombrables qu’un passé séculaire dressait en travers de leur zèle réformateur ?

Il est possible, il est même certain que notre organisation navale ne comporte point les solutions simples et pratiques que M. Lockroy a décrites dans son enquête sur la marine allemande. Nous n’avons pas les coudées absolument franches ; faire chez nous table rase de ce qui existe constituerait un médiocre moyen d’assurer l’avenir. Le jour où nous le voudrons pourtant, nous arriverons aisément à savoir en quoi peut et doit consister notre renaissance navale. Nous posséderons le devis des dépenses à faire, l’énumération des constructions à mettre en train, la mention des avantages à escompter, l’indication des abus à réformer.

Encore une fois, l’heure est venue de ce vouloir… Mais avouez que ce serait drôle si le prodigieux ministère de M. Camille Pelletan allait devenir la cause déterminante d’un si grand bienfait. Il ne faudrait point hésiter dans ce cas à promettre audit Pelletan une statue après sa mort et le titre d’amiral pour la fin de ses jours. Ce serait « l’amiral malgré lui ».



GRAINS DE RIZ
ET RAYONS DE GLOIRE


6 avril 1904.

Ici même, récemment, Marcel Prévost recherchant les raisons profondes du conflit russo-japonais en tirait une, qu’il jugeait péremptoire, de quelque statistique délaissée. Bien éloquents, en effet, ces deux chiffres dont le grand talent du chroniqueur accentuait l’âpre contraste ; l’un disait la population incessamment accrue et prête à déborder de son antique archipel ; l’autre racontait les récoltes diminuées, désormais insuffisantes à nourrir des multitudes innombrables ; ils dressaient, accolés, le spectre horrible de la faim qui suggère le meurtre et excite les convoitises, de la faim qui provoque les guerres et conseille les riches conquêtes. Trop d’habitants, pas assez de riz, — combien de sang a coulé dans le monde à cause d’une semblable disproportion et que d’hécatombes s’expliquent par cette brève formule !

Marcel Prévost rend service aux historiens en leur rappelant un point de vue dont jusqu’ici ils ont souvent méconnu l’importance ; mais il ne faudrait pas qu’ils versassent dans l’excès inverse et qu’ayant longtemps négligé d’approfondir les causes économiques des grands conflits d’autrefois, ils oubliassent de relever dans l’analyse des grands conflits d’aujourd’hui les germes passionnels qui y abondent. Un fait considérable tend à égarer l’opinion : le musellement, si l’on peut ainsi parler, des tyrannies individuelles, la déchéance des égoïsmes dynastiques. Il n’est plus au pouvoir d’aucun despote, si robuste que soit son trône, si incontestée que soit son autorité, de lancer impunément et contre son gré le peuple dont il dirige les destins dans la voie des entreprises belliqueuses. Le sentiment de cette heureuse impuissance est pour beaucoup dans la quiétude que l’avenir inspire aux amis de la paix. Qu’on permette seulement aux institutions démocratiques de s’affermir, disent-ils, qu’on laisse à l’esprit démocratique le temps de s’infiltrer partout — et la guerre sera morte. Se pourrait-il que les nations, consciences collectives au sein desquelles la vérité réussit toujours à faire entendre sa voix, consentissent à déchaîner la sanglante furie, à brandir la torche incendiaire ? Ce que le souverain absolu était tenté de faire d’un simple geste, un parlement nombreux osera-t-il en assumer par son vote la redoutable responsabilité ?

Oui, il l’osera si le riz fait défaut. Mais qu’est-ce que le riz ? Est-ce l’indispensable ou le superflu ? Cela représente-t-il le confort ou simplement de quoi vivre ? Voici les Japonais qui cherchent à prendre la Corée dont ils feront à la fois une annexe et un grenier. Le dernier d’entre eux est prêt à se battre pour atteindre ce résultat parce qu’il se sent menacé, s’il ne l’atteint pas, d’une misère certaine. Mais quand il aura réalisé ce premier avantage et que s’ouvrira devant lui la perspective d’une nouvelle guerre par laquelle il croira possible de s’emparer de la direction commerciale du monde jaune et de se procurer ainsi d’immenses bénéfices, sur quoi comptez-vous pour l’arrêter ? Sur l’esprit démocratique, sur les scrupules humanitaires… Pensez-vous que les hommes ne se battent que pour le pain sec et que, du jour où tous en auront, ils ne se battront point pour le beurre à mettre dessus ? Étrange illusion ! — et prudents sont, parmi les pacifistes, ceux qui se préoccupent avant tout de réorganiser la société. C’est par là que le socialisme s’affirme comme le préambule obligatoire du pacifisme. Lui seul pourrait peut-être établir avec quelque chance de succès le règne de la paix, à condition de créer d’abord une richesse supérieure aux besoins actuels. Malheureusement, tout indique que, loin d’y parvenir, le socialisme, en s’établissant, provoquera un ralentissement immédiat de la production et, partant, un appauvrissement général ; dès lors, son avènement serait le signal inévitable de guerres effroyables.

Donc la poursuite de la richesse amènera des conflits malgré toutes les précautions que pourra prendre l’ardente ingéniosité des amis de la paix. Et quand même régnerait l’abondance universelle, pour en provoquer il resterait encore la folie de la gloire. On ne saurait dire que l’humanité n’arrivera jamais à s’en guérir, qu’elle ne découvrira point une vaccine contre ce noble virus ; mais dans combien de temps ? Les nations nouvelles, sous ce rapport, ne diffèrent point des anciennes. Je me rappellerai toute ma vie l’impression que me causèrent les États-Unis lorsque, voici quinze ans, j’y abordai pour la première fois, curieux d’y observer non pas des chemins de fer en l’air, des abattoirs ou des maisons à quatorze étages mais bien des universités, des laboratoires et des académies, — anxieux d’en rapporter non les statistiques d’un présent prospère mais la philosophie d’un avenir mystérieux. Tout de suite m’apparut clairement la similitude éternelle des fondations morales et sociales. Je vis que la patrie reste là-bas ce qu’elle est ici, une déesse parfois douce, parfois cruelle mais toujours adorable, — une déesse à laquelle on ne marchande point les holocaustes et pour laquelle nul temple ne paraît assez vaste, nul autel assez somptueux. Sous l’influence des idées nouvelles, les prétextes à tirer le canon pourront se colorer diversement ; au fond, le tirera-t-on jamais avec d’autres desseins que celui de servir la patrie et de la fortifier matériellement ou moralement ?… En admettant que l’effort des États-Unis pour émanciper Cuba ait été absolument désintéressé, cet effort n’a-t-il pas doublé l’action mondiale des Américains ? Ne se sentent-ils pas grandis par leur initiative violente ? J’ai dans mes papiers la lettre d’un ami dont le fils tomba vaillamment autour de Santiago : c’est une lettre romaine ; l’amertume individuelle s’y fond en orgueil collectif ; l’ambition satisfaite du citoyen y tempère le douloureux sacrifice du père. Non, certes, la passion du triomphe n’est pas près de sécher dans les cœurs !

Est-ce seulement pour avoir du riz que nos alliés ont assiégé Plevna et fortifié Port-Arthur, que nous-mêmes avons détruit Fou-Tchéou et pris Tananarive, que Gordon est allé mourir à Khartoum et que Cecil Rhodes a convoité le Transvaal ? Est-ce seulement pour avoir du riz que Guillaume ii regarde vers Bagdad, que les soldats d’Édouard vii marchent sur Lhassa, que la diplomatie de Nicolas ii enserre Téhéran ? Est-ce seulement pour avoir du riz que les Hellènes rêvent d’officier dans Sainte-Sophie et les juifs de rebâtir le temple de Salomon ? Des appétits matériels se dissimulent, direz-vous, derrière chacune de ces aspirations, — même la dernière. C’est possible ; l’imperfection humaine emmêle en écheveaux indévidables nos désirs les plus purs et nos calculs les plus retors. Mais il faudrait savoir si, toutes les terres arables distribuées, toutes les possibilités industrielles et commerciales utilisées, les hommes ne se battraient pas encore pour la simple gloire de posséder la banquise ou de conquérir le pôle ?…

C’est sur la disparition de ce vieil instinct que repose la solution des pacifistes : la paix par le désarmement. Celle qui consiste à maintenir la paix en tenant la guerre toujours prête est moins logique mais plus sûre, car elle n’exige aucune transformation préalable et, après tout, fort aléatoire de notre être intime.

En tout cas, depuis trente ans, nous avons vu les armées nationales remplacer les armées de métier et la démocratie s’essayer à ces impulsions souveraines qui s’échappaient jadis de la main de l’autocrate. Il n’apparaît pas que le souci du riz utilitaire y ait eu plus de part que la magie

troublante de la gloire superflue…

REGRETS ET ESPÉRANCES


15 avril 1904.

Les récentes conventions franco-anglaises peuvent être envisagées sous deux angles très différents selon qu’on s’en tient à l’examen des litiges auxquels elles apportent une solution ou bien que l’on apprécie la situation générale qui en découle et la politique nouvelle dont elles vont permettre de tenter l’application. Le premier de ces points de vue se restreint au présent ; le second embrasse l’avenir.

Pour nous autres Français, cet avenir se dessine sous des couleurs attrayantes ; mais ce présent, d’autre part, est de nature à nous inspirer quelques regrets. Peut-être eût-il été préférable pour la défense de nos intérêts de ne point négocier un traité global sans que la pesée des sacrifices consentis et des avantages obtenus fût faite de façon strictement équitable.

L’Angleterre obtient de nous deux satisfactions considérables. Nous reconnaissons le protectorat qu’elle a établi de fait en Égypte ; car on ne saurait interpréter différemment l’engagement « de ne pas entraver son action dans ce pays en demandant qu’un terme soit fixé à l’occupation britannique, ou de toute autre manière ». D’autre part, « la France renonce aux privilèges établis à son profit par l’article 13 du traité d’Utrecht et confirmés ou modifiés par des dispositions postérieures ». Ce sont là des termes formels dont aucune réserve ne tempère la rigide précision. Avons-nous eu raison d’accepter ces formules absolues ? Je n’hésite pas à le croire. Précisément parce que de telles questions présentaient pour l’Angleterre un caractère essentiel, on n’en pouvait parler qu’à condition d’admettre, dès l’abord, le principe libérateur hors duquel il n’y avait eu place jusqu’ici que pour des modus vivendi sans valeur et sans durée. Du moment que de justes indemnités étaient accordées à nos pêcheurs terre-neuviens lésés par l’abandon des avantages dont ils bénéficiaient, que la prépondérance scientifique acquise par nos savants sur les bords du Nil se trouvait garantie, qu’enfin des sécurités nouvelles venaient appuyer les énormes capitaux engagés par nous dans les entreprises égyptiennes, il nous devenait possible d’adhérer audit principe. Restait à fixer les compensations.

Malgré qu’aucun homme sincère ne puisse comparer en droit ni en fait la situation de l’Angleterre au Maroc avec celle de la France en Égypte, le parallélisme de circonstance établi entre les deux contrées et les deux situations est de nature à satisfaire sinon les esprits grincheux qui aiment à ergoter sur une virgule et présupposent toujours la mauvaise foi, du moins la portion la plus raisonnable et la plus nombreuse de l’opinion publique. Il convient en effet de prendre en considération d’abord l’ampleur de l’effort déjà accompli par les Anglais au pays des Pharaons, et aussi l’allure très franche des déclarations par lesquelles ils s’effacent devant nous dans l’empire d’Abdul-Aziz.

Mais en ce qui concerne Terre-Neuve, les éléments d’un semblable parallélisme ne paraissent pas même avoir été recherchés ; en tout cas, ils n’ont pas été trouvés. De tout temps l’Angleterre était préparée à accorder à la France, en échange de sa renonciation à l’article 13 du traité d’Utrecht, une compensation territoriale considérable. On ne saurait donner ce nom à l’abandon qui nous est fait des îlots de Los et du district du Yarbartenda, non plus qu’aux insignifiantes rectifications que va subir notre frontière entre le Niger et le lac Tchad. On le peut d’autant moins qu’il est pour ainsi dire de règle entre nations civilisées de reviser, à l’amiable et selon les nécessités d’une géographie lente à se préciser, les délimitations antérieures arrêtées en Afrique d’après des données insuffisantes et parfois inexactes. Il y a là un travail de mise au point dont la légitimité est depuis longtemps reconnue. Comme on cherche après tout à civiliser le continent noir et à y faire pénétrer le commerce européen, aucun pays n’a intérêt à entraver l’œuvre collective, l’effort de chacun tendant à y accroître la sécurité et la richesse générales. Ce point de vue avait prévalu jusqu’ici. Nul n’aurait pensé qu’il pût y avoir dans des régions dont lord Salisbury parlait, il y a seulement dix ans, avec un si parfait dédain, la monnaie d’un rachat du traité d’Utrecht. Cette monnaie, l’Angleterre qui s’attendait qu’on la lui demandât du côté des îles normandes, où elle aurait d’ailleurs refusé de la prendre, était toute prête à la chercher aux Nouvelles-Hébrides. Voilà la faute capitale qui vient d’être commise. Le gouvernement a laissé échapper une occasion particulièrement propice d’effacer les conventions de 1878 et de 1887, de mettre fin à un régime absurde et de rétablir la France dans les droits incontestés qu’elle possédait en 1876 et qui périclitèrent bien plus par la coupable négligence de ses dirigeants que par l’audace de ses rivaux.

Autre faute : on a procédé à un partage intempestif des États de Chulalongkorn. Cela constitue pour nous un recul marqué sur les avantages que nous pouvions espérer du récent traité franco-siamois. Ce traité nous donnait le moyen de préparer au Siam l’établissement d’un protectorat qui a toujours été désirable pour la sécurité de notre empire indo-chinois, que les ambitions japonaises rendent aujourd’hui indispensable et auquel l’Angleterre s’attend depuis le jour où l’amiral Humann, forçant les passes du Meïnam, est venu apporter à Bangkok un énergique ultimatum. Le nouvel état de choses délimite les sphères d’influence respective de la France et de l’Angleterre. Les parts sont territorialement à peu près égales mais les Anglais possèdent dans la leur la capitale et le souverain.

Tels sont les motifs de regret que doivent nous inspirer les arrangements franco-anglais. En regard il convient de placer les perspectives importantes qui s’ouvrent par la possibilité désormais assurée au gouvernement de la République française de s’employer à rapprocher l’une de l’autre l’Angleterre et la Russie.

L’œuvre jusqu’ici semblait hors de portée, non pas qu’elle ne répondît aux vœux secrets qu’entretiennent depuis longtemps, à Londres comme à Pétersbourg, le sentiment de la sécurité véritable et le souci des intérêts bien entendus. Des années ont passé depuis le jour où Cecil Rhodes, au cours d’une rapide visite au quai d’Orsay, indiquait à notre ministre des affaires étrangères d’alors ce moyen certain d’asseoir la paix du monde sur des bases formidables et de replacer la France au sommet des nations. Ce qu’entrevoyait de son coup d’œil d’aigle le génial aventurier est devenu clair aux yeux des hommes politiques les plus avisés ; bientôt l’opinion le saisira à son tour.

Des difficultés, des obstacles ; il y en a certainement. N’oublions pas cependant que les difficultés fondamentales, les obstacles principaux ont déjà été tournés ou franchis par le seul jeu des événements, par la simple poussée de l’évolution générale, sans que les dirigeants aient eu à combiner d’intervention précise. Reportez-vous par la pensée à quelques années en arrière. N’eût-on point traité d’utopique tout calcul reposant sur un abandon par l’Angleterre de son insularisme traditionnel et sur un règlement amical de ses difficultés avec la France ? Ces choses auraient paru quasi impossibles, — elles sont accomplies pourtant.

Mais, dira-t-on, en admettant même que l’alliance anglo-franco-russe soit réalisable, l’heure n’est guère propice d’en parler. Le pensez-vous vraiment ?… La guerre qui a éclaté en Extrême-Orient a placé les belligérants aussi bien que leurs alliés en face de réalités farouches propres à engendrer non point le découragement ou la lassitude, mais la réflexion et la sagesse. On a jugé un moment en Europe qu’il s’engageait là-bas une de ces luttes décisives et fatales auxquelles les destins ironiques condamnent parfois les générations les plus éprises de paix ; mais déjà l’aspect du conflit s’atténue et les difficultés par contre grandissent et se multiplient. L’Angleterre éprouve des impressions analogues dans son agression contre le Thibet. Et pendant que les soldats au cœur simple, éveillés par les fanfares, sentent monter en eux l’enthousiasme patriotique, les gouvernants calculateurs se repentent peut-être de n’avoir pas assez négocié. L’Angleterre et la Russie, dans tous les cas, s’apprécient mieux et s’estiment plus aujourd’hui qu’il y a un an.

Ce serait une belle œuvre que d’établir en Asie une paix durable basée sur leur accord. Par là, l’un des foyers de guerre de l’ellipse moderne se trouverait supprimé. Resterait l’autre, plus dangereux et plus proche de nous : la question d’Autriche. Mais qui sait ? peut-être devrions-nous enhardis par le succès, l’aborder à son tour dans le même esprit et lui chercher une solution qui satisfît de légitimes aspirations sans compromettre un équilibre nécessaire. En ce faisant, la France aurait mieux mérité de l’humanité qu’en remplissant ses archives de conventions arbitrales vagues et imprécises. Seulement, pour ces besognes-là il faut une France d’épée redoutable et non point une France qui se répande en déclamations creuses.

Non ! l’alliance anglo-franco-russe n’est pas au-dessus des forces humaines. Elle demeure la combinaison la plus puissante et la plus féconde qui se puisse réaliser. Et sans doute, sous le rocher tragique des monts Matoppo, l’ombre de Cecil Rhodes y pense encore.



LA LUMIÈRE DU NORD


30 avril 1904.

À la lueur des magnifiques clartés par lesquelles l’effort associé de l’enthousiasme méridional et de l’art pyrotechnique romain vient de célébrer la réconciliation définitive de la France et de l’Italie, il semble que soit apparue plus nettement l’insuffisance de leur génie national à les guider efficacement parmi les méandres de la civilisation moderne. Un peu d’inquiétude a tempéré dès lors la joie de ceux qui réfléchissent. Ils ont eu, ceux-là, la vision soudaine d’une confédération latine s’étiolant le long des portiques solennels, écrasée sous le poids des principes rigides, isolée dans l’absolu des conceptions théoriques. Ils ont éprouvé la sensation d’une atmosphère sublime mais irrespirable et, inconsciemment, leur pensée et leurs regards se sont portés vers le Nord pour y chercher un peu d’illogisme, d’imperfection et d’imprévu, — de quoi vivre enfin ! Sans doute Édouard Rod obéissait secrètement à quelque instinct du même genre en écrivant l’autre jour son admirable article — une des plus belles pages qui se soient échappées de sa plume — sur l’antinomie de la liberté et de l’égalité. Dès longtemps l’idéalisme latin s’efforce d’en faire les cariatides centrales de son impossible temple, et les ouvriers généreux qui travaillent indéfiniment à réaliser une telle architecture n’en aperçoivent pas le néant parce qu’ils contemplent le chantier sous l’éclat fulgurant d’une lumière plus propre à éclairer les palais des dieux que les habitations des hommes. Le demi-jour septentrional, avec les reflets atténués qu’il répand, avec les proportions indécises qu’il dessine, avec les distances inexactes qu’il suggère, mais aussi avec la méfiance réfléchie et l’audace virile qu’il inspire, est, après tout, un guide plus sûr pour notre humanité myope et trébuchante.

Le Nord ! — du gamla, du friska, du fjellhœga Nord, comme chantent les Scandinaves — il aurait dû réclamer une part d’honneur dans ces fêtes radieuses ; car, si, pour user d’une expression à la mode, c’est la renaissance latine qu’on vient d’exalter à Rome, il faut reconnaître que les influences et les exemples du Nord furent les meilleurs artisans de cette renaissance-là.

Comment pourrions-nous le nier, nous autres Français ? Nous sentons bien que notre force de relèvement depuis 1870 n’a point été faite du seul élan qu’après le désastre nous insufflèrent le patriotisme indompté et la sève inépuisable. Elle fut faite aussi des réformes profondes que subirent notre esprit scientifique, nos habitudes pédagogiques, notre compréhension des affaires et de l’activité individuelle. Or d’où venaient les éléments de ces réformes, sinon d’Allemagne, d’Angleterre et d’Amérique ? Lorsqu’il a prononcé dernièrement l’éloge académique de son éminent prédécesseur, M. Frédéric Masson s’est grandement honoré en payant aux savants d’outre-Rhin un juste tribut d’éloges. Et cela ne veut pas dire qu’ils aient atteint des sommets inaccessibles et qu’on doive renoncer à égaler leurs mérites ou à surpasser leurs résultats. Bien au contraire, leur œuvre demeure fort incomplète. Mais nul ne saurait nier sans mentir à l’évidence que les principaux d’entre eux n’aient instauré chez nous, avec toute la plénitude nécessaire, cette outrance du scrupule, ce fanatisme des textes, cette religion de l’exactitude qui constituent la force fondamentale d’une école scientifique et dont l’absence, si longtemps, avait causé la faiblesse de la nôtre.

Ce n’est pas apparemment d’Italie que nous aurions pu rapporter le germe d’une semblable rénovation. Est-ce l’Espagne qui nous aurait fourni des modèles pour transformer notre système d’éducation et pour assurer à nos adolescents les bienfaits d’un entraînement corporel dont jusqu’alors nous paraissions ignorer la valeur et d’un développement du caractère et de la virilité dont nous n’arrivions pas à trouver la formule ? En regard de ce qu’ont rêvé certains réformateurs à idées fixes, la réalité présente peut sembler minime ; mais quiconque voudra comparer l’état actuel des choses pédagogiques avec ce qui existait il y a vingt ans reconnaîtra la longueur et l’importance de l’étape qui a été parcourue. De même que la science française n’a rien sacrifié de son caractère national pour avoir appris à se servir des méthodes allemandes, de même notre pédagogie n’a point abdiqué son indépendance en mettant à profit l’expérience anglaise. Encore faut-il avoir la franchise d’admettre l’origine des principes que nous avons utilisés dans la réfection de ces rouages essentiels du progrès collectif.

Dresser le bilan d’une pareille importation n’équivaut pas à négliger l’ampleur de l’exportation parallèle. Ces mêmes États-Unis dont les mœurs audacieuses et le puissant esprit d’entreprise ont agi assez fortement sur notre mentalité pour entamer à fond notre vieil idéal de médiocrité dorée, ces mêmes États-Unis éprouvent aujourd’hui un impérieux besoin de se latiniser. L’ordre et la clarté dont nous avons trop — dont nous aurions beaucoup trop surtout si le rapprochement franco-italien devait produire des effets d’exclusivisme intellectuel et social, — eux n’en ont point assez. Aussi l’heure a-t-elle sonné pour la France d’un grand rôle à jouer dans le perfectionnement de cette civilisation transatlantique à laquelle, d’autre part, nous sommes redevables d’une conception énergique et rajeunie des droits de l’individu et de sa fonction dans l’État.

Plus encore que la France, l’Italie a bénéficié des robustes contacts qu’un juste sentiment de son intérêt et de son avenir l’a conduite naguère à s’imposer. Elle n’était, au lendemain de son unité, qu’un grand corps dégingandé impropre à plus d’une besogne nationale. Elle possédait, c’est certain, la maison de Savoie et ces phalanges de Piémontais têtus dont s’était servi Cavour. C’était beaucoup, ce n’était pas assez pour sa transformation en un organisme harmonieux, rapide à penser et souple à se mouvoir. Il lui fallait le préceptorat teuton afin d’apprendre ce que valent la discipline, la parade, l’abnégation, le respect humain, — ce mélange de qualités solides et de défauts brillants qui est indispensable à une nation pour faire son chemin. Parce que ce préceptorat nous a déplu, parce qu’en cette période de son développement, l’Italie moderne s’est parfois laissé entraîner vis-à-vis de nous à d’inutiles et regrettables aigreurs, ce n’est pas un motif pour méconnaître les avantages considérables qu’elle en a recueillis. Et si beaucoup d’Italiens en veulent à Francesco Crispi de ses excès de zèle qui souvent passèrent le but et entraînèrent en tout cas à des excès de dépenses, il en est peu certainement qui ne se félicitent, au fond du cœur, des services rendus par la politique continentale dont Crispi eut le tort de se faire le serviteur exalté au lieu d’en rester simplement l’adhérent convaincu. Politique brutale et rude, si vous voulez, mais féconde quand même ; l’Italie ne saurait s’en dégager tout d’un coup et faire table rase des vingt années qui achevèrent de s’écouler.

En venant s’asseoir au foyer latin pour y cultiver de prestigieux souvenirs et de nobles espérances, la France, de son côté, y apporte un sentiment sincère mais que contrôlent des faits puissants : l’alliance russe à laquelle elle entend demeurer fidèle en toute circonstance et qu’elle considère comme la base immuable de sa politique mondiale ; l’entente anglaise en laquelle elle aperçoit justement un inappréciable instrument de paix et la sauvegarde assurée de ses entreprises coloniales.

Telle est la part du Nord dans notre patrimoine actuel, — telle sa part dans celui de nos voisins. Ayons souci de n’en rien distraire et de verser, au contraire, dans le creuset du néo-latinisme le plus possible d’influences boréales. Si les Latins sont en marche vers un nouveau sommet, c’est par là seulement qu’ils sont assurés d’y parvenir.



LES LEÇONS D’UN CORTÈGE


18 mai 1904.

Il m’est arrivé d’Amérique dernièrement une de ces luxueuses brochures par lesquelles les gens de là-bas commémorent si volontiers les moindres circonstances de la vie publique et dont la distribution constitue l’épilogue obligatoire de toutes les fêtes. On dirait, à les feuilleter, qu’il s’agit de dépenser, en les publiant, le plus d’argent possible. Je me souviens d’un in-octavo relié en moire blanche qui traîne quelque part dans mes tiroirs ; il consacre le souvenir d’un banquet colossal offert en 1893 aux exposants de Chicago ; pour le remplir, on a mis sur une page les vins qui furent versés et sur une autre les hors-d’œuvre chargés d’aiguiser l’appétit des convives ; d’amples alinéas séparent la mention de chaque toast et la musique vocale est soigneusement groupée à part de la musique instrumentale. Enfin, les drapeaux de tous les États de l’univers — compris Saint-Marin et Liberia — sont figurés en admirables chromos sur le frontispice ; tout cela n’exige pas infiniment d’esprit mais c’est pesant et somptueux, gorgeous, comme s’exprime la langue anglaise en une sorte de gloussement satisfait ; cela étale la richesse du pays et la prodigalité des comités organisateurs.

La brochure que j’ai reçue ces temps-ci produit, par son aspect, une impression analogue ; mais elle renferme en plus des enseignements d’un ordre élevé sur lesquels je demande à attirer l’attention des Français qui me lisent. Elle relate les cérémonies qui eurent lieu à Saint-Louis du Missouri à l’occasion du centenaire de la cession de la Louisiane ; selon la coutume américaine, on « dédiait » en même temps les principaux bâtiments de l’Exposition universelle qui vient d’ouvrir. Force discours, naturellement, et force processions ; le chef de l’État présidait, accompagné du corps diplomatique, des gouverneurs des différents États de l’Union et d’un grand nombre de sénateurs et de membres du Congrès. Mais la personne la plus en vue après Théodore Roosevelt, celle qu’il plaçait constamment à sa droite et à laquelle il ne cessait de témoigner toutes sortes d’égards, n’était autre que son prédécesseur Grover Cleveland en qui le parti adverse s’appliquait alors à chercher un candidat éventuel à sa succession. Je voudrais évoquer l’image de M. Émile Combes conviant M. Jules Méline à l’assister pour distribuer des prix à quelque association polytechnique et cette image refuse obstinément de se dessiner dans mon esprit. Par contre, j’entends encore les clameurs indignées d’un de nos plus austères républicains un jour que, peu après l’élection de Félix Faure à la Présidence, le protocole se hasarda à témoigner une certaine déférence envers l’ex-président Casimir-Perier… On eût dit que la République était sur le point de périr, étranglée par les suppôts du despotisme.

D’excellents instantanés permettent de suivre pas à pas le défilé militaire de Saint-Louis. Toutes les milices des États avaient envoyé des détachements ; on les voit s’avancer précédés par de brillants états-major à la silhouette martiale et suffisamment empanachés. Au centre trottent, très fiers, des messieurs en redingote et en chapeau haut de forme qui saluent tout le temps et dont les monogrammes s’inscrivent en lettres d’or à l’angle du tapis de selle ; un peu ahurissant au premier abord ce mélange imprévu ; cela rappelle les grosses épaulettes à graine d’épinards que Louis XVIII plaquait sur sa redingote de rentier quand il sentait le besoin de se militariser un brin. Renseignements pris, ces pékins à escortes ne sont autres que les gouverneurs de New-York, du Connecticut, de l’Ohio, de la Louisiane, de l’Indiana, du Mississipi, de l’Illinois, du Missouri, de l’Iowa, du Kansas et de l’Utah, c’est-à-dire des politiciens dépendant directement du peuple souverain, des espèces de proconsuls désignés par le suffrage universel ; or le suffrage universel est enchanté de les voir ainsi caracoler à la tête des troupes ; il contemple avec quelque dédain les autres — infirmes apparemment ou ne sachant pas manier un cheval — qui se font traîner piteusement en voiture. Teddy, il est vrai, est lui-même en landau ; mais la nation connaît les talents équestres de son président, — elle ne s’étonne pas, elle comprend que c’est à cause des diplomates, ces gens empotés du vieux monde faits pour rouler continuellement dans des carrosses dorés.

Le voici arrêté, le landau présidentiel ; Roosevelt, debout, ôte son chapeau sans descendre et, souriant, dit quelque chose d’amène à des jeunes filles qui lui offrent des fleurs sous l’égide de dames noires à cornettes blanches ; ce sont les religieuses du Sacré-Cœur et leurs élèves. De nouveau je voudrais me représenter un cortège officiel de chez nous tournant le coin de la rue de Sèvres et happé au passage par l’hommage fleuri du couvent des Oiseaux. Mais je ne parviens à imaginer qu’une fuite éperdue vers la gare Montparnasse à seule fin d’éluder l’effrayant contact de ces présents cléricaux.

Viennent ensuite, dans la brochure, les portraits de six personnages graves qui, pendant les trois jours de fêtes, furent chargés d’ouvrir et de clore par des prières les séances au cours desquelles déborda, torrentueuse, l’éloquence officielle. « En vérité, s’écriera le naïf blocard, je croyais qu’au Nouveau monde les Églises et l’État vivaient complètement séparés ! » — Parfaitement, naïf blocard ; on vit séparé, chacun s’occupant à son gré de ses petites affaires ; seulement on se réunit pour célébrer le culte de la patrie chaque fois que l’occasion s’en présente ; c’est ainsi qu’on entend, là-bas, le régime de la séparation. Voilà pourquoi, à Saint-Louis, la première invocation fut adressée à Dieu par S. Ém. le cardinal Gibbons et la dernière par le rabbin Harrisson, un évêque anglican et des pasteurs méthodiste, baptiste et presbytérien ayant officié dans l’intervalle.

De ces choses on pourrait conclure que les lieues marines séparant Paris de Saint-Louis s’augmentent de lieues morales plus longues infiniment — et plus nombreuses. Mais la distance, jadis, n’était pas si grande. Ce président qui circule en compagnie de son prédécesseur, — ces gouverneurs d’État qui paradent à cheval sur le front des milices, — cette participation du catholicisme aux actes de la vie nationale, — ce rôle de plus en plus considérable réservé en toutes circonstances au sentiment religieux largement interprété, ce sont là des manifestations de l’esprit nouveau tel que, s’inspirant de son maître Gambetta, Spuller l’avait conçu naguère en ses rêves patriotiques. Évidemment, au temps de Grant ou même de Garfield, les citoyens des États-Unis se fussent formalisés de spectacles semblables ; ils y applaudissent aujourd’hui et leurs applaudissements sont, chaque pour, plus nourris et plus spontanés. Ils évoluent donc en sens inverse de nous. Mais ils n’évoluent pas seuls. Regardez de près l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie même… partout vous surprendrez les souffles précurseurs de l’esprit nouveau.

Ne craignez-vous pas que notre renaissance jacobine agrémentée d’antimilitarisme et d’impiété ne prenne l’air bien minable et bien efflanquée au sein d’un univers où grandissent de si visible manière le prestige de l’uniforme et le respect de la prière ?



LES FRANÇAIS EN OCÉANIE


27 mai 1904.

On peut se demander avec quelque inquiétude combien de temps mettra la République à s’apercevoir que ses possessions océaniennes constituent, selon l’heureuse expression de M. Ch. Lemire, les « escales obligées » de la future route commerciale de Sydney à Panama ; et cette route-là, nul n’en saurait douter, est destinée à devenir rapidement la plus importante du globe. L’installation récente des Américains aux Philippines, des Allemands aux Carolines et aux Mariannes, des Anglais aux îles Salomon, Ellis et Tonga, indique assez l’intérêt que les autres puissances portent à cette vaste transformation de l’Océanie qui s’opère sous nos yeux et dont le percement de l’isthme panamique sera l’inévitable et décisif couronnement. Leurs stations pourtant ne sont pas aussi favorables que les nôtres sous le rapport de la situation géographique ; elles sont en général plus voisines de l’inquiétante Asie et plus éloignées de cette portion du monde qui semble le mieux devoir justifier son nom de Pacifique et par laquelle s’écoulera, paisible et continu, le transit universel. Nouméa et Papeete surgissent inévitables devant les navires allant de Californie en Australie ou de Nouvelle-Zélande vers l’Amérique centrale ; mais elles n’attirent point les regards des Parisiens qui ne savent pas voir si loin !

La Providence nous avait bien servis pourtant en dirigeant de ce côté les flottes de Louis-Philippe et de Napoléon iii. L’effort à faire était au niveau du peu d’ambition coloniale que manifestaient leurs gouvernements. Aussi de simples promenades d’amiraux français suffirent-elles à nous conquérir, entre 1842 et 1858, les îles Horn, Wallis, Marquises, Gambier, de la Société, Tuamotou, la Nouvelle-Calédonie et cet îlot Clipperton encore désert bien qu’habitable mais qui n’est situé qu’à 3 000 kilomètres de Panama et dont, par ce fait, la valeur stratégique va devenir considérable. Point de sang versé ni d’argent dépensé en toutes ces acquisitions ; un seul envoi de troupes à Tahiti et que le cabinet de Paris aurait facilement évité en se refusant à passer au préalable sous les piteuses fourches caudines de l’affaire Pritchard.

Presque tous ces archipels sont riches ; les mines et les pêcheries de la Nouvelle-Calédonie, les forêts aux essences précieuses des Loyalty, les dépôts de guano des îles Huon et Chesterfield, les cultures heureuses des Marquises et de Tahiti, la fertilité des îles Horn et Wallis ouvrent aux exploitants des perspectives abondantes. Il y a des colons et — ne souriez pas, messieurs du boulevard — ce sont des colons français. Il y en a partout ; ils forment de petits groupes unis, actifs et déterminés que ne lasse point la persistante incurie de la métropole. L’indigène, d’ailleurs, aime la France et se réclame d’elle. Cela, c’est le fait des missionnaires qui se sont hâtés, prévoyant sans doute les sinistres exploits de M. Combes, d’accomplir leur tâche. Quelle belle figure, celle de ce P. Bataillon, porteur d’un nom prédestiné qui débarqua aux îles Wallis en 1837 et les conquit si bien qu’aujourd’hui tous les naturels y parlent notre langue et y vivent la vie civilisée des travailleurs de chez nous !

Telles sont ces terres polynésiennes que nous négligeons d’équiper pour la récolte à l’heure où se lèvent autour d’elles des aubes fructueuses. Elles ont donné tout ce qu’elles pouvaient donner ; c’est nous qui n’avons rien fait pour leur faire donner davantage, — rien pour utiliser leurs excellents mouillages, rien pour retenir les navigateurs dans leurs ports, rien pour assurer non plus leur sécurité éventuelle et pour étendre sur elles le prestige de notre puissance : ni phares, ni bassins, ni quais, ni magasins, ni arsenaux, ni dépôts ; point d’agences commerciales, point de comptoirs, point de services réguliers.

Alors les étrangers viennent ; ils sont déjà sept cents à Tahiti, contre douze cents Français ; ils y accaparent le commerce ; les transactions importantes passent entre les mains allemandes ou anglaises, les petits profits vont aux Chinois — et le résultat s’inscrit en chiffres douloureux. Ainsi, en 1891, les îles de la Société ont importé de France pour 688 000 francs seulement et exporté en France pour 814 000 francs de marchandises, alors que les totaux des importations et des exportations étrangères montaient respectivement à 3 867 000 et à 2 953 000 francs. À côté des trafiquants, et les secondant de leur mieux, opèrent les apôtres — mormons, adventistes, salutistes, wesleyens, presbytériens — qui, ayant inscrit leur credo dans les plis de leur étendard, laissent la parole divine se perdre à travers le chatoiement des couleurs nationales et croient servir l’Église en servant d’abord la patrie. Quelle aubaine pour ceux-là que l’anticléricalisme d’exportation auquel s’abandonne notre mysticisme laïque ! Quel renfort également que ce perpétuel recul devant le problème des Nouvelles-Hébrides, problème qui n’existait point, que nous avons créé de toutes pièces et envenimé de jour en jour !

Il n’y a pas un titre de possession qui nous manque pour revendiquer l’archipel. Si Cook lui a donné le nom qu’il porte, avant lui Bougainville l’avait baptisé différemment. La Pérouse et ses compagnons y périrent et, quarante ans plus tard, Dumont d’Urville y retrouvait les traces de leur martyre. La géographie en a fait une annexe indéniable de la Nouvelle-Calédonie. Trois cents Français y possèdent 500 000 hectares alors qu’à peine 50 000 hectares sont aux mains de la centaine d’Anglo-Australiens qui y entretiennent une dangereuse agitation. Enfin, dès 1876, les colons anglais eux-mêmes, sur lesquels la double influence des missions presbytériennes et de l’Australie ne pesait pas encore, réclamaient le protectorat français, — ce protectorat que les chefs des îles Fidji et Tonga, aujourd’hui anglaises et allemandes, avaient vainement imploré avant eux. La France n’écouta pas. L’amiral Dupetit-Thouars, en 1878, laissa échapper l’occasion qui s’offrait à lui de proclamer une annexion que nul n’eût contestée et lorsqu’en juin 1886 deux compagnies d’infanterie de marine et une d’artillerie vinrent apporter à nos hardis pionniers la protection dont ils avaient besoin, l’Angleterre, enhardie par notre mollesse et nos hésitations, exigea le retrait de ces troupes. Et on les retira.

De pareilles capitulations n’ont point découragé les Français des Nouvelles-Hébrides. À leur tête, un héros national, Higginson, à jamais conquis par sa patrie d’adoption, travaille infatigablement pour garder à la France ce domaine magnifique dont elle s’est si peu souciée jusqu’ici. Rien ne le rebute. Avec les seules ressources de la compagnie qu’il a fondée, il a su faire des merveilles. Mais le temps passe. En janvier 1900, quand furent échangés les actes diplomatiques concernant le partage des îles Tonga et Samoa, tout récemment surtout quand furent négociées les conventions franco-anglaises relatives à l’Égypte, au Maroc et à Terre-Neuve, on pouvait aisément mettre fin à cet état de choses déplorable. Pourquoi ne l’a-t-on pas voulu ?

Notre politique océanienne, depuis trente ans, est coupable parce qu’il y a un degré au delà duquel la sottise confine au crime. Après avoir perdu le canal de Panama, allons-nous négliger maintenant les postes échelonnés sur la route dont il ouvre l’accès ? Si c’est là ce à quoi nous devons nous résigner, mieux vaudrait pour notre dignité le dire tout de suite. Une grande nation peut à la rigueur consentir, sans déchoir, certains renoncements mais il y a des infériorités dont elle ne doit pas donner le spectacle. En présence de l’activité que déploient en ces parages des rivaux redoutables, notre stagnation polynésienne n’a que trop duré. Qu’une action vigoureuse se manifeste en faveur de nos droits oubliés, de nos citoyens lésés, de nos intérêts méconnus, ou bien renonçons ouvertement à lutter dans cette partie du monde. En un mot, allons de l’avant — ou bien alors, allons-nous-en.



DONNER SANS RETENIR


10 juin 1904.

La malencontreuse et lourde pièce d’éloquence par laquelle, le jour de l’interpellation sur la Note pontificale, le président du Conseil a tenu à accentuer et à déformer les déclarations si sages et si mesurées du ministre des affaires étrangères rappelle la manière de M. Senard.

Avez-vous entendu parler de M. Senard ? C’était probablement un très brave homme mais ce fut un bien fâcheux diplomate. Jules Favre l’envoya à Rome, au lendemain de l’entrée des Italiens, pour y représenter notre République naissante. Sans traditions comme sans relations, ignorant de l’Europe et étranger aux subtilités italiennes, M. Senard fit dans la carrière des débuts sensationnels. Il courut de la gare au palais et remit ses lettres de créance à Victor-Emmanuel en l’embrassant de tout son cœur. N’ayant pu, dans l’émotion d’une pareille entrevue haranguer le souverain à sa convenance, il lui adressa le lendemain une missive solennelle qui fut aussitôt rendue publique ; c’est bien le plus étrange factum qu’ait jamais rédigé la plume d’un ambassadeur. Le nôtre s’y proclamait empressé d’« oublier ses patriotiques douleurs » pour mieux célébrer « la délivrance de Rome ». Puis, avec une stupéfiante naïveté, il ajoutait : « Le jour où la République française a remplacé par la droiture et la loyauté une politique tortueuse qui ne savait jamais donner sans retenir, la convention de Septembre a virtuellement cessé d’exister. » La joie dut être intense dans les sphères officielles italiennes. Quelle aubaine inespérée ! Elle était fort gênante, cette convention de Septembre, car enfin c’était un traité tout comme celui des Pyrénées, seulement plus court, moins complexe et, partant, plus aisé à observer. Une des parties l’avait violée et voici que le représentant de l’autre, sans rien demander en retour, sans formuler même la moindre réserve, félicitait le violateur de son exploit. Dans la vie privée, de quelle appellation bien justifiée ne coifferait-on pas le particulier capable d’agir ainsi — et quels quolibets ne s’attirerait-il pas ? Il en est des gouvernements comme des individus ! Renoncer spontanément à un privilège quelconque ou même à une bribe de privilège sans chercher à en tirer quelque profit équivaut à se décerner un brevet de sottise. Le dernier des attachés d’ambassade sait cela ; mais M. Senard l’ignorait ; « donner sans retenir » constituait à ses yeux l’expression suprême de la probité politique. C’était la maxime fondamentale de sa diplomatie ; et comme, ennemi irréconciliable du pouvoir temporel, il réprouvait encore l’annexion à la France de Nice et de la Savoie et ne se gênait pas pour le dire tout haut, on peut croire qu’il n’eût point tardé à offrir au roi d’Italie le rétablissement « virtuel » de ses anciennes frontières. D’un trait génial il eût souhaité d’annihiler le résultat obtenu par l’héroïque effort de nos petits soldats, il eût restitué les territoires — français d’ailleurs de par la géographie, l’histoire et la volonté des populations — que nous avait conquis leur vaillance ; avoir lutté pour la liberté d’autrui devait suffire à leur mémoire. Fort heureusement, M. Senard reçut de M. de Chaudordy une verte semonce et, malgré qu’il eût affecté d’y répondre avec un superbe dédain, en affirmant à la fois son talent et son droit, cette aventure ramena un calme relatif dans ses esprits ; mais bientôt d’ailleurs il fut rappelé et sa lamentable mission prit fin.

Ce sera un des principaux titres de gloire de la troisième République de n’avoir, pendant les trente-deux ans qui suivirent, rien donné sans retenir. Le régime auquel elle succédait avait, au rebours de ce que pensait M. Senard, beaucoup trop donné et beaucoup trop peu retenu. L’expérience acquise, du moins, ne fut pas perdue. La France connut l’imprudence d’escompter en monnaie morale le prix d’un concours matériel ; elle sut ce que vaut cette monnaie-là. Depuis lors, nos gouvernants s’efforcèrent à ne jamais laisser passer l’occasion d’un compromis avantageux. Du congrès de Berlin ils rapportèrent la Tunisie ; ils s’avisèrent fort à propos qu’en disposant du sultanat de Zanzibar, l’Angleterre et l’Allemagne lésaient des droits antérieurs dont l’existence discutable paraissait oubliée par la France elle-même : ils réclamèrent des compensations et la fameuse convention du 5 août 1890 posa les bases de notre nouvel empire africain. Quatre ans plus tard, c’était l’État libre du Congo qui, ayant accordé à l’Angleterre un traitement de faveur, se voyait forcé de concéder à la France des garanties parallèles… En tout ceci, les partis politiques peuvent se reprocher les uns aux autres un mauvais équilibre des plateaux de la balance ; l’essentiel était qu’on se servît de ladite balance.

Il appartenait à M. Émile Combes de mettre de côté cet instrument vulgaire. Louis XV s’estimait de faire la guerre en roi ; M. Combes prétend faire la paix en philosophe ; les deux méthodes se valent quant au résultat, sinon quant à l’honneur, — elles consistent à sacrifier l’intérêt du pays à la beauté d’un principe.

Gardons-nous de ne pas apprécier à sa juste valeur l’amitié de l’Italie ; ici même, je me souviens d’avoir plaidé contre ceux qui, n’apercevant plus les énormes progrès déjà réalisés par notre sœur latine et le bel avenir qu’elle s’est assuré, malmenaient les promoteurs du rapprochement. Ce rapprochement était sage parce que mesuré. Pour ramener à nous l’Italie, nous lui reconnaissions en Tripolitaine une liberté d’action dont elle ne sera pas longue à se prévaloir ; c’était bien payé et logiquement compris. Quand vinrent les échanges de visites, la parité cessa d’exister : en allant à Rome et en courant le risque de n’y point voir le pape, le président Loubet donnait à l’Italie un gage de sympathie autrement éclatant que ne pouvaient le faire, à l’égard de la France, le roi Victor-Emmanuel et la reine Hélène en venant à Paris. Si le chef de l’État français n’a pu pénétrer au Vatican et si aucune précaution n’a pu être prise pour pallier vis-à-vis de Pie x le caractère offensant de sa présence à Rome, tout le monde sait maintenant que M. Combes en est seul responsable. Mais, parmi ceux qui ont de ses talents d’homme d’État la moins médiocre opinion, nul ne s’attendait qu’il allât plus loin et qu’il rendît gratuitement à l’Italie le service de proclamer la reconnaissance solennelle d’un état de choses sur lequel aucune puissance n’avait consenti à se prononcer jusqu’alors. On conçoit les applaudissements par lesquels furent accueillies à Montecitorio les paroles du premier ministre italien constatant cette nouveauté et en prenant acte. Les conséquences d’un tel événement seront immenses ; l’incident de Bologne, si étrangement significatif, le laisse entrevoir. Ce n’est pas le moment d’examiner ici si le rapprochement du Vatican et du Quirinal a chance de tourner au bien de l’Église ; mais qui n’aperçoit tout ce qu’en peut tirer l’Italie ? Son bénéfice sera pris sur nous et, pour le lui avoir procuré à notre détriment, nous ne recevrons pas la plus légère compensation.

Voilà ce qu’on gagne à « donner sans retenir ».



L’ANGLETERRE NOUVELLE


28 juillet 1904.

Dans son Histoire politique de l’Europe contemporaine qui a paru, si je ne me trompe, aux environs de 1899, M. Seignobos n’a pas craint de proclamer que le parlementarisme anglais était en train d’« évoluer vers le régime de la Convention, une république gouvernée par une assemblée élue démocratiquement » et il gourmande Taine, lui reprochant de n’avoir pas fait vingt ans plus tôt la même découverte. En évoquant l’image d’un tel avenir, M. Seignobos s’est laissé entraîner par ses sympathies révolutionnaires et par le désir de voir l’Angleterre suivre à son tour les voies dans lesquelles s’égara naguère le jacobinisme français. Il est certain toutefois que la logique lui donnait raison en quelque manière car le mouvement qui a pris naissance sous George III, lorsque l’Angleterre, sortie de vingt années de guerres incessantes contre la France, eut éprouvé la nécessité de se réformer elle-même, — ce mouvement paraissait devoir aboutir au despotisme incontesté d’une Chambre unique. Les Communes avaient, pour y prétendre, des traditions respectables. N’était-il pas admis, dès longtemps, que « le Parlement d’Angleterre peut tout, hormis changer une femme en homme » ? Le proverbe populaire, il est vrai, associait par l’expression abrégée de Parlement la Chambre haute avec la Chambre basse. Mais les jours de la première semblaient comptés. Après avoir amené peu à peu le souverain, sous la pression de l’opinion publique, à laisser tomber en désuétude la plupart de ses prérogatives gouvernementales, les Communes étaient sur le point de s’attaquer aux privilèges des lords. Que le repas se fit en une bouchée ou que les convives s’attardassent à en déguster le menu délicat, la fin finale serait identique. Ainsi pouvait-on raisonner à l’heure où précisément Taine étudiait les assises de l’édifice britannique. Grande apparaît sa clairvoyance de s’en être abstenu. L’illustre écrivain comprenait combien la logique est un guide peu sûr dès qu’il s’agit d’un pays où le conflit permanent et violent des intérêts et des sentiments se résout en alternatives inattendues et en contrastes perpétuels. Les choses, en effet, ont tourné à l’opposé de ce qu’on croyait.

Les Anglais sont loin du jour où George iv, usant pour la dernière fois d’un droit séculaire, fit choix de Peel et de Wellington pour former un ministère à son gré ; leur souverain d’aujourd’hui vient précisément d’accomplir un acte personnel qui mesure nettement le chemin parcouru : il est allé à Kiel, y a prononcé un discours dont il serait tout à fait puéril de dénier l’importance politique — et cette visite a été suivie de la signature d’un traité d’arbitrage marquant à tout le moins la résolution de ne laisser monopoliser par aucune nation continentale les faveurs de l’Angleterre. L’avenir établira si, en prenant une pareille initiative, le roi Édouard n’a pas montré une très sage compréhension des intérêts supérieurs dont il a la garde ; en tous cas, il l’a prise, cette initiative, au rebours des indications que lui donnait son peuple ; et ce n’est un secret pour personne que, jusque dans les rangs des gouvernants et dans l’entourage même du trône, sa démarche a déplu ; personne pourtant n’a osé rien dire.

La restauration du pouvoir royal dans le domaine politique n’est pas l’œuvre directe du roi actuel ; il sait admirablement en tirer parti mais il en a trouvé les éléments dans l’héritage maternel. Sur la fin de sa vie, la reine Victoria avait conscience de son influence grandissante et elle s’en servait avec cette discrétion prudente dont elle poussa la pratique jusqu’à l’ultime perfection, on pourrait dire jusqu’aux frontières du génie. Elle était elle-même une des causes profondes d’un tel changement. La belle unité d’un si long règne, la noblesse d’un si grand caractère, l’éclat incomparable de deux jubilés sans précédents dans l’histoire, tout cela devait contribuer au prestige du principe de souveraineté, fortifié d’ailleurs, dans le monde entier, par la robuste apparition du césarisme germanique.

L’incident de Kiel dont je parlais tout à l’heure est doublement symptomatique car il attire l’attention sur une seconde transformation qui s’est opérée chez nos voisins. Après s’être renfermés si longtemps dans leur « splendide isolement », ils semblent avoir découvert tout à coup la valeur des amitiés internationales. À y réfléchir, la chose n’a rien d’extraordinaire. En effet ce que l’Angleterre a le plus passionnément désiré depuis quinze ans se trouve désormais réalisé : sa domination est établie dans l’Afrique du Sud ; elle entrevoit la fin de ses ennuis à Terre-Neuve ; les entraves que son administration subissait en Égypte ont disparu ; enfin, les progrès de la Russie en Asie se trouvent sinon supprimés, du moins ralentis, — et cela au moment où ils devenaient le plus redoutables.

Aucun de ces résultats n’avait pu être atteint ni même préparé par le système de l’isolement ; au contraire il a suffi que l’Angleterre y renonçât pour que tout lui devînt facile et que les destins s’accomplissent au gré de ses ambitions. Jamais le succès rapide d’une méthode n’a mieux mis en relief la stérilité de la méthode inverse. Une pareille leçon de choses ne pouvait manquer d’agir sur l’esprit des Anglais. Le souvenir du péril couru pendant la guerre du Transvaal, alors qu’il eût été si aisé à des gouvernements malintentionnés de profiter des embarras de l’Angleterre pour se procurer à son détriment des avantages certains, a agi dans le même sens. Voilà le secret du sourire amène que recueillent les étrangers, principalement les Français, mais non pas eux seuls. On les écoute, on les louange, on cite leurs paroles, on s’inspire de leurs exemples, on leur découvre une quantité de talents ; ils ne furent jamais à pareille fête.

L’Angleterre est-elle donc entrée définitivement dans le cercle des grandes puissances européennes, décidée à y nouer des alliances, à y suivre une politique fixe, à s’y lier par les mille attaches d’une collaboration régulière ? Cela se répète couramment au dehors et beaucoup d’Anglais eux-mêmes s’en montrent convaincus. Le fait aurait, bien entendu, une importance capitale non pas seulement parce qu’il dérangerait le jeu des combinaisons continentales tel que l’Europe s’est accoutumée à le pratiquer, mais parce qu’il introduirait dans ces combinaisons un élément nouveau. La configuration de ses domaines autant que sa constitution sociale ont donné au peuple anglais une conception de la civilisation et de la morale très différente de celle qu’en ont les autres peuples.

Je crois qu’il serait imprudent de compter sur la permanence de l’action internationale de l’Angleterre, par la raison que celle-ci n’est pas libre ; sa politique extérieure dépend de ses intérêts impériaux ; il lui est impossible de renier son rôle, de renoncer à la direction de l’empire ; s’y soustraire, ce serait abdiquer et le poste abandonné par elle serait aussitôt occupé par les États-Unis. Des circonstances peuvent se rencontrer — c’est le cas en ce moment — qui favorisent les tendances nouvelles des Anglais à se mêler plus intimement à la vie des autres nations mais cet état de choses reste soumis aux fluctuations des exigences impériales.

La même observation ne s’applique pas à l’évolution des formes du pouvoir, précisément parce que cette évolution s’opère en conformité de ce que réclament le développement et la sécurité de tout l’empire. L’importance de la Chambre des Communes diminue à mesure que grandit celle des Chambres coloniales ; les pouvoirs des premiers ministres australien, canadien ou sud-africain sont pris sur ceux du Premier d’Angleterre. Seul le souverain voit s’accroître la puissance dont il est dépositaire et se préciser l’idée dont il est le représentant obligatoire. Jamais des populations lointaines ne se laisseront gouverner par une assemblée métropolitaine mais tout empire veut un empereur ; ici, c’est l’empire qui a créé l’empereur.

Ainsi, l’Angleterre nouvelle est une monarchie qui va s’accentuant mais dont le rôle cosmopolite demeurera restreint : elle est monarchique par obligation et ne sera cosmopolite que par occasion.



LE CARREFOUR NÉERLANDAIS


27 août 1904.

Il y a, de par le monde, deux pays dont les possessions coloniales non seulement surpassent de beaucoup en superficie et en population le domaine métropolitain mais encore exigeraient, pour être défendues dans le péril d’une attaque armée, un effort qui ne saurait être fourni. Ce sont le Portugal et la Hollande. Autrefois, de semblables empires pouvaient sans inconvénient se constituer et subsister en disproportion complète avec l’État qui les avait formés et auquel ils appartenaient. L’Europe possédait sur le reste de l’univers une formidable avance ; en même temps, d’immenses espaces demeuraient ouverts à ses ambitions. Les moyens de domination dont disposaient le roi de Portugal ou les marchands d’Amsterdam suffisaient aux plus vastes besognes et les annexions d’un Vasco de Gama ou d’un Fernand Cortez n’avaient en somme rien de démesuré. Il n’en va plus de même aujourd’hui. On dirait que le globe s’est rétréci. Plus de terres libres. Partout, en revanche, des cuirassés et des canons. Le danger est double désormais de détenir ce qu’on ne peut défendre car les convoitises appellent les convoitises. C’est pourquoi le cas du Portugal et celui de la Hollande sont empreints d’une gravité singulière — et pourquoi l’avenir de l’Afrique portugaise et celui des Indes néerlandaises doivent provoquer à Lisbonne et à La Haye de douloureuses réflexions.

Les deux situations diffèrent pourtant en ceci que l’une se tient pour ainsi dire en marge des intérêts universels, tandis que l’autre les heurte de front en un point où ils constituent déjà un redoutable chaos. De sa splendeur passée, le Portugal ne conserve en Asie que Goa. Macao et la moitié de l’île de Timor. Mais en Afrique, il possède plus de vingt fois son propre territoire : trois enclaves dont deux sont énormes, Mozambique, plus grand que deux fois le Royaume-Uni, et Angola, plus grand que deux fois la France. Ces régions sont promises à l’influence et au commerce britannique. L’Angleterre a hypothèque sur elles depuis le fameux ultimatum du 11 janvier 1891 et l’humble soumission enregistrée par le traité du 20 août suivant. Le gouvernement portugais aurait-il pu éviter ces extrémités et chercher dans le développement de ses établissements de l’hémisphère austral l’occasion d’une patriotique régénération ? N’aurait-il pas dû contracter en temps voulu, avec le Transvaal et l’Orange, de prévoyantes alliances ? La question n’a plus qu’une importance historique. Le fait est là et déjà l’opinion générale s’y est accoutumée. On doit donc considérer le sort de l’Afrique portugaise comme fixé ; le monde n’interviendra pas pour détourner d’elle une mainmise qui paraît dans la force des choses et dont la réalisation, au reste, ne saurait ébranler l’équilibre général.

Le sort des Indes néerlandaises, au contraire, intéresse toutes les puissances européennes à un degré qu’indique suffisamment le moindre coup d’œil donné à une carte d’Extrême-Orient. Couvrant une superficie égale à soixante-cinq fois celle de la Hollande, peuplées de près de trente millions d’hommes, elles occupent le carrefour le plus important du globe : du détroit de Malacca au détroit de Torrès, elles tiennent toutes les routes. Exploité d’une façon qui ne fut pas toujours morale mais ne laissa point d’être fructueuse, leur sol pourrait produire bien plus encore et un commerce fabuleux sillonner leur parages. Autour d’elles cependant se dresse en un cercle menaçant l’effort rival des races les plus diverses. La prodigieuse activité de Singapour s’exerce au milieu d’elles ; les remuantes audaces australiennes en sont toutes proches. La série récente des archipels allemands vient aboutir à la Nouvelle-Guinée. Au nord, l’Indo-Chine française et les Philippines américaines laissent apercevoir entre elles Formose où les Japonais s’installent et se fortifient. De tous ces points, on regarde les Indes néerlandaises et, à force de les regarder, on les désire.

Et comment les Japonais, notamment, s’abstiendraient-ils de les désirer, eux qui depuis quinze ans fouillent l’horizon en quête d’annexions profitables ? On dit bien qu’à l’étroit sur leur territoire, ils cherchent uniquement des colonies de peuplement ; celles-ci, avec leur climat équatorial, ne pourraient être que des colonies d’exploitation. Mais s’ils souffraient vraiment d’un entassement pléthorique, ils commenceraient par émigrer dans la grande île de Yéso qui touche au Nippon et contient à peine un million d’habitants, alors qu’elle en pourrait nourrir huit. Encore qu’elle soit belle et fertile, ils ne la trouvent pas assez riche, voilà tout. Quant à espérer que, même vaincus dans la dernière phase de la guerre actuelle, ils se replieront sur eux-mêmes et réintégreront leur passé laqué, c’est une illusion profonde. « Le vent d’Occident qui souffle sur ce pays ne s’abattra plus, » disait un Japonais de marque à M. Pierre Leroy-Beaulieu. On n’en saurait douter. En admettant qu’il leur faille évacuer demain la Corée, ils s’emploieraient à quelque autre tentative en attendant de reprendre celle-là.

Évidemment, ni la France, ni l’Angleterre, ni l’Australie, ni l’Allemagne, ni les États-Unis ne s’accommoderaient de voir les soldats de Mutsu-Hito opérer à Java un débarquement auquel la moindre querelle internationale toujours aisée à susciter fournirait prétexte. Mais la France s’accommoderait-elle mieux d’y voir circuler les « grey jackets » des Yankees, ou les États-Unis, les casques à pointe des Allemands ? De telles perspectives sont pourtant raisonnables ; il est sage d’y penser souvent et d’en parler quelquefois. D’autant qu’elles n’ouvrent pas seulement sur l’Asie mais en même temps sur l’Europe. La perte de son empire exotique serait pour la Hollande le signal de la chute suprême. Cet empire est en quelque sorte le palladium de son indépendance. Il est vrai que la lutte interminable qu’elle a dû soutenir contre les indigènes de Sumatra non moins que les changements apportés aux méthodes d’exploitation ont annihilé les énormes revenus qu’elle en tirait ; mais c’est moralement et non matériellement qu’une pareille aventure l’atteindrait dans ses œuvres vives. De même qu’elle se défend contre les fureurs de l’Océan par un système habile de digues et d’écluses, ce sont les digues morales de son prestige séculaire qui la protègent contre l’envahissement et l’annexion. Où en serait ce prestige le lendemain d’un si grand désastre ? La devise symbolique de la maison d’Orange deviendrait une amère ironie. Ses princes ne pourraient plus rien « maintenir » de ce double équilibre de faits et d’idées qui assure depuis plusieurs siècles la grandeur des Pays-Bas. Il faut pourtant qu’il soit maintenu. C’est au carrefour d’Extrême-Orient qu’on doit poser les sentinelles qui y veilleront. À qui cette besogne incomberait-elle mieux qu’aux deux puissances occidentales dont les intérêts métropolitains aussi bien que les intérêts coloniaux exigent la préservation intégrale de l’État hollandais ? Voilà pour l’« Entente cordiale » un beau terrain d’action. D’avoir réglé si vite et d’un seul coup tant de litiges réputés insolubles l’étonne et la désoriente un peu. Français et Anglais se demandent à quoi faire servir maintenant leur bonne volonté réciproque. En s’entendant pour assurer l’avenir néerlandais, ils feront à la fois œuvre utile et noble, ils auront bien mérité du patriotisme et de l’humanité.



CHIMÈRES


22 septembre 1904.

Je ne crois pas qu’on ait rien écrit sur les divers épisodes de la Révolution de plus vivant, de plus poignant et de plus suggestif que le Retour de Varennes de M. Lenôtre. À travers les sinistres détails du récit apparaît mieux qu’en bien des études raisonnées l’âme si difficile à saisir et pourtant si nécessaire à connaître de cette France de Louis XVI, pleine de contradictions et d’inconséquences, généreuse et vindicative, audacieuse et timide, avide de prospérité et fanatique de destruction. Derrière les mauvais drôles qui se pressent en masse sur le passage du lugubre cortège et auxquels le désordre de l’heure présente accorde toute licence pour brailler et insulter, M. Lenôtre a su montrer la simple foule se pâmant d’aise à l’apparition du moindre porteur de quelque ordre émané de l’Assemblée nationale. C’est elle la souveraine, l’auguste, la sacro-sainte et les prisonniers qu’on lui ramène n’étaient que les indignes usurpateurs de son pouvoir. « Vive la nation ! » s’égosille-t-on à crier sur le seuil des auberges, aux carrefours des routes. « Vive la nation ! » clament les villageois. « Vive la nation ! » hurlent les citadins. Dans ces trois mots indéfiniment répétés s’enroule l’énorme chimère qui va amonceler des ruines colossales et déchaîner vingt-cinq années d’aventures épiques et de bagarres sanglantes. Car vive la nation ! ce n’est pas vive la France ! La France est un fait ; ce qu’ils acclament n’est qu’une idée, la fiction d’une puissance collective, anonyme qui serait émanée d’eux. Et cette idée leur plaît tellement qu’ils ne réfléchissent plus à rien. Ils se croient bonnement devant une aurore de félicités — et que les maux dont leurs pères ont souffert, les contrariétés qu’eux-mêmes subissent vont disparaître derrière l’horizon tandis qu’ils marcheront vers l’orient de leurs rêves. Tout cela parce qu’ils possèdent une Assemblée nationale et que cette Assemblée leur a donné une Constitution. Merveille des formules ! Ce qu’ils refusaient à la royauté, ils le donneront donc à la Nation sans une plainte ni une hésitation. Car devant cette joie d’avoir inventé une déesse et de lui brûler de l’encens, ils ne songent plus aux réformes utiles ni à leurs intérêts particuliers. Vive la Nation !

« Vive la Charte ! » répond, à quarante ans de distance, l’écho halluciné des insurgés parisiens, hors d’eux à cause de quatre ordonnances auxquelles ils n’ont pas compris grand’chose et qui ne signifient pas beaucoup plus. Et une nouvelle chimère les conduit, très bourgeoise celle-là et prodigieusement étroite ; le papyrus législatif rayonne au-dessus des fronts. On adore la Loi à laquelle Joseph Prudhomme parle à la troisième personne et envers qui toute désobéissance, si mince soit-elle, constitue un odieux sacrilège. Le prince lui jure une éternelle fidélité et ses administrés répètent son serment. On s’embrasse. Comment l’Europe ne comprend-elle point qu’une ère admirable s’ouvre sous ses pas ?… Tout cela nous a coûté la Belgique qu’on allait nous laisser prendre et, pour un peu, la régence d’Alger dont nous venions de nous emparer. Pendant dix-huit ans, des hommes habiles et probes vont travailler péniblement à remonter la côte qui a été dégringolée en trois jours. Mais d’avoir compris la majesté de la Loi vaut bien quelques sacrifices.

Les dix-huit ans ont passé. On est en haut de la côte. Une troisième chimère attend là, assise sur un piédestal comme un dragon chinois : c’est la Fraternité. On l’atteint, on l’entoure, on la place sur un char tendu de pourpre, on convie les peuples à se repaître de sa vue. La grande heure a sonné. « Tous les hommes sont frèèèères… » chantent sur les boulevards des camelots faméliques. La Fédération universelle se prépare ; l’amour va remplacer la haine ; les frontières s’effriteront, l’abondance régnera ; l’existence deviendra une allée sablée dans un jardin délicieux.

La Fraternité n’a pas vécu. Hélas ! pour s’aimer, il faut être deux : soi et puis les autres. Les autres n’ont pas voulu. Mais la France a maintenant autre chose en tête. Le vieil équilibre de l’Europe ne valait rien, — il faut le refaire. C’est à quoi elle se dépense, groupant les races sans s’apercevoir qu’elle les incite à la démembrer au nom du principe qu’elle-même préconise. Ah ! le douloureux réveil dans l’aube glacée d’un jour d’hiver devant le sinistre bûcher où se consument les débris des chimères successives ! Le territoire est amputé ; le vent disperse les feuillets de la Loi. Qui oserait parler de fraternité quand aux torches prussiennes par lesquelles flambe Saint-Cloud répond le pétrole français qui coule sur les Tuileries ? Et cet équilibre auquel on a tant sacrifié, qu’en reste-t-il après un désastre qui fait une France menue prise entre ses voisins grossis et glorieux ?

Serons-nous sages enfin ? Si les chimères ne renaissent pas, semblables aux phénix, de leurs propres cendres, notre fortune peut se rétablir et ce n’aura pas été en vain que naguère d’augustes victimes auront suivi le chemin de croix de Varennes, ouvrant par leurs souffrances la porte aux cruelles mais nécessaires expériences.

L’on fut sage, très sage. Le monde attentif s’étonna. Les pronostics les plus optimistes furent dépassés. Une à une les méfiances tombèrent. Des alliances inespérées se nouèrent ; une stabilité imprévue naquit. Courbet rehaussa Dupleix et la prise de Tananarive pallia la chute de Québec. Une diplomatie agile pénétra partout et des escadres nombreuses apportèrent les saluts des rois. La République connut le succès parce qu’elle avait rempli en conscience son labeur quotidien, sériant les questions, abordant un point après l’autre…

Mais voici que, tout à coup, devant nous se dresse la chimère et que nous lui sourions. La bête, cette fois, est vieille, bien vieille ; ses ailes usées la porteront tout juste au bourbier le plus proche où elle tombera et d’où nous aurons, l’ayant suivie, grand’peine à nous tirer. Elle se nomme l’Émancipation. Elle promet aux hommes, à condition de rompre avec les Églises, la fin de leurs angoisses par l’explication naturelle de leurs destins ; elle leur fera une conscience toute neuve et leur procurera un flambeau joyeux pour se conduire à travers la vie… Et cela prend, chose prodigieuse ! Une élite à laquelle trente siècles d’histoire fournissent pourtant les éléments d’une critique docte et sûre accepte ces naïves perspectives et s’en repaît. Un gouvernement que sollicite des besognes précises telles que l’entretien des forces nationales, le maintien du crédit public, le développement du commerce et de l’industrie, l’accroissement des transports, la mise en valeur des colonies, l’amélioration du sort des travailleurs… un gouvernement qui a de pareils devoirs à remplir s’en désintéresse pour discuter jusqu’à quel point les vœux de chasteté, d’obéissance et de pauvreté entament la personnalité humaine et s’il est convenable que le Saint-Siège corresponde avec les évêques par le canal de la nonciature ou même par le service ordinaire des postes, en se servant de la langue italienne aux lieu et place du latin.

Les gens qu’occupent de telles billevesées se croient de grands hommes. Ils attendent de la postérité une chaude reconnaissance. Et comme il est douloureux de penser que la postérité s’occupera d’eux en proportion seulement des dommages qu’ils auront causés à leur patrie, de l’avance que lui auront fait perdre leurs disputes oiseuses, du mal

qu’aura engendré leur sottise béate !

L’USINE BRITANNIQUE


5 octobre 1904.

Les adversaires de l’éducation anglaise ont mené grand tapage autour d’une communication faite récemment par l’évêque de Hereford à un congrès scientifique d’outre-Manche. Les conclusions en étaient, paraît-il, fort sévères. L’évêque dénonçait la grande pauvreté des résultats intellectuels atteints par les public schools d’Angleterre et concluait à la nécessité d’une réfection totale du système en vigueur. Ceci demanderait confirmation. L’évêque de Hereford, si je ne m’abuse, n’est autre que le docteur Percival, ex-headmaster du collège de Rugby où il occupa dignement le poste à jamais illustré par le génie de Thomas Arnold. Je me souviens, pendant un de mes séjours à Rugby, de m’être assis à ses tables : à celle où, chaque matin, il s’entourait des élèves de la maison principale et à celle où, le soir, il se retrouvait seul avec les siens dans la paix de ce home familial qui fut celui d’Arnold. Le docteur Percival me semblait très moderne ; il ne l’est plus autant puisque sa ténacité libérale a résisté aux séductions impérialistes qui ont conquis peu à peu l’Angleterre et le monde. Dès alors, il jugeait suranné et insuffisant l’enseignement des public schools. Et, comme aucune réforme sérieuse n’a encore été réalisée de ce chef, son opinion doit être demeurée la même. Mais comment aurait-il partagé la naïve erreur des publicistes continentaux, qui ramènent la question à deux termes et en donnent ce résumé simpliste : Trop de muscles, pas assez de cerveau ?

Le public school tel que le trouva Arnold n’était qu’un chaos : Arnold en fit une usine. Une usine de force musculaire ?… non pas ; mais une usine de force sociale. Toute l’œuvre du grand pédagogue et ce par quoi il devint l’un des premiers créateurs de la puissance anglo-saxonne, c’est ceci : il constitua le collège à l’image de la société et fît de la vie scolaire le premier chapitre de la vie sociale.

L’idée en avait hanté d’autres avant lui ; quelques tentatives étaient même intervenues que leur insuccès a fait sombrer dans l’oubli. Mais la société scolaire ainsi ébauchée était toujours une société idéale où régnait l’équité, où dominait l’esprit de justice. Nul n’avait osé ni même pensé qu’on pût oser ce que fit Arnold : introduire de plain-pied parmi les adolescents qui vont devenir des hommes tous les rouages sociaux caractéristiques du temps présent, tous ceux dont se servent les hommes ou qui les actionnent : l’élection et l’association, la presse et la parole publique, l’antagonisme et la solidarité, la notion du devoir civique et celle de l’intérêt individuel, — avec le cortège de qualités et de défauts que comporte le jeu de ces forces contraires, avec l’exagération inévitable qu’il introduit dans les succès comme dans les déboires. Certes, Arnold cherchait à doser le mélange et, de plus, il veillait, toujours prêt à secourir les jeunes consciences qui se formaient dans cette bataille ; mais d’avoir exigé qu’elles affrontassent de tels périls ne constituait-il pas une recette pédagogique qui dépasse de beaucoup par sa hardiesse toutes celles que le monde a jamais appliquées ? Et si l’on ajoute que ce clergyman d’une piété si pure et si haute imposait autour de lui une tolérance religieuse absolue, n’admettant point par exemple que ses élèves fissent leur première communion autrement que par un acte réfléchi de leur volonté nettement exprimée, on conviendra qu’un tel éducateur ne ressemble à nul autre et qu’il faut y regarder à deux fois avant de condamner ses doctrines et d’entamer son ouvrage.

Ce ne sera pas l’entamer que de modifier les programmes. Ils sont, comme le disait le docteur Percival, surannés et insuffisants, — plus insuffisants que surannés. Qu’on prenne garde seulement, en histoire ou en littérature, de substituer la desséchante abondance du manuel à l’analyse raisonnée et personnelle d’un auteur. L’adolescent qui a lu et annoté Tocqueville n’en sait-il pas plus sur les États-Unis d’hier que celui duquel on réclame le défilé des présidences avec leurs dates ou des traités commerciaux avec leurs clauses principales ? Et puisse-t-on épargner encore cette forte culture qui permet à tel homme politique anglais de se distraire de ses labeurs en lisant Plutarque et Homère dans le texte — et à tel autre de se consoler des attaques de ses adversaires en traduisant Ronsard en vers latins ! Non, tout n’est pas à bouleverser dans l’enseignement actuel…

Ce ne serait pas davantage entamer l’œuvre d’Arnold que de réduire la part des exercices physiques. Il les prisait fort et, d’ailleurs, en avait fait un des centres de cette activité sociale qu’il visait à développer par tous les moyens. N’est-il pas naturel que le gouvernement de leurs jeux soit le premier que l’on abandonne aux collégiens puisque c’est le seul qu’on puisse leur abandonner presque sans restriction ? Porter atteinte à cette liberté serait néfaste mais il est superflu qu’elle s’exerce avec une pareille latitude. Trois après-midi de sport par semaine (en dehors du dimanche qui ne compte point chez nos voisins) engendreraient un fâcheux surmenage si beaucoup de flânerie et de temps perdu n’en venait neutraliser l’effet. Des abus certains existent ; rien de plus aisé et de plus utile que d’y mettre fin promptement. La part du travail intellectuel se trouvera, de ce simple fait, décemment accrue.

Reste le nœud du système. Restent les Debating Clubs, les jeunes gazettes, les réunions de comités, les fondations de sociétés, les fêtes littéraires. Reste la Fire Brigade dont les pompiers novices ne sont pas les derniers à porter secours en cas de sinistre. Restent les délégations qui s’en vont représenter le collège dans les cérémonies publiques et les compagnies de volontaires qui l’associent à la défense nationale. Reste le « camp », cette colonie de vacances qui, organisée et dirigée par les élèves, procure aux enfants pauvres dont ils prennent la charge quinze jours d’air pur et de vie heureuse. Je plaindrais fort l’Anglais assez aveugle pour ne pas comprendre que de telles institutions ne sont pas seulement la gloire de sa pédagogie mais forment l’une des assises de sa prospérité. Où trouver l’équivalent de toutes les leçons de choses précises et pratiques qu’elles comportent ? quel est le problème de mathématiques, quelles sont les connaissances de métier qui renferment une pareille dose d’humanisme et autorisent un pareil apprentissage de la liberté ?

Personne, en Angleterre — parmi ceux dont l’avis compte — n’aspire à détruire cela. Personne ne souhaite d’emprunter au continent ses prisons scolaires, sa discipline arbitraire, ses méthodes de méfiance et d’espionnage. Quand nos voisins parlent de réformes pédagogiques, ce n’est pas à celles-là qu’ils songent. Cette portion de l’édifice est à l’abri, voilà l’important. Qu’on modifie l’enseignement, qu’on restreigne le sport, — l’éducation sociale demeurera intacte et l’adolescent continuera d’être préservé de toute possibilité d’entraînement utopique. Or, si l’on y regarde de près, c’est là le principal ressort de la « supériorité anglo-saxonne ». L’usine britannique, en préparant directement l’adolescent aux réalités de l’existence virile, tue dans l’œuf le germe déplorable dont nos collèges sont les couveuses : l’utopie.



LA TRIPLE BATAILLE DE BOHÊME


15 novembre 1904.

Connaissez-vous Prague ? Peut-être y êtes-vous venu passer quelques heures en épilogue d’une cure à Marienbad ou en complément d’un pèlerinage artistique à Bayreuth : le temps de parcourir d’une course rapide les rues pittoresques et de dénombrer, avec l’aide de Bædeker, les monuments prestigieux ; le temps de monter au Hradschin, ce palais des rois morts dont les murailles moroses enfermèrent la triste jeunesse du duc de Bordeaux — et de descendre dans la synagogue à demi souterraine où il semble que le crépuscule des âges se soit entassé et que réside l’entêtement héréditaire du peuple d’Israël ; le temps de voir les douze apôtres saluer mécaniquement, quand l’heure passe, à la petite fenêtre de l’hôtel de ville et l’admirer la gigantesque loggia où, les soirs d’été, dînait Wallenstein ; le temps de pèleriner au pont tragique sous les arches duquel flotta le corps de saint Jean Népomucène et à la chapelle où l’Enfant Jésus miraculeux, en costume de bambino millionnaire, reçoit l’hommage des descendants des hussites. Que n’êtes-vous resté davantage pour demander à cette ville étrange les leçons de son passé, l’un des plus remplis qui soient au monde, — et pour surprendre le secret de son avenir, de cet avenir dont l’Europe tremble d’avoir à s’occuper ! Sous le dôme du Musée national, de l’Acropole où, l’an dernier, la nation monta une garde d’honneur autour des cendres de Palacky, vous auriez pu fructueusement évoquer en ses contours puissants l’histoire de l’impérissable Bohême.

Il n’en est pas de plus émouvante, de plus grandiose, de plus propre à suggérer de fortes pensées et de salutaires réflexions. Comment l’unité d’une race se crée, se maintient et se désagrège, — comment elle se refait, tantôt par l’héroïque élan des guerres extérieures, tantôt par la fécondité douloureuse des luttes intestines et tantôt par le silencieux et méritoire effort de l’existence quotidenne, — quelles lointaines conséquences peuvent exercer sur un pays l’admiration systématique pour une culture étrangère et l’encouragement donné à une immigration dont l’avantage immédiat dissimule aux regards des contemporains le danger futur, — les minces résultats qu’obtient le plus énorme labeur s’il s’enferme en un idéalisme exclusif et néglige de s’appuyer en même temps sur quelque intérêt public d’ordre pratique et tangible, — par-dessus tout, la loi d’airain qui fait peser sur la politique d’une génération le poids des erreurs commises par la génération précédente : voilà ce que racontent, en traits inoubliables, les silhouettes robustes et les vicissitudes compliquées des récits tchèques.

Combien furent imprudents ces premiers souverains de la dynastie Prémysl lorsque, non contents de se faire autoriser par l’empereur à ceindre une couronne qu’ils étaient libres, après tout, de placer ou non sur leur tête, ils entreprirent encore la germanisation de leur royaume ! Cette faute initiale a retenti jusqu’à nos jours à travers l’histoire de Bohême ; c’est à cause d’elle que des flots de sang ont coulé, que des milliers d’incendies se sont allumés, que des crimes affreux ont été commis. Invité à servir d’architecte national, pourquoi le germanisme se fût-il retiré bénévolement, son œuvre faite ? Il voulut rester et, dès lors, commença le duel sans merci qui dure encore.

Ce duel a eu trois phases : celle des armes, celle de la pensée et celle du nombre.

Les armes firent une Bohême vaste et fragile ; ses frontières touchèrent aux portes de Nuremberg et de Ratisbonne, s’allongèrent jusque vers l’Adriatique mais, au dedans de ces terres trop diverses, agglomérées par force, rien de stable ne s’édifia. Une seule journée suffit à Rodolphe de Habsbourg pour jeter bas la puissance d’Ottokar ii ; celle de Charles Ier — qui, devenu l’empereur Charles iv, mérita d’être appelé le père de la Bohême et le beau-père de l’Allemagne — s’effrita d’elle-même entre les mains débiles de ses successeurs.

Alors une idée se mit à germer. De toutes parts des abus se répandaient dans les institutions ecclésiastiques ; la richesse accumulée avait produit une honteuse corruption ; l’archevêque de Prague, potentat déplorable, régnait sur un clergé insolent et débauché pour les excès duquel le Saint-Siège témoignait d’une longanimité sans excuse. L’indignation et l’esprit de révolte grondaient sourdement dans les masses populaires. L’éveil se fit. La chapelle de Bethléem, ce Port-Royal tchèque, groupa ceux qui cherchaient un retour à la pureté évangélique. Jean Huss synthétisa leurs honnêtes aspirations. Éloigné de toute ambition mesquine, dépourvu de haine, animé d’un zèle vraiment apostolique, il tenta d’accomplir avec douceur et modération, au sein d’une société slave, l’œuvre par laquelle la fougue brutale de Luther devait transformer, cent ans plus tard, le monde germanique. Il y échoua. Son martyre même ne réussit point à assurer à sa patrie le bénéfice d’un tel effort. Toute l’Allemagne dressée contre ses disciples eut raison de leur persévérance ; ils finirent par signer les « compactats » de Bâle et, moyennant une concession de pure forme (que d’ailleurs le pape supprima peu après), ils abdiquèrent, avec les doctrines de leur maître, l’indépendance intellectuelle de la Bohême.

Il n’est plus question aujourd’hui de vaincre l’Autriche ou de rénover la religion. Les Tchèques procédèrent autrement : ils ont inventé une conquête silencieuse qui s’accomplit foyer par foyer, famille par famille. Au fond d’eux-mêmes, ils ont découvert un pouvoir assimilateur d’une intensité pénétrante que nul n’avait soupçonné jusqu’alors. La femme tchèque annexe à sa race le Germain qu’elle épouse ; les nombreux enfants qu’elle met au monde deviennent à leur tour les instruments d’une victoire identique ; ainsi la restauration s’accomplit. Les vieux noms nationaux chassent le vocabulaire teuton ; les mœurs, les habitudes, les idées, tout renaît au grand passé disparu. On dirait une Atlandide que le mystère de quelque éruption sous-marine ferait émerger peu à peu des flots qui jadis l’engloutirent ; et, dans ces rues de Prague où s’affirme l’étrange odeur slave, il advient que les marchands allemands, par crainte de perdre leur clientèle, usurpent des noms tchèques et en parent leurs devantures tandis qu’aux frontières, à chaque recensement, l’ethnographie officielle enregistre maussadement la poussée persévérante devant laquelle recule l’ennemi héréditaire.

Telle est la triple bataille de Bohême : deux défaites malheureuses, une victoire assurée. Cette victoire pourtant ne sera jamais aussi absolue que l’exigerait un patriotisme intransigeant. Losange inscrit au centre d’un colossal empire germanique dont l’unité s’achèvera tôt ou tard, la Bohême ne peut vivre sans l’Allemagne, ni surtout contre elle. Il serait temps que, de part et d’autre, on se prît à chercher les bases du compromis futur dont dépendra le repos de l’Europe centrale.

Les vrais amis des Tchèques ne sont pas ceux qui les poussent aux résolutions extrêmes et se plaisent à surexciter en eux un redoutable panslavisme mais bien ceux qui leur rappellent qu’avant de servir les desseins du monde slave, ils ont non seulement le droit mais le devoir de songer à leur patrie restreinte ; par là ils s’assureront des sympathies précieuses et, le cas échéant, le bénéfice d’une intervention utile ; par là ils rendront possible l’établissement de la neutralité tutélaire qui leur apportera la meilleure garantie de leur indépendance. La Bohême est quelque chose d’unique et de sacré ; c’est un des musées de l’humanité : elles doit être placée sous la sauvegarde des

nations.

LES CONDITIONS
DU PROGRÈS SCANDINAVE


30 novembre 1904.

Pour nous autres Français, la Scandinavie contemporaine est un miroir fidèle où nous pouvons dévisager utilement le problème de notre propre pensée.

Certes, au premier abord, l’assertion a de quoi surprendre. Comment comparer cette trinité disjointe à notre solide unité ? Comment mettre en parallèle ses persistantes incertitudes philosophiques et sociales, son histoire embrumée, sa géographie rude et contournée avec l’épanouissement de notre sol, avec la clarté de nos annales, avec la continuité stable de notre mentalité nationale ? Regardons-y de plus près pourtant. Laissons là Hamlet et Odin, les fjords et le soleil de minuit, les karioles et les skis. Tâchons de pénétrer un peu plus profondément dans la vie collective du scandinavisme. Qu’y relevons-nous, non point à l’horizon, sous la lueur lointaine des sagas mais au premier plan, parmi les réalités immédiates et inéluctables ?… Un dilemme dont l’alternative inquiétante pèse aussi sur nous, — des blessures semblables à celles dont nous souffrons, — des souvenirs, les mêmes auxquels nous ne saurions échapper, — un conflit, enfin, dont nous connaissons trop bien les termes contradictoires.

Le dilemme, c’est celui de la terre ou de la mer. Comme la France, la Scandinavie ne peut se libérer des contacts continentaux, pas plus qu’il ne lui est loisible de renoncer à ses façades océaniques. Elle est l’esclave des conditions inverses qu’imposent les frontières et les rivages. Son double destin à cet égard s’est dessiné de bonne heure : tandis que Norvégiens et Danois se ruaient à la conquête des Orcades, des Shetland, des Hébrides, des Féroé et qu’ils essaimaient en Islande et en Normandie, les Suédois travaillaient laborieusement à arrondir leur domaine terrien, d’abord en remontant vers le nord de la péninsule et plus tard en s’enfonçant à l’est du côté de la Moscovie. Que les Scandinaves se confient trop exclusivement aux flots et voici que leur patrimoine devient dangereusement vulnérable. Qu’ils tiennent au contraire leurs regards trop obstinément tournés vers les ambitions territoriales et quelque chose s’appauvrit et végète en eux qu’on sent nécessaire au bon équilibre de leur race. N’est-ce pas là le décalque exact de notre politique extérieure française ?

Des blessures ?… le rapprochement s’impose à toutes les mémoires. Ce n’est pas en cent ans ni en cinquante ans que s’efface l’œuvre de plusieurs siècles et, sous la domination russe et allemande, le scandinavisme en Finlande et en Slesvig est demeuré singulièrement robuste et vivace. Les échos que le seul nom des provinces séparées éveille là-bas dans les cœurs fidèles, nous les sentons vibrer dans les nôtres quand s’évoque l’image endeuillée de l’Alsace et de la Lorraine. Impossible à un peuple qui a subi une pareille épreuve de n’en pas conserver une empreinte indélébile et sans cesse ravivée.

Non moindre est l’action qu’exerce une épopée triomphale s’étalant somptueusement à travers toute une période d’histoire internationale. Le plus pacifique des Français, le plus décidé à respecter scrupuleusement les autonomies voisines, est influencé quand même par le fait qu’entre Marengo et Waterloo des annexions indéfinies ont été opérées en son nom et que Rome et Amsterdam ont appartenu à l’empire géant édifié par l’homme qui étendit jusqu’aux limites du monde le prestige et la gloire du drapeau tricolore. « Ce fut à nous, » songe-t-il en parcourant d’énormes étendues de pays retournés aujourd’hui à leur destination naturelle, — et ce simple rappel mental, même exempt d’orgueil et de regrets, exerce sur l’ensemble de ses idées une pression fatale. Or le Scandinave qui débarque à Revel, à Riga, à Dantzig, à Stralsund peut-il ne pas revoir en un raccourci glorieux cette paix de 1617, bientôt complétée par la conquête de la Courlande et qui, en fermant aux Russes tout accès maritime, fit de la Baltique un lac suédois ? Peut-il ne pas rendre un tacite hommage à ces grandes figures de Birger Iarl, de Gustave Vasa, de Gustave-Adolphe et de Charles xii, qui composent, si l’on ose ainsi parler, un Napoléon en quatre actes ?

Mais de même qu’en France la formule napoléonienne ne satisfait que par intervalles l’âme nationale, de même l’âme Scandinave a voulu s’ouvrir d’autres issues. Voilà le conflit. Il oppose les traditions et les aspirations, les instincts aristocratiques et les passions démocratiques, le goût de l’autorité et l’amour de la liberté. Quand, à Stockholm, le roi Oscar, portant la pourpre et l’hermine et assis sur son trône, a procédé à l’ouverture du Parlement suédois, il se rend à Christiania où, vêtu d’une redingote et assis dans un fauteuil, il procède à l’ouverture du Parlement norvégien. Nous les avons aimés, non point simultanément mais successivement, cette pompe et cette simplicité ; pour les remplacer l’une par l’autre, que de barricades n’avons-nous pas dressées, que de sang, hélas ! n’avons-nous pas répandu !

Tels sont les problèmes Scandinaves ; il suffit de les mentionner pour enlever à une comparaison entre la France et la Scandinavie toute apparence paradoxale. Il suffit d’un peu de réflexion pour comprendre d’autre part que le meilleur moyen de les rendre plus ardus et plus redoutables, ce serait de les vouloir résoudre ; ils sont par nature insolubles.

C’est pourquoi la tâche qu’on tente en ce moment d’accomplir chez nous est à la fois si vaine et si dangereuse. Que nos aimables visiteurs ne manquent point d’y réfléchir au cours de leur rapide voyage. Qu’ils s’empressent d’observer le profitable spectacle offert à leur curiosité. Ils verront des hommes politiques occupés à distinguer les principes vitaux de l’activité française, pour exagérer à leur gré les uns et supprimer les autres. Ils les verront traitant les exploits d’antan comme un conte de fées fait pour la marmaille et l’amputation d’hier comme une écorchure qu’un peu de sparadrap cicatrise, persécutant les opinions individuelles sous le prétexte de créer de la conviction collective, considérant qu’un terrain limitrophe est destiné à des échanges d’amourettes et que la poudre est faite pour saluer joyeusement des aubes fraternelles. Alors ils apercevront plus nettement l’excellence de l’unique recette qui leur convienne à eux aussi bien qu’à nous : l’équilibre. Équilibre entre le passé et l’avenir, entre la guerre et la paix, entre le calcul et l’idée, entre l’arme et la récolte, entre l’énergie et la pitié, entre le respect de la vie et le mépris de la mort, entre la foi aveugle et la raison émancipée, entre la justice désirable et l’inégalité obligatoire.

Équilibre difficile et méritoire, mais fécond ; équilibre qui est, après tout, le lot des peuples les plus riches et les plus intelligents.



LE FLAMBEAU À SEPT BRANCHES


13 décembre 1904.

Tous ceux que passionne l’avenir de l’action française dans le monde doivent, avant tout, se faire une juste idée des limites dans lesquelles aujourd’hui cette action demeure confinée. Ce n’est point le regret des splendeurs disparues mais bien l’analyse des réalités présentes qui nous permettra de servir efficacement la grande cause de l’expansion nationale.

La domination d’une race peut s’exercer par les armes, par la fortune et par l’idée. La France a connu simultanément cette triple supériorité ; mais depuis lors des circonstances ont surgi qui ont modifié les données de la question. La supériorité par les armes reste basée sur la vaillance, l’entraînement et le nombre ; toutefois la vaillance actuelle le cède au nombre et le degré d’entraînement dépend de la fortune. Or le nombre nous a échappé et ne saurait nous revenir. Même si le chiffre des naissances françaises remonte quelque peu et si, comme il est probable, celui des naissances étrangères baisse avant longtemps, notre infériorité numérique vis-à-vis des Anglo-Saxons, des Allemands ou des Russes demeurera telle que le temps ne la saurait annuler. — Riches, nous le sommes toujours : notre avoir est le plus considérable qui soit ; notre crédit, le plus robuste… Combien de temps cela durera-t-il ? Les lois du mouvement productiviste ont une rigidité presque mathématique et, fissions-nous les plus grands efforts pour accroître nos revenus (ce qui est loin d’être le cas) nous ne saurions empêcher les ressources de nos rivaux de progresser à pas de géant. — Le domaine de l’idée, enfin, tend à nous échapper ; sur ce point du moins il existe un remède aux disgrâces du sort.

En effet, rien jusqu’ici ne remplace l’idée française. En littérature, en art, en science même, elle reste la plus foncièrement humaine, la mieux proportionnée, la plus claire, la plus séduisante, la plus sûre. Les contacts germanique et anglo-saxon, loin de lui nuire, ont depuis cinquante ans comme redressé sa stature et affiné sa silhouette. Nul ne saurait désigner ses héritiers : la souplesse slave est trop ondulante ; la précision américaine, trop anguleuse. Non, en vérité, l’idée française n’a point encore de rivale et les hommes n’ont pas fini d’avoir besoin d’elle.

Seulement, il faut qu’ils sachent où la chercher, il faut qu’ils l’aient à portée. Ce point de vue échappe à nos concitoyens. Eh quoi ! répondraient-ils à quiconque leur en ferait la remarque, Paris qui fut considéré en tout temps comme d’un accès aisé, a-t-il cessé de l’être parce que la rapidité des transports et la facilité des communications ont décuplé ? Ne peut-on aujourd’hui mieux que jamais se maintenir, de tous les points du globe, en communion intellectuelle avec Paris ?

Oui, sans doute, on le peut ; mais on ne le fait pas. Si la foule devient à certains égards plus cosmopolite, l’élite par contre s’est faite plus régionale parce qu’il s’est opéré une vaste décentralisation des choses de l’esprit et qu’ayant le choix des ressources d’art, de presse, d’enseignement, chacun préfère celles qui se trouvent immédiates et voisines, quand même leur valeur serait moindre.

Voilà pourquoi si nous voulons, nous autres Français, maintenir la suprématie de notre génie national, nous sommes dans l’obligation d’allumer par le monde des foyers de lumière française qui brilleront au centre de carrefours bien choisis, le long de routes fréquentées, là où ne parvient plus que pâli et sans force le rayonnement de la métropole.

La tâche serait presque impossible s’il fallait tout créer : journaux, revues, chaires, institutions scientifiques, académies… Une civilisation, si puissante soit-elle, ne s’implante pas ainsi, artificiellement, tout d’une pièce. Fort heureusement un passé glorieux nous a préparé les voies.

Les Anglais, dans leurs écoles, exposent volontiers un planisphère où s’inscrivent de façon visible et péremptoire les succès de leur race. D’énormes surfaces revêtues d’une teinte uniforme marquent la place prépondérante qu’elle occupe au sein de l’humanité. La jeunesse française devrait avoir sous les yeux un planisphère historique où les exploits de ses ancêtres lui seraient rappelés par un procédé analogue. Les empires écroulés s’y compareraient avec les empires récents. L’Amérique et l’Inde d’autrefois y feraient figure, à côté de l’Afrique et de l’Indo-Chine d’à présent. Alors s’imposeraient d’eux-mêmes les noms des cités où doivent s’allumer les clartés fécondes : Québec, la Nouvelle-Orléans, Hanoï, Pondichéry, Tananarive, Le Caire, Alger, — flambeau à sept branches par lequel la pensée française pourra continuer d’illuminer les horizons lointains, comme jadis elle le faisait de Paris.

Je sais très bien quelles objections doit susciter un tel plan et je les discuterai quand on voudra car je sais aussi qu’elles ne sont point insolubles et qu’il n’existe pas d’autre moyen de parvenir au but désirable. Mais plus un projet est imprégné d’idéalisme, plus il convient d’apporter à sa réalisation une méthode précise et un esprit pratique. Connaître exactement le point de départ est indispensable pour atteindre sûrement au point d’arrivée. Une sérieuse enquête préliminaire s’imposera donc afin de fixer l’état exact des choses sur chacun des points que nous venons d’énumérer. Il y aura à déterminer ce qui est à créer, ce qui est à détruire, ce qui est à développer. Il y aura à se préoccuper des dispositions de l’opinion et des exigences du particularisme local. Les gazettes ou les magazines qui paraîtront à Québec ne conviendraient pas au Caire et l’université de Tananarive ne saurait ressembler à celles de Lille ou de Toulouse. À Pondichéry il faudra tenir compte des étudiants que pourrait fournir l’Inde anglaise, comme à la Nouvelle-Orléans on devra songer à ceux qu’enverrait la République mexicaine. Les méthodes qui attireront à Alger, pour les pétrir et les moderniser, les jeunes phalanges de l’Islam ne sont pas celles qui permettront de constituer à Hanoï un mandarinat sagement progressiste.

Mais l’essentiel est qu’un effort énergique et direct soit tenté, un effort de puissante exportation inspiré par la conviction que l’œuvre à accomplir là-bas dépasse en importance toutes les autres car son succès constituera pour la civilisation française un critérium de durée. L’essentiel est que la propagande nationale se mette au diapason des conditions nouvelles instaurées, si l’on peut user d’un pareil langage, par la « mondialisation » de toutes choses. L’essentiel est que, sans retard, aux lieux appropriés, une flamme vivante se substitue au reflet qui meurt.



L’HOMME
DES NOUVELLES-HÉBRIDES


26 janvier 1905.

Un jour que l’amiral Pothuau, ministre de la marine, exprimait à John Higginson sa reconnaissance pour les services rendus par ce grand Français à sa patrie d’adoption et lui demandait en quelle façon le gouvernement les pourrait reconnaître :

— Amiral, répondit Higginson, si vous voulez me récompenser, occupez les Nouvelles-Hébrides.

Celui qui parlait ainsi était arrivé en 1858, n’ayant pas encore vingt ans, en Nouvelle-Calédonie. Irlandais d’origine, il se sentait libre de tout attachement national. Mais déjà la France l’attirait et, quand il eut décidé de vivre sous son drapeau, il lui donna tout son cœur. Il y avait cinq ans seulement que s’exerçait là-bas notre tardive autorité. La haine farouche des indigènes n’était point calmée, ni leurs habitudes sanguinaires entravées. Les richesses de l’île gisaient cachées au sein d’une nature aux aspects souvent trompeurs. La géographie même en était imprécise. Dans les vallées de Canala et de Nakety s’abritaient timidement les premières plantations et l’admirable rade sur les bords de laquelle s’alignent aujourd’hui les maisons de Nouméa n’était visitée que par la modeste flottille de l’armateur Paddon. Jusqu’aux destins futurs de cette lointaine possession qui demeuraient incertains ! À Paris, on songeait à en faire une colonie pénitentiaire mais aucune décision n’avait encore été prise et le premier convoi de déportés n’y devait aborder que six ans plus tard.

Higginson eut la foi ; il ne se préoccupa point de ce que feraient les autres ; il agit par lui-même. Le cadre lui plaisait ; il sut deviner les ressources qu’il ignorait ; la fortune répondit à ses efforts. D’une brousse habitée par les sauvages, il fit un centre de féconde activité. Il créa l’industrie métallurgique du cuivre et fonda au Diahot une importante usine. Non loin avait été découvert un gisement aurifère ; il y établit une exploitation perfectionnée. Ailleurs, il mit en œuvre des mines de plomb argentifère. Au Bourail qui devint ainsi un grand centre de travail pour les libérés, il construisit une usine pour le traitement des cannes à sucre. Il organisa un service postal à vapeur entre Nouméa et Sydney et un autre service entre Nouméa, i’île des Pins et les Loyalty. Enfin, il inaugura la grande industrie du nickel. Avant lui, la France était, à cet égard, tributaire de l’Angleterre et de l’Allemagne. Grâce à lui, la situation est désormais renversée.

Voilà, semble-t-il, de quoi remplir une vie humaine et l’illustrer. Higginson n’en jugeait pas ainsi. Il ne se trouvait pas quitte envers la France. Les gouvernants lui avaient octroyé des lettres de « grande naturalisation ». Il voulut en échange leur assurer un archipel.

Cet archipel, à ses yeux, constituait une dépendance naturelle et nécessaire de la Nouvelle-Calédonie. Au point de vue du droit, on devait l’estimer compris dans l’acte d’annexion dressé en 1853, — seule, la longue négligence des pouvoirs publics (qu’excusait dans une certaine mesure l’inutilité apparente d’une semblable initiative) en ayant retardé la prise de possession effective. Il est vrai que, dans l’intervalle, des colons anglais s’y étaient installés. Mais ces mêmes colons n’avaient-ils pas, à deux reprises, sollicité du gouverneur de la Nouvelle-Calédonie l’établissement du protectorat français ? Que, dans leur besoin de voir s’organiser un régime régulier, ils se fussent adressés à la France plutôt qu’à l’Angleterre, n’y avait-il pas là une preuve irréfutable de l’excellence de nos titres ? Si, à ce moment, la France avait tout uniment annexé les Nouvelles-Hébrides, nulle protestation ne se fût élevée ni à Londres ni à Sydney. Mais aux pétitionnaires onques n’avait répondu. Les années passaient. Comme, en fin de compte, le mot de sir Charles Dilke — « là où sont les intérêts, là doit être la domination » — a pratiquement la valeur d’un axiome mondial, John Higginson résolut d’organiser, aux Hébrides, la colonisation française… à lui tout seul.

Il n’était que temps. Le gouverneur des îles Fidji venait de se faire attribuer par le cabinet de Londres la surveillance des colons anglais aux Nouvelles-Hébrides et il leur avait prescrit d’avoir à faire enregistrer, pour qu’ils fussent valables, leurs titres de propriété. En quelques jours, Higginson fonda la « Société calédonienne des Nouvelles-Hébrides ». En quelques mois, ladite Société eut acquis 300 000 hectares de terres dans l’archipel, mis la main sur les meilleurs ports, racheté les établissements existants, pris à son compte les agents étrangers, construit un magasin, entrepris des routes et amorcé d’importantes relations commerciales. Ainsi furent conquises l’île Vaté et ses voisines.

Ce coup de maître, Higginson eut à le recommencer deux ans plus tard et son succès fut égal. Il s’agissait cette fois de l’île Mallicolo, une des plus étendues de l’archipel. La nouvelle était parvenue à Nouméa de la prochaine formation d’une compagnie anglo-australienne d’exploitation à laquelle le Parlement de Wellington se proposait d’octroyer de puissantes garanties. En présence d’un projet si menaçant et dans l’impossibilité d’obtenir une prompte intervention de la métropole, Higginson affréta à la hâte un vapeur, la Néoblie, sur lequel il s’embarqua discrètement avec un groupe de ses amis. Le navire cingla sur l’île Vaté, y chargea des produits des établissements français et prit à la remorque un vieux ponton — jadis navire de guerre, le Chevert — qui servait de magasin flottant. Par une mer démontée et après de terribles péripéties, la Néoblie et son épave arrivèrent la nuit en face de l’île Mallicolo, franchirent audacieusement les récifs de corail et vinrent mouiller dans la baie de Port-Sandwich. Le lendemain, les chefs néo-hébridais, convoqués à bord, y signaient une convention de trafic, la vente à la Société franco-calédonienne de la baie et des territoires avoisinants, et enfin une demande de protectorat français.

Tel fut l’homme pour lequel on vient de creuser à Nouméa une tombe glorieuse et dont les restes mortels voguent en ce moment vers le lieu de leur suprême repos. À l’affliction de ses enfants, de cette nombreuse famille grandie à son foyer dans l’amour de la France, viendra se joindre, pour lui composer le plus désirable des cortèges, la reconnaissance de tous ceux que son inépuisable bonté a aidés et secourus au cours d’une si noble et si vaillante existence.

Il faut qu’un monument, digne de sa mémoire, s’élève au centre de l’archipel auquel son nom demeurera attaché ; il faut aussi que le socle en demeure vierge de toute inscription jusqu’au jour où l’on pourra y graver sa fière réponse à l’amiral Pothuau : « Amiral, si vous voulez me récompenser, occupez les Nouvelles-Hébrides. » Aux Français qui ont souci de la grandeur nationale de hâter l’aube d’un si beau jour.



LE PARTAGE NÉCESSAIRE


14 février 1905.

Tous ceux qui ont souci de notre empire indo-chinois — et ceux-là, Dieu merci, sont maintenant légion — ont jugé opportunes les sonneries de clairon par lesquelles divers journaux ont secoué la somnolence de la métropole et annoncé les premières lueurs d’une aube inquiétante. Il ne faudrait point cependant passer d’une sécurité intempestive à des alarmes irréfléchies. Pour ma part, j’entends bien que les Japonais ont pris leurs mesures de façon à attaquer, le cas échéant, l’Indo-Chine et je suis persuadé que les archives impériales de Tokio renferment sur nos possessions d’Extrême-Orient des dossiers infiniment plus exacts et plus complets que n’en possèdent à Paris le ministère des colonies et les autres administrations intéressées. N’empêche que l’on ne voit pas le Japon — même au lendemain d’un traité de paix avec la Russie beaucoup plus avantageux que celui dont il est permis d’escompter la conclusion encore lointaine — déclarant sous un prétexte quelconque la guerre à la France et dirigeant sans préambule sur le golfe du Tonkin des escadres agressives. Les Japonais ont tout intérêt à ne point enfermer, aux yeux de l’Europe, le fameux péril jaune dans des formules aussi tangibles ; il suffit de peser le langage habile et mesuré de leurs chancelleries pour sentir qu’ils ont parfaitement conscience de cet intérêt et prennent grand soin d’y subordonner leurs actes. Ils recourraient d’autant moins volontiers à une attaque directe qu’un procédé indirect plus sûr et moins coûteux se trouverait à leur portée.

L’énorme Chine est encore l’un des rares pays du monde qui puissent, au rebours des opinions de M. de La Palisse, faire la guerre sans cesser d’être en paix. Une autorité diffuse, d’astucieux délais, l’habitude de transformer (et même sans utilité quelconque, pour le simple amour de l’art) toute question en labyrinthe font de cette puissance molle et insaisissable la plus redoutable des voisines. Elle possède de véritables arsenaux de conflits envenimés et de querelles à longue échéance : arsenaux dont l’empereur et son gouvernement ne connaissent même point toutes les ressources et dont les clefs sont aux mains d’un vice-roi audacieux ou d’un mandarin influent.

Pour ces motifs, il est relativement aisé de faire naître en ces régions un état de trouble à la faveur duquel les meurtres, les incendies, les rapines, les attaques à main armée se propagent et se multiplient tant et si bien que la guerre existe longtemps avant d’avoir été déclarée. De semblables circonstances ouvrent la porte à toutes sortes d’interventions : mesures de protection pour les nationaux, demandes d’explications, envoi de troupes d’observation, saisies de gages, etc. Bien vite on en vient de là aux ultimatums et, quand il s’agit d’un empire colonial isolé, une catastrophe peut être proche sans que la métropole ait réussi à la prévoir et à se prémunir contre elle.

Telle est la nature du danger qui incontestablement menace l’Indo-Chine. Si, en ce moment, ce danger se présente à nous sous le reflet victorieux des couleurs japonaises, rien n’indique que d’ici à une quinzaine d’années nous ne l’apercevrons pas dans les plis ambitieux du drapeau australien. C’est un danger permanent et pour ainsi dire anonyme. Quiconque nous voudra du mal pourra puiser là à pleines mains des occasions et des moyens de nous en faire.

Dénoncer cette situation ne saurait donc suffire ; il convient d’y chercher un remède. Le premier qui se présente à l’esprit, c’est apparemment d’organiser une robuste défensive. Tenons-nous sur nos gardes, voilà ce qui se répète depuis six semaines dans les couloirs de la Chambre comme aux terrasses des cafés, dans les bureaux des gazettes comme sur les plates-formes des tramways. Parole de bonne volonté et d’impuissance. Qu’est-ce que cela veut dire : se tenir sur ses gardes — si, au préalable, on ne s’est pas mis en état de résister à l’adversaire et de se trouver, le moment venu, aussi fort que lui ? L’Indo-Chine peut-elle, avec le secours de la mère patrie, se rendre assez forte pour résister aux assauts de ses voisins ? Toute la question est là.

Et sans doute elle le peut. Seulement cela reviendra à la transformer en un vaste camp retranché pour l’entretien duquel les Français ne sont peut-être pas décidés à se montrer généreux au delà d’une certaine limite. Après tout, beaucoup d’entre eux ont été là-bas, fort raisonnablement, pour y créer de fécondes industries et y développer un fructueux commerce. Dès qu’il faut des sentinelles pour monter la garde autour des plantations ou des bouches de canon pour protéger les récoltes, la culture du thé ou du coton risque de coûter plus qu’elle ne rapporte. Jusqu’ici, quand nous parlions de défendre nos possessions exotiques nous ne songions qu’aux épisodes accessoires d’une guerre européenne : il s’agit maintenant d’ennemis qui sont sur place et contre lesquels nous n’avons pas même à notre disposition le long ruban métallique d’un Transsibérien. Certes nous devons nous fortifier ; la France ne se résoudra jamais à évacuer sans bataille les rives du fleuve Rouge et du Mékong où ses fils depuis des siècles ont si noblement versé leur sang afin d’implanter sa domination. Mais il ne faut pas en venir à l’aléa de la bataille. Considérons-la comme une suprême ressource pour le cas où des complications imprévues annihileraient l’autre ligne de défense, la première, la plus importante, celle que nous procureront les ententes protectrices.

Avec qui s’entendre ? Avec l’Europe dont nous sommes solidaires. Sur quelles bases ? Il n’en est qu’une : le partage de la Chine en protectorats avec occupations partielles. Hier c’eût été une folie ; aujourd’hui, c’est le salut. Demain peut-être, il sera trop tard. L’outil chinois ne peut plus échapper aux mains qui cherchent à s’en emparer. Entre des mains blanches et des mains jaunes, pouvons-nous hésiter ? Le plan, dans ses grandes lignes, est très clair : favoriser la descente russe vers Pékin ; permettre la coulée anglaise le long du Yang-Tsé ; amener les Allemands à compléter la ligne de leurs stations océaniennes par de solides établissements sur la côte chinoise ; y attirer les Italiens ; parachever notre propre empire au moyen d’un protectorat incontesté sur le Siam et d’une pénétration sérieuse dans le Yunnan et le Kouang-Si ; donner enfin à cette mainmise collective du vieux monde sur une large portion de l’Extrême-Orient la seule sanction qui convienne : un traité général de garantie englobant les possessions néerlandaises et stipulant pour la défense des intérêts communs l’entretien d’une force navale internationale nombreuse et bien en haleine.

Tout cela n’est point aisé sans doute ; l’échec est possible mais la réussite est probable. Et se retrouvera-t-on jamais en face de circonstances aussi exceptionnellement favorables ? Le Japon est immobilisé, la Chine désorientée ; les colères australiennes sont encore négligeables et la neutralité des États-Unis serait acquise en échange d’avantages commerciaux. Américains et Australiens du reste commencent à éprouver de salutaires méfiances à l’égard des jaunes ; ces méfiances tempéreraient leur dépit de voir l’Europe entamer une pareille politique.

Il n’y a contre cette politique-là que des idées philosophiques et des principes abstraits. Chez nous, elle n’est point à la mode. Mais la mode diffère hors de nos frontières. Prenons garde qu’on ne la réalise sans nous et contre nous et qu’un jour nos enfants n’aient doublement à déplorer nos scrupules en constatant que, tout de même, c’était là le chemin du progrès effectif et de la vraie civilisation.



L’HELLÉNISME


10 avril 1905.

Or donc, on a créé récemment à Paris une association philhellène. J’en sais quelque chose, car les aimables fondateurs m’avaient réservé, selon leur flatteuse expression, le poste de « cheville ouvrière ». Si je n’ai pas cru pouvoir l’accepter, c’est par impossibilité matérielle de le remplir et non par défaut d’enthousiasme. Peut-être, du reste, aurais-je été une cheville mauvaise ouvrière par suite du radicalisme de mes aspirations et de la véhémence de ma propagande. J’ai eu déjà bien des occasions de le dire, l’hellénisme m’apparaît comme le grand principe rénovateur de l’Orient, la flamme claire et chaude autour de laquelle la civilisation balkanique pourrait reprendre, après le long entr’acte turc, sa marche originale vers des destins progressistes.

Savez-vous, lecteurs, ce que signifie ce terme d’hellénisme que nous employons volontiers mais dont notre esprit n’est point curieux de sonder la forte signification ? Vieux mot qui fut à la mode et que l’on répète d’instinct, il résume les souvenirs majestueux du siècle de Périclès et les souvenirs attendrissants de la lutte héroïque de 1821. Voilà pourquoi nous ne le prononçons qu’avec une sorte d’intonation sympathique, même lorsqu’il s’agit de desservir l’idée qui s’incarne en lui. Mais, direz-vous, l’hellénisme, est-ce donc autre chose que le serbisme ou le bulgarisme ? Est-ce mieux ou plus que l’ambition — naturelle d’ailleurs et compréhensible — de voir la Grèce s’agrandir et s’enrichir autant que faire se pourra ? Annexion de la Crète, extension de territoires en Macédoine, situation privilégiée à Constantinople, ce sont là, n’est-il pas vrai, les revendications qui se dissimulent sous la rubrique d’hellénisme ? Et si ces revendications reposent pour une part sur des droits incontestables, ne heurtent-elles point d’autres droits également certains et qu’il faut respecter ?

Non, ce n’est là qu’un aspect de la question. L’hellénisme constitue quelque chose de plus. C’est une formule d’humanité et l’une des plus harmonieuses, des mieux proportionnées, des plus parfaites qui aient été inventées. L’Église, la cité, l’intérêt personnel, voilà le grand trépied sur lequel, qu’on le veuille ou non, reposent les sociétés — et les sociétés modernes comme les anciennes. Or l’aplomb s’établit difficilement parce que le sol n’est pas uni et que le trépied est inégal. Tantôt la tyrannie du moi nuit à la collectivité, tantôt celle-ci opprime l’individu. Tantôt le culte est envahissant et tantôt sans action. Tantôt la production de la richesse se trouve paralysée par une hypertrophie du patriotisme et tantôt sa fonction est dévoyée par une exagération du sentiment religieux. Surtout le dosage de l’idéal et du réel s’opère mal ; leurs exigences n’arrivent point à se concilier. Au lieu qu’ils s’entr’aident et collaborent à la même œuvre, il leur advient de se contrarier jusqu’à s’annihiler. Voyez l’Allemagne d’aujourd’hui, les États-Unis, l’Italie, la Hongrie, la France surtout, notre France qui, par tant de côtés, ressemble à l’Hellade ! Partout la formule humaine apparaît embarrassée, inquiète, mobile. En Grèce pourtant elle s’affirme robuste, éclairée, durable. C’est là, n’en doutez pas, ce qui a soutenu les Grecs à travers des angoisses prodigieuses et leur a permis d’entrevoir l’aurore dont ils n’avaient jamais désespéré.

Nous ignorons profondément l’Église grecque. Elle n’est ni une servante ni une associée de l’Église russe. Elle possède une autonomie philosophique complète. Sa particularité essentielle est d’opérer, à l’autel, la surnaturalisation du prêtre (si l’on peut employer une pareille expression) sans menacer par là l’indépendance d’esprit des fidèles. Avec ses pompes extérieures, son hiératisme souverain, ses rites nombreux, elle n’en constitue pas moins une sorte d’éloquent intermédiaire entre le catholicisme et le protestantisme. Rien dans ses origines ni dans son dogme ne l’orientait vers une pareille voie. C’est le génie grec qui l’a faite ainsi, à l’image de sa propre complexité bienfaisante et de ses préoccupations diverses : génie de lumière et de tradition, respectueux des formes antiques et avide de nouveautés.

La cité ! combien puissante est, en Grèce, son empreinte sur le citoyen, et combien pourtant il sait lui échapper ! Un lien souple et rude, doux et résistant les retient l’un à l’autre. Il y a des despotismes que, là-bas, nulle loi n’oserait proclamer et des anarchies que nulle conscience ne rêverait d’établir. La cité romaine ne fut jamais qu’un ensemble, solide et magnifique, mais non point un organisme vivant comme l’ancienne cité grecque. De même que dans l’organisme vit la cellule, tel dans cette cité vivait l’individu, à la fois autonome et associé, ne pouvant réussir, quand même on le lui demanderait, ni à abdiquer complètement son indépendance ni à supprimer totalement son instinct de solidarité.

C’est ainsi que s’est développée chez l’Hellène une personnalité tour à tour ondoyante et volontaire, capricieuse et persévérante mais qui ne s’absente et ne s’efface jamais. Prompt à se dévouer à la chose publique, il ne sacrifie pas pour cela son intérêt privé ; il ne perd pas de vue l’urgence de son propre progrès et de ses avantages personnels. Il fait la part de Dieu, la part de la patrie ; il les fait vastes, mais tout le reste est pour lui. Et parce qu’après tout il y a en nous de l’ange et de l’animal, on ne saurait nier que cette façon d’envisager l’existence ne soit normale et saine.

Cet hellénisme-là se trouve en germe dans la foule et s’épanouit au sein d’une élite que les circonstances adverses avaient empêchée jusqu’ici d’être nombreuse et qui va s’accroissant de jour en jour. On le craint. À constater ce qu’il a pu dans le passé, on devine ce dont il serait capable dans l’avenir et les fougueuses coalitions qui se nouent pour lui faire obstacle prennent toute leur raison d’être. On redoute sa présence et son contact parce qu’on sent en lui un de ces conquérants qui s’installent à jamais. De fait, le monde a vu les républiques grecques se débander, et plus tard s’écrouler l’empire grec. Il a vu jusqu’au nom de la terre grecque disparaître de la géographie. Mais où sont les reculs de l’hellénisme ? Forcé d’interrompre son travail, l’hellénisme le reprend au bout d’un siècle au point où s’était faite l’interruption. Il sommeille et ne meurt pas ; il dure et ne vieillit pas. C’est un voisin terrible qui lasse tous les efforts et annule l’un des pires ennemis de l’homme, le temps. Sur lui le temps n’a aucune prise.

Ces choses sont vraies. Convenons-en pourtant, l’Europe n’aime pas les entendre. Elle préfère qu’on quémande sa sympathie et qu’on sollicite ses bons offices au nom des chefs-d’œuvre qu’épellent ses écoliers, au nom des monuments qu’exhument ses archéologues, au nom de ces vieux pans de mur dont la beauté nous confond et dont les secrets techniques nous échappent, de ces pans de mur le long desquels, au soleil couchant, Renan venait faire sa prière…



UN ÉVANGILE GERMANIQUE


17 avril 1905.

Si l’on voulait une preuve de la profonde évolution qui est en train de s’accomplir dans la mentalité germanique, on n’en saurait trouver de plus convaincante que l’accueil fait par l’opinion publique allemande à l’ouvrage de M. H. St. Chamberlain, Die grundlagen des neunzehnten Jahrhunderts. Voilà un livre qui n’eût pas trouvé dix lecteurs il y a trente et même vingt ans, et qui compte aujourd’hui des milliers d’admirateurs. Le plus étrange est qu’il ne s’adresse guère qu’à des scientifiques. Or, il parle le langage et surtout il procède par les méthodes les plus antiscientifiques qui se puissent employer : formules vagues, affirmations péremptoires, comparaisons imprécises, principes a priori, tout cela drapé dans le luxueux manteau d’une poésie surabondante et magnifique.

L’Allemagne, de tout temps, fut sensible à la poésie. Elle l’aima douce et sentimentale aussi bien qu’épique et nuageuse. Mais le domaine qu’elle lui réservait demeurait entièrement isolé des ateliers où s’élaborait la prépondérance scientifique dont elle était si fière. Ce furent là son originalité et la source de son prestige et de sa force. Il en sortit une nationalité vigoureusement trempée par le contact du fait et de la réalité, en même temps qu’ornée d’une grâce suffisante. Le Germain s’estima dès lors un homme complet et, lorsque le succès eut établi sa valeur aux yeux de tous, on put s’attendre à le voir proposer à l’univers entier le germanisme comme la formule de l’ultime perfection et du suprême bonheur. Mais personne, certes, n’eût imaginé que cette démonstration dût emprunter un autre appareil que l’appareil scientifique. L’évangile nouveau serait, à n’en pas douter, un monument aux assises certaines, aux contours rigides, à la silhouette inexorable, avec d’impeccables raisonnements pour contreforts et de solides déductions pour piliers.

Tel n’est pas précisément le signalement qui conviendrait à l’œuvre de M. H. St. Chamberlain : toute « d’intuition souveraine », comme l’a écrit M. Ernest Seillière dans une de ses intéressantes études de la Revue des Deux Mondes, elle introduit dans le grave sanctuaire des analyses tudesques les éléments de la plus fantaisiste des synthèses. À vrai dire, les prophètes antérieurs avaient bien franchi quelques étapes dans cette voie, mais ils avaient marqué par ailleurs un respect auguste de ces traditions scientifiques dont leur successeur paraît faire si bon marché. Il n’est guère de science avec laquelle M. Chamberlain ne prenne les libertés les plus complètes et les plus inattendues. Qu’il établisse un bizarre parallèle entre Ignace de Loyola et Napoléon, ces deux « capitaines du chaos », ou qu’il relève dans les physionomies de Raphaël et de Dante les signes manifestes d’un gothisme indéniable ; qu’il considère le monothéisme du peuple juif comme un cran d’arrêt, voire comme un recul dans le développement moral de l’humanité, ou qu’il s’extasie sur l’intolérance, la rudesse et les belliqueux élans des enseignements du Christ, lequel, paraît-il, ne recommandait l’humilité à ses disciples que dans le but de durcir leur vouloir, — tout ce qui jaillit du cerveau de M. Chamberlain porte la marque d’une imagination séduisante mais déréglée, suggestive mais déraisonnable.

Ce n’est pas que plusieurs de ses assertions ne soient éminemment acceptables par nous autres. Quand il déclare que l’expression suprême de la race, c’est le « pli de la pensée » et que ce pli de la pensée se traduit par la Weltanschauung, c’est-à-dire la conception du monde », il exprime quelque chose de foncièrement latin et de fort peu germanique. Dans tous les cas, c’est un défi au bon sens que d’attribuer aux Slaves et aux Celtes la même « Weltanschauung » qu’aux Germains et cela pour y relever un antagonisme général et fondamental avec notre conception latine. Mais précisément cette trinité — germano-slavo-celte — plaît de façon essentielle à M. Chamberlain. Il y croit comme à la lumière, ce qui le dispense d’en prouver l’existence et, partant, lui permet d’éluder un chapitre redoutable. On jetterait bien encore quelque passerelle sur le fossé germano-celte mais essayez donc de réunir la rive germaine à la rive slave ! Autant vaudrait entreprendre de construire un pont entre Le Havre et New-York.

Je ne m’imagine pas que la vogue de ces élucubrations pittoresques soit très durable. Le fait capital à nos yeux doit être la faveur dont elles jouissent présentement chez nos voisins. C’est là un signe des temps, l’indication d’un état d’âme nouveau. Les esprits cultivés d’outre-Rhin se sont transformés. L’Allemagne intelligente a mis le cap sur la terre des Idées générales, terra incognita. Elle y aborde, elle y déploie son drapeau ; elle en proclame l’annexion. Jusqu’ici ses généralisations (car aucun peuple ne s’abstient totalement de généraliser) résidaient dans l’abstrait ; elles n’en sortaient guère — comme les dieux du Valhalla — que pour faire des malheurs et on les y renfermait au plus vite. Leur rôle directeur demeurait très intermittent, leur action inspiratrice très aléatoire. Une ère différente va s’ouvrir. À la vérité, il n’y a rien là que d’explicable et de logique.

Dans un cerveau souverain — que ce soit celui d’un prince despotique ou d’une nation maîtresse de ses destins — la généralisation est le fruit ordinaire de la victoire. La carrière d’un Tamerlan ou d’un Aureng-Zeb aussi bien que celle d’un Alexandre ou d’un Auguste présentent les traces de ce transformisme naturel. La gloire recueillie par la France révolutionnaire sur les champs de bataille modifia le cours de ses aspirations au point de les rendre contradictoires avec la mission défensive et persuasive qu’elle s’était attribuée en prenant les armes. Et si l’on compare les ambitions transatlantiques de 1776 avec celles de 1800 ou, plus récemment, les horizons de 1890 avec ceux de 1900, on éprouve immédiatement que des moissons de lauriers ont grandi là-bas dans les intervalles de ces dates.

Le danger de la généralisation, c’est qu’elle peut engendrer toutes sortes d’erreurs et conduire à de véritables catastrophes ; nous savons à quoi nous en tenir sur ce point. Levier superbe et terrible, elle remue le monde parfois pour le bien et souvent pour le mal de l’humanité. Il est donc plein d’intérêt d’observer les premiers gestes d’un grand peuple qui s’essaye à manier un instrument si puissant.

L’inhabileté qu’y témoignent les Allemands ne laisse pas de paraître inquiétante, et plus encore l’incertitude de leurs désirs. Que veulent-ils ? Vers quoi tendent-ils ? Que prétendent-ils rénover ? la religion ou la politique, la morale ou la société, les formes du culte collectif ou les arcanes de la conscience individuelle ? Leur prophète lui-même n’en dit rien. Après avoir touché à tout et promis des merveilles, il aboutit à… l’art musical. Son évangile finit en une harmonie grandiloquente. Aux dernières pages du livre, il se révèle de la sorte comme un échappé des revivals yankees dont Bayreuth aurait exaspéré les nerfs. Que n’évoque-t-il au moins, ce wagnérien passionné, la figure de Siegfried, du héros qui ayant réussi à se forger une épée invincible, à terrasser un monstre surnaturel et à capter l’amour d’une Valkyrie, n’en retomba pas moins sur la triste terre et y périt misérablement ? — utile destin à méditer par ceux dont le regard tend à être, à la fois, trop hardi et trop vague.



FRANCE ET ALLEMAGNE


21 avril 1905.

Il est difficile de rien imaginer de plus incohérent que les relations de la France et de l’Allemagne depuis trente-cinq ans ; et, avouons-le bien franchement, cette incohérence ne provient pas seulement du fait de nos voisins mais aussi du nôtre. Jusqu’à ces derniers temps, nous n’avions connu que deux Allemagnes : celle de Bismarck, méfiante et irritée et celle de Guillaume II, aimable et prévenante. Toutes deux ont trouvé devant elles une France incertaine, manifestant tout à tour des admirations exaltées et des colères déraisonnables, répondant aux avances tantôt par de hautaines réserves, tantôt par des sourires empressés, opposant aux provocations parfois un sang-froid admirable et parfois une déplorable nervosité. N’a-t-on pas vu cette même opinion qui avait toléré, peu après 1870, la présence à Metz d’un représentant du maréchal-président venu saluer, à son passage dans cette ville, l’empereur Guillaume Ier, n’a-t-on pas vu cette même opinion faire un grief au gouvernement de la République d’avoir, vingt ans plus tard, accepté l’invitation à participer à l’inauguration du canal de Kiel ? Comme si entre une aussi humiliante démarche et l’assistance à une fête internationale, on pouvait trouver un élément quelconque de comparaison ! N’a-t-on pas vu cette même France qui, en 1875 et en 1887, silencieuse et résolue, avait attendu dans un calme si plein de dignité, l’issue de crises redoutables, ne l’a-t-on pas vue accueillir d’une façon aussi incorrecte qu’injustifiée la tentative de rapprochement artistique dont la noble impératrice Frédéric avait accepté de se faire l’instrument ? Si nous avons trouvé naturel qu’une mission militaire allât déposer une couronne aux rubans tricolores sur le cercueil du rénovateur de l’empire germanique et qu’en Chine, des troupes françaises collaborassent à l’œuvre commune sous l’autorité d’un feld-maréchal prussien, pourquoi donc avons-nous frémi lorsque Guillaume ii, au cours d’une croisière en Norvège, rendit visite à notre vaisseau-école et en profita pour adresser à notre marine un gracieux télégramme de félicitation ? Avons-nous protesté naguère contre la présence du prince de Naples aux manœuvres impériales de Lorraine ? Alors pourquoi cette explosion de fureur indécente sur le passage d’un souverain ami de la France, le premier qui lui ait rendu officiellement visite et dont le seul crime était d’avoir été nommé malgré lui colonel honoraire des uhlans de Strasbourg ?

Survint l’Exposition de 1900 — et ce fut un échange de cordialités imprévues. L’Allemagne était la reine de l’Exposition ; il n’y en avait que pour elle, on ne parlait que d’elle, on n’admirait qu’elle… Puis brusquement ce feu de Bengale s’éteignit comme s’il avait été alimenté tout simplement par quelque pincée passagère de notre vieille anglophobie. Et l’on s’est trouvé de nouveau à ce point que le kronprinz n’a pas cru pouvoir venir à Cannes rendre visite à sa fiancée et que cette princesse, si francisée par ses longs séjours chez nous, a dû se rendre à Florence pour y rencontrer son futur époux.

Tout cela vous semble peut-être normal ? Pas à moi. Disciple du bon M. de La Palisse, j’estime que lorsqu’on n’est point en guerre on doit être en paix et que, même si une nation cherche l’occasion d’une revanche opportune, elle ne doit pas se départir, envers ses adversaires de la veille et du lendemain, de la plus parfaite en même temps que de la plus sincère courtoisie ; à plus forte raison lorsque les circonstances lui interdisent d’envisager cette éventualité comme réalisable autrement qu’à lointaine échéance.

Seulement, courtoisie ne veut pas dire faiblesse ; ce ne serait pas le moment de confondre, comme tendent à le faire d’évangéliques politiciens très prompts à s’exercer à tendre la joue droite dès que la gauche a reçu une égratignure. En une seule fois, l’Allemagne a effacé tous nos torts en les dépassant. On aura beau ergoter sur le caractère des communications qui lui ont été faites, il sera impossible de relever dans les annales contemporaines d’un peuple civilisé un acte semblable à celui que vient d’accomplir le gouvernement impérial. Laisser toute une année passer sur un accord international conclu entre puissances directement intéressées dans une question, ne formuler aucune objection, donner même à entendre que cette question vous laisse indifférent, — et puis, brusquement, sans prévenir personne de vos intentions, aller débarquer sur le territoire qui a fait l’objet du traité, y prononcer — et sur quel ton ! — des paroles de défi en incitant les habitants de ce territoire à la résistance, c’est jeter bas tout l’édifice des habitudes protocolaires et marquer un véritable retour à des procédés oubliés, à des procédés de corsaires.

Le Maroc n’a rien à voir en tout ceci. Il faut du reste être bien ignorant des choses d’Afrique pour appeler les Marocains un peuple, le sultan un chef d’État, et le Maghzen un gouvernement. C’est en Europe que se joue la tragédie. L’Allemagne, isolée par les succès de notre diplomatie et que très imprudemment nous avons négligé de rassurer suffisamment sur nos intentions, se dresse en travers, non pas de notre route africaine mais de notre route européenne. Elle nous demande si c’est avec l’arrière-pensée d’intervenir quand éclateront les troubles de la succession d’Autriche, que nous avons travaillé à détacher l’Italie de la Triplice et à conquérir l’amitié de l’Angleterre. Il est naturel qu’elle nous pose cette question. Seulement elle l’a fait en termes inadmissibles et c’est très loyalement, très nettement mais la main sur la garde de l’épée, qu’il fallait répondre. Voilà du moins comment Gambetta eût répondu ; et cela aurait suffi pour éclaircir l’horizon. Ce ne sont pas les agitations stériles d’un parlement comme le nôtre qui y réussiront, d’un parlement préoccupé de dégager des responsabilités, oublieux des services rendus — et inconscient de ce que vaut, pour la paix et pour le progrès, le silence uni à la force !



1453 ET 1905


24 mai 1905.

De temps immémorial, les écoliers apprennent qu’en l’an 1453 prit fin le moyen âge et s’inaugura la période moderne. Ce changement considérable serait intervenu, semble-t-il, à l’occasion de la prise de Constantinople par les Turcs. Nos petits-enfants — si la manie subsiste encore de découper l’histoire en tranches bien proprettes comme un plum-pudding — seront sans doute élevés à envisager la prise de Port-Arthur par les Japonais comme marquant le début d’une ère nouvelle, à laquelle les professeurs d’alors appliqueront, à leur tour, ce qualificatif de moderne qui, n’ayant en soi aucune signification déterminée, a chance de plaire successivement à chaque génération. Et dans cette seconde erreur il y aura, comme dans la précédente, une large part de vérité.

Certes, aux approches du seizième siècle de même qu’au seuil du vingtième, le monde a subi une de ces transformations profondes dont la vision, par la suite, s’impose de plus en plus nette à l’historien et dont le rappel lui sert de point de repère à travers le dédale de son labeur. Mais les causes en sont faciles à discerner. La coïncidence de la découverte de l’Amérique et de la découverte de l’imprimerie, bientôt suivies de l’établissement de la Réforme, voilà qui explique de manière suffisante l’effritement des sociétés moyenâgeuses, la naissance d’aspirations plus vastes et plus hasardées, le façonnement d’une mentalité plus curieuse, plus agitée, moins stable et surtout moins docile aux jougs traditionnels. Christophe Colomb brisa la barrière matérielle par laquelle la force d’expansion du monde civilisé était tenue en échec ; Gutenberg brisa la barrière intellectuelle derrière laquelle se trouvait comprimé l’élan de l’esprit humain vers la lumière ; Luther brisa la barrière morale au delà de laquelle les consciences inquiètes n’osaient aller chercher le secours direct de Dieu. Quoi d’étonnant à ce que le triple effort de ces hommes ait bouleversé l’univers ?

De nos jours, de semblables révolutions ne sont plus l’œuvre de quelques-uns ; c’est la foule qui les exécute et, par là même, il devient malaisé de percevoir le moment exact où elles s’accomplissent. Regardons pourtant à vingt-cinq ans en arrière. Combien différent était alors le spectacle offert à nos yeux ! Non seulement il n’existe plus aujourd’hui de terres inconnues, mais il n’y a plus de terres libres ; tout est occupé et tout l’est de façon identique, dans le même esprit, dans le même but, par les mêmes procédés. Une guerre n’est rien d’imprévu ; on s’était toujours battu. Mais quand on voit des représentants des États-Unis négocier à Rome un concordat pour les Philippines et l’empereur du Japon se permettre de donner aux autres États des leçons de droit international ; quand on apprend qu’un accident de chemin de fer s’est produit à Boulouwayo et qu’un duel de journalistes a eu lieu à Dawson City, il faut bien reconnaître que la face des choses a changé : un fait immense est survenu, l’unification. Nous sommes tous, désormais, les serviteurs d’une civilisation qui n’est pas sans gloire ni sans mérites mais que domine — et qu’écrasera peut-être — la pesée d’airain de l’uniformité.

Tels sont les événements auxquels la prise de Port-Arthur — comme naguère celle de Constantinople — risque de servir d’écran. Évidemment, le parallèle séduit. Les Japonais ne viennent-ils pas d’instaurer une question d’Extrême-Orient dont on n’avait vécu jusqu’ici que la préface, et qui troublera le repos de l’Europe aussi douloureusement que l’avait troublé la question d’Orient créée par les Turcs ?

Mais vraiment, cette question d’Orient — maintenant que nous la pouvons juger un peu à vol d’oiseau et en saisir l’ensemble — fut-elle si terrible ? Qui oserait nier que la peur absurde, incompréhensible qu’en eurent les chancelleries n’ait engendré infiniment plus de dommages que n’en comportait l’obligation de limiter et de tenir en échec la puissance ottomane ? Une parole grandiloquente dite par Napoléon à Alexandre : « Constantinople, c’est l’empire du monde » — une comparaison devenue le lieu commun de tous les gratte-papier : « Les Balkans sont la poudrière de l’Europe, » voilà de quels documents s’arme l’opinion. Ajoutez-y un autre élément, le ressouvenir atavique du frisson que fit longtemps courir à travers la chrétienté le renom sanguinaire des fils de l’Islam — et vous aurez toute la question d’Orient avec ses souris prises pour des montagnes, ses reculs maladroits, ses inquiétudes sans cause et ses précautions saugrenues.

Prenons garde de ne pas appliquer le même traitement à ce que nous appelons la question d’Extrême-Orient. Port-Arthur ne sera jamais une clef d’empire et la dynamite universelle ne se trouve pas concentrée en Mandchourie. Que savons-nous surtout des Japonais ? Les Turcs furent autrement redoutables lorsque, après Mohacz, leurs frontières s’étendirent le long du Dniester et s’approchèrent de Presbourg. Pourtant ils n’ont rien fondé, rien métamorphosé, rien amalgamé. C’est qu’ils n’étaient organisés que pour la guerre et ne voyaient dans la paix que la digestion du butin. La formule japonaise diffère-t-elle donc essentiellement de la leur ? Ce n’est pas probable. On l’a rajeunie ; son mode est up to date et l’est avec une perfection qui nous remplit de stupeur et d’une juste admiration. Mais, au fond… que valent ces hommes et par quel mystère nous auraient-ils rejoints ? Il n’est pas d’exemple que des nations aient pu brûler ainsi les étapes. Les individus y réussissent volontiers, quoi qu’en pense Paul Bourget mais les peuples n’y sauraient parvenir. Du vide social doit se cacher sous l’armure japonaise. Nous pouvons l’affirmer comme nous pouvions affirmer hier que des aspirations élevées et un patriotisme désintéressé chauffaient sous la banquise du mercantilisme transatlantique. Cela non plus n’arrive pas ; une nation ne s’édifie point sur l’unique souci de l’argent.

L’avenir seul pourra donner leur véritable signification aux événements dont nous venons d’être les témoins ; il en découvrira la portée réelle et les conséquences plus ou moins lointaines. Mais d’ores et déjà, il nous faut nous prémunir contre une hypnotisation possible par le péril jaune. Après tout, si les forces jaunes se sont révélées, les forces blanches se sont accrues. L’énergie américaine et l’audace australienne leur constituent, en Asie même, de redoutables avant-gardes nées d’hier.

Que les fumées sanglantes de Port-Arthur et de Moukden ne dissimulent donc pas à nos yeux ce qui se passe dans le reste du monde et ne nous fassent point perdre de vue les transformations générales qui sont en train d’y modifier profondément nos conditions d’existence. Rappelons-nous que, durant trois siècles, le fantôme de Constantinople pesa sur le jugement de nos pères — et le faussa.



LE COMITÉ DES MISSIONS


7 juillet 1905.

Il n’est pas un Français — parmi ceux que la passion antireligieuse n’a pas réduits au niveau des inintelligents et des ignorants — qui ne se préoccupe de ce que vont devenir nos missions. Cette préoccupation s’avive et se fait intense pour quiconque sait exactement ce que signifie ce terme : nos missions — et jusqu’où il s’étend. Désormais le prodigieux inventaire de l’œuvre accomplie par les missionnaires français existe : nous l’avons à portée. Le P. Piolet l’a dressé avec le concours d’une pléiade de collaborateurs distingués. On aurait pu le distribuer aux députés ; ceux qui lisent en eussent tiré profit. Je concède volontiers que les dimensions en sont un peu décourageantes au premier abord : six volumes de forte épaisseur, quand même de copieuses et superbes illustrations les parsèment, c’est beaucoup ; à aucun moment pourtant, le lecteur n’est porté à se plaindre qu’on abuse de lui, tant est captivant le récit de ces cent années d’un zèle fécond et infatigable.

Car il s’agit, entendez-le bien, du seul dix-neuvième siècle, et voilà l’étonnant de la chose. Les grandes mémoires du P. Gerbillon, de Mgr Pigneau de Béhaine ou de Mgr de La Motte-Lambert se tiennent en marge des chapitres consacrés aux missions d’Amérique et d’Extrême-Orient ; on ne prononce ces noms illustres qu’occasionnellement, de même que le temps où les Lazaristes évangélisaient Madagascar et où l’Église française de Perse comptait trois cent mille fidèles demeure en dehors du cadre dans lequel s’enferment les narrateurs. Ceux-ci prennent nos missions au point où elles en étaient vers 1800, c’est-à-dire presque retombées dans le néant, à la suite des tragiques événements qui venaient de secouer la France et toute l’Europe avec elle. Constantinople alors était moralement évacuée ; un insuccès d’aspect définitif avait eu raison des efforts tentés dans l’Inde et en Chine ; l’Amérique française était perdue ; surtout l’instrument nécessaire d’une propagande effective semblait brisé : la Congrégation, comme dirait M. Brisson, se trouvait dispersée.

Elle allait se reformer, plus française encore qu’auparavant et appuyée par le prestige de nos armes ; la différence, aujourd’hui, c’est que le rameau français est seul atteint et qu’il existe des rameaux étrangers intacts ; bientôt ils pourraient être l’arbre entier…

Cette renaissance fut vraiment universelle, — elle engloba l’Océanie, l’Asie et l’Afrique ; mais ses débuts furent modestes et lents ; depuis quarante ans seulement, surtout depuis vingt-cinq ans, ils s’étaient singulièrement accélérés. Ainsi — autre cause d’étonnement — c’est la troisième République qui, plus et mieux que les précédents régimes, a vu se développer les fondations congréganistes lointaines si utiles à son influence — et c’est elle qui, au moment d’engranger cette magnifique récolte, a jeté dessus une torche incendiaire, s’imaginant par ce beau geste concourir à l’émancipation de l’univers. Ô profondeur humiliante de l’humaine sottise ! Mieux inspirée, elle avait d’abord encouragé de telles fondations et s’y était appliquée d’une manière habile et discrète, sans gêner ses protégée par de maladroites exigences et sans faire de leurs succès un imprudent étalage. Aussi quelle floraison merveilleuse ! À partir de 1880 (en France, par une curieuse coïncidence, c’est l’époque des fameux Décrets) pas une année ne se passe qui ne soit marquée par quelque multiplication opportune des établissements français. À cette date, les sœurs de la Présentation de Tours s’installent à Mossoul, où elles groupent actuellement huit cents élèves. En 1882, les Assomptionnistes ouvrent une école à Stamboul ; en 1884 se fonde sur les bords de la Maritza l’important collège de Saint Augustin dont les diplômes sont officiellement admis en France et en Bulgarie. De 1886 à 1892 se créent en Asie Mineure les missions de Brousse, de Sultan-Tchaïr, d’Ismidt, d’Eski-Chehir, de Koniah. En Palestine la poussée n’est pas moins extraordinaire ; successivement les Pères blancs, les Dominicains, les Pères de l’Assomption, les sœurs de charité, les Trappistes, les Bénédictins, les Lazaristes y viennent rejoindre les sœurs de Saint-Joseph et les frères de la Doctrine chrétienne. Et c’est ainsi sur toute la moitié du globe, depuis les rives du Bosphore jusqu’à l’île de Pâques et depuis Aden jusqu’au Congo. Les hommes qui ont conduit cette pacifique conquête ce sont Mgr Massaïa en Abyssinie, Mgr Puginier au Tonkin, Mgr Favier, à Pékin, Mgr Lavigerie dans l’Afrique du Nord, Mgr Augouard au Congo et dans l’Oubanghi. Que d’autres il faudrait citer encore, et Mgr Bonjean, le grand évêque de Ceylan, et l’admirable P. Bataillon, l’apôtre des îles Wallis, et le P. Chanel dont le sang féconda le sol des îles Foutouna… Français passionnés, ardents propagateurs de notre langage et de notre civilisation !

Tout cela ne peut même se résumer ici. Mais le rappel de ces quelques noms et de ces quelques faits doit suffire à dresser devant les consciences françaises la notion du devoir qui s’impose. Serions-nous donc assez veules pour laisser périr une œuvre pareille parce qu’il a plu à d’ignorants électeurs de maintenir trop longtemps au pouvoir une pléiade de rêveurs impratiques ou de politiciens sans vergogne ? Certes, il s’agit d’un labeur considérable ; il faut que l’initiative privée, dans un pays encore timide à y recourir, se substitue résolument à l’action gouvernementale ; il faut qu’au moment où la séparation des Églises et de l’État va leur créer à l’intérieur des obligations nouvelles, les Français trouvent encore le moyen de rétablir hors de chez eux et d’y faire vivre les noviciats supprimés et indispensables à l’entretien d’une activité efficace. Si l’on examine de sang-froid la situation, sans rien se dissimuler des difficultés qui barrent la route, l’idée surgit d’une assemblée dont l’indépendance devrait égaler la compétence et qui commencerait par établir les plans et devis de l’entreprise. On abandonnerait sans hésitation les missions ne présentant au point de vue purement national qu’une valeur douteuse, celles par exemple qui travaillent dans des régions où la langue française n’a aucune chance de s’implanter ou qui négligent le côté scolaire de leur tâche ; on réviserait sévèrement l’organisation des autres, de façon à réduire les dépenses au strict nécessaire ; on fixerait avec soin les positions qu’il paraît sage d’évacuer et celles qu’il convient au contraire de renforcer vigoureusement.

Si un semblable comité, dans lequel on parviendrait assurément à faire voisiner M. Doumer avec le P. Charmetant et M. Étienne avec M. de Mun, — si, dis-je, un semblable comité présentait à la nation le tableau précis et complet des sacrifices à s’imposer et des résultats à espérer, les Français trouveraient dans le sentiment d’une nécessité patriotique la force d’exécuter ce qui leur serait demandé… Et un jour viendrait sans doute où le Parlement renouvelé, moins sectaire et plus éclairé, tiendrait à honneur de subventionner largement l’entreprise volontaire par laquelle la France aurait été préservée d’une honteuse et irrémédiable capitulation.



L’AFRIQUE FRANÇAISE


25 juillet 1905.

Nous avons deux moyens de nous installer au Maroc. Nos adversaires n’en ont qu’un. Leurs navires peuvent y aborder et leurs représentants s’efforcer d’y rétablir le prestige et l’autorité d’un pouvoir chancelant lequel, leur devant sa rénovation, deviendra le docile instrument de leur politique et le meilleur serviteur de leurs intérêts. Voilà bien un peu le plan auquel nous nous étions arrêtés nous-mêmes et dont nous allions entamer la mise à exécution. C’était, vis-à-vis du Maroc, le plus franc et le plus complet ; ce n’était peut-être pas, du point de vue français, le plus pratique et le plus avantageux. Y réussir exigera infiniment d’habileté, beaucoup d’argent et encore plus de patience. Si l’Allemagne y met le prix, ce qui est peu probable, et la ténacité, ce qui l’est davantage — il lui manquera peut-être le doigté. Dans tous les cas, pour elle comme pour nous, le succès final ne s’obtiendra qu’au prix de sacrifices considérables.

Or, sur place, un autre outil s’offre à la France, un outil qu’elle a forgé et de la valeur duquel elle semble bien lente à s’aviser : c’est l’Afrique française.

Il y a trente ans, l’Afrique française n’était encore qu’une expression géographique ; sa figure du reste demeurait inachevée et surtout ses destinées étaient imprécises. N’ayant constitué depuis les débuts de l’occupation qu’une vaste école d’entraînement pour les armées de la métropole, il paraissait impossible qu’on pût réussir à en faire une colonie prospère. Effectivement, ce ne fut pas une colonie qui se forma par la suite, ce fut une nation ; — nation très française de cœur et dont les générations présentes n’ont à redouter aucune velléité séparatiste, mais nation distincte et nettement africaine d’allures, rappelant à bien des égards celle qu’avait fondée en ces mêmes lieux, voici des siècles, la robuste initiative de la Rome antique, — nation rapidement bâtie et déjà solide, énergique, persévérante, possédant les deux plus grands leviers de l’activité moderne : l’espace et la confiance. En vain, sous ses pas, des gouvernements malhabiles avaient préparé d’inconscientes embûches et dressé de fâcheux obstacles ; elle a su tourner les uns et franchir les autres. Quant aux périls ethniques dont on s’afflige pour elle, terribles de loin, quiconque les étudie de près les voit s’atténuer. C’est que non seulement l’Afrique française a pris conscience de sa force juvénile et de son avenir certain, mais qu’elle manifeste encore une capacité d’assimilation analogue à celle qu’ont exercée les États-Unis et susceptible de lui constituer, à son tour, une unité prompte et résistante. À peine a-t-on remis entre ses mains le mécanisme essentiel du self-government qu’elle s’en sert avec dextérité pour accélérer les transformations nécessaires ; à peine lui a-t-on ouvert les horizons désirés que ses ambitions s’y installent d’une façon prudente mais résolue.

Comment veut-on que le poids d’un pareil voisinage ne pèse pas dans la balance marocaine ? Pour augurer de ce qui interviendra ultérieurement, il suffit d’examiner l’état actuel des frontières. Là se tiennent des tribus que M. Schiemann a malheureusement négligé de visiter avant d’écrire son extraordinaire article de la Kreuz Zeitung. Il eût appris quel médiocre souci elles ont de ce qui se passe à Fez, mais combien vivement elles s’intéressent à ce qui se passe à Alger. Elles souhaitent, ces tribus, la domination non pas de la France qu’elles ignorent, mais de l’Afrique française dont elles constatent l’état de plus en plus tranquille et florissant. Elles adressent au gouverneur général qui incarne à leurs yeux le pouvoir suprême, des offres continuelles de soumission. Du jour où ces offres seraient agréées, un terme serait mis au brigandage permanent et au désordre organique par lesquels s’est jusqu’ici révélée à elles la civilisation marocaine. Que parle-t-on de frontières ? En vérité le Maroc est bien loin de là… Nous en avons pourtant respecté la fiction avec des scrupules que d’autres peut-être n’auraient point eus. Mais si l’on nous empêche de remettre debout ce fantôme d’empire, on ne doit pas s’attendre à ce que nous continuions de monter à sa porte une garde coûteuse et stérile. Nous laisserons l’Afrique française exercer librement sa force d’attraction ; nous laisserons la contagion de son prestige grandissant se répandre à travers des régions qui n’ont de marocain que le nom. Aucune influence — germanique ou autre — ne résistera à ce procédé-là. Ce sera la vraie pénétration pacifique et commerciale. Non seulement nos dépenses, grandement atténuées, se trouveraient alors compensées par des profils immédiats mais les responsabilités, sériées et limitées, deviendraient sans danger, presque sans inconvénient.

Paradoxe singulier. La France sera libre de faire pénétrer la paix avec le commerce au sein du vieux Maroc le jour où elle cessera de le considérer comme un État, d’y voir autre chose qu’un agrégat de communautés avec lesquelles il est loisible de traiter séparément et qu’on peut organiser de proche en proche. L’Allemagne s’essayerait vainement à pareille tâche ; la base d’opération fait défaut. Il lui faudra toujours agir depuis le rivage ; l’intérieur lui est fermé et l’Afrique allemande, s’il y en a une, demeure inconnue des indigènes ; c’est une princesse lointaine.

Changeons donc carrément de tactique : laissons fonctionnaires et notables palabrer à Fez autour de leur impérial fantoche et agissons ailleurs, mais délibérément, avec cette audace modérée qui, de nos jours, s’affirme comme la meilleure recette humanitariste ; dans ce monde imparfait — qui vient, hélas ! de le rapprendre en une cruelle leçon de choses, — rien ne prévient mieux les hécatombes que la force consciente et raisonnée, rien ne les provoque plus sûrement que la crainte. Avoir peur ou en donner limpression, c’est creuser dans la chair des peuples un puits artésien sanguinaire.



LA FORTUNE DE L’HELLADE


6 août 1905.

Ce n’est point un secret que, lorsqu’ils débarquèrent au Pirée, au mois d’octobre 1897, les délégués des six grandes puissances européennes chargés d’organiser le contrôle international des finances helléniques n’étaient nullement animés envers la Grèce de sentiments ultra-bienveillants. Plus encore que les résultats de la récente guerre, les souvenirs de la fâcheuse faillite de 1893 les impressionnaient défavorablement. Ils s’imaginaient, pour la plupart, débarquer sur une terre impratique et folle, parmi un peuple dépensier, mal gouverné et de mœurs publiques très corrompues. Force leur fut de revenir à une plus juste appréciation des choses. En face d’eux s’assit pour présider leur réunion un homme de premier ordre, M. Étienne Streit, gouverneur de la Banque nationale de Grèce, auquel le cabinet et le souverain avaient eu l’heureuse inspiration d’offrir temporairement le portefeuille essentiel, celui des finances. Le concours éclairé et loyal des autorités, l’adhésion peu enthousiaste mais réfléchie de l’opinion aidèrent les commissaires à venir à bout d’une tâche qu’ils s’étaient attendus certes à trouver plus épineuse et plus complexe. On conçut alors — de part et d’autre — de justes espérances. Ont-elles été déçues ? Le silence s’est fait sur les suites de la guerre gréco-turque, l’attention du monde ayant été depuis lors attirée par bien d’autres jeux. Qu’est-il advenu du contrôle international et de la fortune de l’Hellade ?

Dans un livre tout récent, M. Edmond Théry répond à de telles questions et, suivant sa coutume, il ne formule la réponse qu’après avoir procédé à une de ces enquêtes lucides et pénétrantes dont le mécanisme est son secret. Je suis toujours charmé quand on me parle de la Grèce sans mentionner Périclès. Qu’on sous-entende perpétuellement l’auguste passé, c’est normal ; il serait trop sot de jamais le négliger. Mais, pour Dieu ! que l’ombre de sa poussière ne fasse pas oublier le présent si plein de vie et de force. La Grèce qui se dégage des chiffres habilement groupés et analysés par M. Théry est aussi vivante que peut le souhaiter mon philhellénisme ; mais elle n’est pas aussi riche qu’elle devrait l’être, même en tenant compte de la mévente du raisin sec ou des prodigalités de feu M. Tricoupis.

Le contrôle ne semble pas susceptible d’y remédier ; il a accompli son œuvre. Pour le service des emprunts contrôlés (ceux des Monopoles et du Funding, les 5 pour 100 1881, 1884 et 1890 et le 4 pour 100 1889) il a pris, on doit l’avouer, ce qu’il y avait de meilleur, à savoir : les recettes du sel, du pétrole, des allumettes, des cartes à jouer, de l’émeri de Naxos aussi bien que celles des douanes du Pirée, des tabacs et des timbres ; mais il a introduit dans l’utilisation de tout cela un ordre rigoureux, de bonnes méthodes ; la Grèce, de son côté, y porte sa sagesse et sa bonne volonté. Ainsi se refait peu à peu le crédit dont elle a grand besoin.

Entre temps, toutefois, il faut qu’elle vive et le mieux possible, puisqu’il en est des nations comme des individus : on ne prête qu’aux riches. Sait-elle tirer bon parti de ce qui est laissé entre ses mains, de ce que le contrôle n’atteint pas ?… On dirait que le gouvernement hellène s’abandonne quelque peu en présence de la minuscule augmentation accusée par les impôts directs. C’est entendu : l’impopularité de ces taxes est extrême ; le long atavisme des dîmes en nature bataille vigoureusement dans l’âme paysanne contre la conception moderne de la contribution fixe. Et il retourne ses poches, ce pauvre gouvernement, et il étale ses comptes pour prouver qu’il ne peut pourtant pas économiser davantage. Cela va de soi. Ceux qui réclament des économies n’ont sans doute jamais jeté les yeux sur le budget grec. Ils ne verraient rien là qui pût décemment être rogné. Les dépenses militaires ? Pour la guerre et la marine réunies, la Grèce dépense moins que la Bulgarie pour son armée et pas beaucoup plus que la Serbie pour la sienne. L’instruction publique ? Malgré la modicité des traitements, les sommes inscrites au budget ne permettent d’entretenir que 4 316 instituteurs ; il en faudrait bien davantage. Les travaux publics ? Mais comment progresser sans construire des routes et des ponts ? Non, en vérité, les économies sont un vain mot lorsqu’il s’agit de la Grèce. Veuille M. Prudhomme s’en convaincre une bonne fois !

Seulement le problème national ne tient pas tout entier entre ces deux termes : impôts directs et économies. D’autres points de vue sont à considérer. Et d’abord la question du blé. Ici une coupable négligence éclate. Les personnes les plus compétentes en la matière estiment que, soit par l’amélioration des méthodes plus que rudimentaires actuellement en usage, soit par le défrichement des terres arables inutilisées, la Thessalie pourrait aisément pourvoir à la presque totalité des besoins du royaume. Or, entre 1896 et 1904, la Grèce a dû acheter à l’étranger pour 31 800 000 fr. de blé… S’il n’est pas loisible au gouvernement de faire que l’industrie hellène progresse rapidement et que des usines fructueuses s’établissent ici ou là, il peut beaucoup pour aider au développement de l’agriculture ; il pourrait aussi favoriser l’exploitation des richesses minières ; il pourrait surtout, après avoir ouvert la Grèce aux savants, s’occuper de l’ouvrir enfin aux simples touristes ; elle leur est fermée. Quatre jours pour se rendre à Delphes dans des conditions supérieures d’inconfort, d’héroïques efforts pour atteindre Dodone, cela a-t-il, je vous le demande, le sens commun dans un pays vers lequel des milliers de pèlerins tournent leurs pensées et ne demandent qu’à diriger leurs pas ? Songez que les voyageurs étrangers apportent chaque année plus de 600 millions de francs en Italie, environ 250 en Suisse et, dit-on, près de 2 milliards en France. Le point de vue est-il donc à dédaigner ?

J’aurais plus de confiance, je dois le dire, en de tels procédés qu’en une réfection des règlements de la Commission internationale. La somme exigée par le contrôle est de 39 000 drachmes : dès la première année, les revenus affectés à ce service ont dépassé cette somme ; il paraît certain que, sans la fraude et la contrebande qui se font sur une grande échelle, le surplus serait bien plus considérable qu’il ne l’est. Mais voilà ! ce surplus fait l’objet d’un partage pas bien judicieux. Le gouvernement hellène ne touche que 40 pour 100 ; le reste, soit 60 pour 100, est employé pour moitié à relever l’intérêt servi aux porteurs des titres, moitié à augmenter l’amortissement. La part faite à la Grèce ne l’incite pas à une surveillance suffisamment effective, d’autant que frauder le contrôle se revêt aux regards de ses nationaux d’une vague teinte de patriotisme. Toujours la lutte contre l’étranger ! Il opprime même quand il rend service. Ne nous indignons pas. C’est humain. Nous en ferions autant. Mais que le pays vienne à bénéficier de la totalité des excédents et tout changera. Les Grecs, bons calculateurs, trouveront leur compte à faire bonne garde.

On peut toujours en essayer. D’ailleurs l’expérience d’une pareille réforme appliquée à la dette ottomane y encourage. Seulement un certain aléa subsiste, tandis qu’il n’y en a aucun à transformer le plus tôt possible et le plus complètement la Thessalie en un grenier — et le reste de la Grèce en un musée.



LE LANGAGE
LA RACE ET L’UNITÉ


5 septembre 1905.

La Belgique souffre cette année de l’épidémie des congrès. En bons voisins, nous avons naturellement été atteints par le mal, d’autant que notre tempérament nous y prédisposait. Pour ma part, je pensais avoir payé mon tribut en présidant le congrès olympique de Bruxelles et en préparant pour le prochain congrès de Mons le plan d’un collège modèle propre à former les débrouillards dont l’époque a besoin. Je m’étais promis de fermer l’oreille aux carillons d’appel des autres congrès parmi lesquels il en est d’ailleurs bon nombre d’inutiles et quelques-uns de tout à fait oiseux. Mais comment jeter au panier d’un geste tranquille une circulaire qui vous est adressée au nom de cette cause sacrée : l’extension et la culture de votre langue nationale ? Eh oui ! des gens vont se réunir à Liège le 10 septembre prochain qui, accourus de tous les points du globe où l’on parle français, rechercheront ensemble le meilleur moyen de servir les intérêts de la langue française, d’agrandir son domaine, de lui conquérir de nouveaux amis, de lui recruter de plus nombreux disciples.

Le langage est un des plus grands instruments de puissance d’aujourd’hui. S’il a perdu l’importance politique qu’il possédait naguère au sein des sociétés aristocratiques, par contre son importance pédagogique et économique a quintuplé avec l’établissement de la démocratie. D’entendre les diplomates discourir en français dans les conférences internationales et de les voir rédiger en français les traités de paix ou d’alliance constituait pour nous une appréciable satisfaction d’amour-propre, mais ne correspondait point à des avantages certains. L’emploi du français rendait-il les ministres des monarchies rivales de la nôtre moins empressés à soigner les affaires de leurs princes et moins désireux d’embrouiller celles du roi de France ? Pour les peuples, le langage était alors sans action. Aujourd’hui que tout le monde étudie et que tout le monde achète, que tout le monde est plus ou moins tributaire de l’étranger pour la pensée et pour l’objet, pour les choses de l’esprit et celles du commerce, c’est lui qui décide de la culture et de l’achat, qui domine l’enseignement et provoque la commande. Dans un milieu de culture française, on sera toujours tenté d’aller chercher en pays français le dernier mot du perfectionnement intellectuel. Les matériaux recueillis ailleurs n’auront d’autre but que de renforcer l’édifice dont l’architecture demeurera française. Il en sera de même pour les rapports commerciaux. Il faut qu’une infériorité notoire se révèle sinon dans la valeur du produit, du moins dans l’organisation de l’échange (ce dernier cas, hélas ! est trop fréquent chez nous), pour que le commerçant de tendance française ne s’adresse pas à une maison française. À valeur égale et dans des conditions équivalentes, c’est toujours à celle-ci qu’il donnera la préférence.

Ainsi, dans le monde moderne, les frontières du langage ne coïncident pas nécessairement avec celles du domaine ethnique et, à plus forte raison, ne dépendent pas de l’unité nationale. On doit considérer comme un bien qu’il en soit ainsi. Des cinq langues aptes à se partager la prééminence (le français, l’anglais, l’allemand, l’espagnol et le russe) les deux qui sont actuellement parlées par le plus grand nombre d’individus, à savoir l’anglais et l’espagnol, ont cet avantage immense de s’étendre à des groupes autonomes qui collaborent à leur entretien et à leur progrès. Que l’Angleterre, dans l’avenir, traverse quelque éclipse douloureuse, les États-Unis et l’Australie la remplaceraient à la tête du britannisme. Que par suite d’événements impossibles à prévoir un joug extérieur s’appesantisse sur Madrid, l’hispanisme a d’autres capitales : Mexico, Santiago, Buenos-Ayres. La culture française, à cet égard, est moins bien partagée. Son centre, malgré tout, demeure unique. Genève ne saurait remplacer Paris, et Bruxelles est à demi revendiqué par les Flamands. Mais, d’autre part, sans mentionner le vieux groupe canadien qui prospère, ni celui très vivace que nous sommes en train de former dans l’Afrique du Nord, la France se trouve encerclée d’une façon presque continue, depuis Pignerol jusqu’à Dunkerque, par des populations qui parlent sa langue et reçoivent d’elle une forte empreinte. Nous savons même que, malgré beaucoup d’efforts inverses, la limite de son influence sous ce rapport, loin de reculer, tend à gagner peu à peu. C’est en quelque sorte une position d’offensive qu’occupe ainsi la langue française, par contraste avec le russe et l’allemand réduits à la défensive. Leurs empires sont énormes, il est vrai, mais ils n’arrivent pas à les posséder sans conteste. Aux frontières se tiennent des langages rebelles dont l’expulsion paraît irréalisable et, comme pour souligner les effets d’une forte résistance linguistique, entre eux se maintient — rien que par la langue — un peuple cruellement dépecé jadis et dont malgré tout les trois tronçons se trouvent aujourd’hui plus unis qu’il y a cent ans.

Comment une langue se propage-t-elle ?… En tout cas, de nos jours, ce n’est pas par la force ; la preuve en est faite. Mais ne serait-ce pas par les faits, par les mille et un petits riens de l’existence quotidienne qui, bout à bout, composent des blocs irrésistibles ? Oui, sans doute, les faits jouent ici un rôle considérable. Je crois pourtant que l’élément essentiel, c’est la vie. Certaines langues végètent ; d’autres vivent vraiment. Ce sont celles dont les contours restent purs, les traditions respectées et qui surtout servent à véhiculer des idées conformes à l’esprit du temps présent, des idées susceptibles d’intéresser les hommes, de les passionner et de les aider dans leurs besognes.

Le congrès de Liège a pour mission d’étudier ces choses du point de vue français. Quelques questions connexes lui sont soumises qui seront utilement discutées ; telle la conduite à tenir vis-à-vis des patois, notamment quand ils se haussent au niveau des langues par leurs aspects littéraires, — et aussi cette réforme de l’orthographe qui, particularité digne de remarque, a jusqu’ici soulevé de véhémentes indignations parmi les étrangers qu’on supposait lui devoir être les plus favorables. Rôle de la presse quotidienne et hebdomadaire, programmes d’enseignement, fondation d’écoles et de cours, choix des méthodes les meilleures, tout cela sera étudié et je prévois une intéressante passe d’armes entre admirateurs des écrivains du dix-huitième siècle et partisans de ceux du dix-septième. Lesquels sont les plus classiques ? Ces derniers ne paraissent-ils pas déjà un peu archaïques pour l’exportation ? Malicieuse question inscrite là par quelque amateur de beaux débats. Dommage que M. Brunetière n’ait pas annoncé sa venue. Parmi les organisateurs, on relève les noms de MM. Claretie, Liard, Émile Faguet, Anatole France, Gabriel Hanotaux, Salomon Reinach, de Mme de Noailles et de notre aimable ministre, M. Gérard, toujours prêt à soutenir les œuvres profitables à la France avec ce mélange de discrétion, de persévérance et de finesse qui caractérise son action. Il y aura aussi Camille Lemonnier et Maeterlinck et le canadien Fréchette et le professeur Fortier, président de l’Athénée louisianais. De partout, des concours zélés. Le lieu est bien choisi, sur un sol ami, proche du nôtre. L’heure est propice aussi ; par un ciel troublé, le cultivateur prudent prend ses précautions en songeant aux orages possibles.



LA RÉCOMPENSE


18 septembre 1905.

De quelque côté de l’Europe que se tournent aujourd’hui les regards, ils se posent sur des peuples inquiets, ils ne rencontrent qu’agitation et malaise. La Russie, après une lutte formidable, voyant, à l’intérieur, le mouvement révolutionnaire compromettre la stabilité de ses institutions, — l’Allemagne acculée par l’évolution des concurrences mondiales à de difficiles entreprises et hésitant sur la route à suivre, — l’Autriche menacée de désagrégation et voyant empirer de jour en jour son malentendu avec la Hongrie, — les nations Scandinaves, longtemps paisibles, ébranlées maintenant par la rupture d’une union si favorable à leurs intérêts collectifs, — l’Italie, prospère assurément, mais fortement travaillée par des éléments subversifs dont la formation désormais inévitable d’un puissant parti constitutionnel clérical ne manquera pas d’attiser les ardeurs, — l’Espagne cherchant en vain sur quelles bases asseoir l’œuvre de réfection nationale qui la consolera de ses infortunes et guérira ses blessures, — la France enfin, insoucieuse de sa fortune rétablie et prompte à en dilapider les réserves dans la poursuite des plus folles et coûteuses chimères… voilà le spectacle qu’offre à cette heure le vieux monde. Un pays — un seul — se détache en force sur les lignes de cet horizon brouillé. Sa silhouette robuste donne une impression de sécurité et de sérénité ; ses mouvements témoignent d’une belle ci tranquille confiance en l’avenir ; sa vie excite l’étonnement et l’envie. Ce pays fortuné, c’est l’Angleterre.

Étrange renversement du sablier. Le siècle n’a encore que cinq ans et combien différent fut l’état de choses qu’éclaira son aurore ! En ce temps-là, c’est le continent qui jouissait des délices d’une paix dorée. La France se mirait, joyeuse, dans les splendeurs de son Exposition universelle. Un échange d’aménités imprévues rapprochait d’elle l’Allemagne prospère et calme. À Vienne et à Stockholm on s’illusionnait encore sur la portée de sentiments séparatistes tendant à transformer en frontière hostile une barrière fraternelle ; à tout le moins on se flattait d’y trouver des remèdes effectifs. Rome saluait les prémices d’un règne sympathique et Madrid, surprise de la résistance dont le régime monarchique venait de faire preuve au travers d’épreuves si terribles, voyait s’achever dans un repos réparateur une longue et noble régence. Certes un cauchemar d’Extrême-Orient pesait sur les nuits d’Europe ; mais de savoir — et pour la première fois — les troupes de toutes les nations unies dans un effort commun pour la défense de la civilisation occidentale rassurait les esprits et affaiblissait la portée de ce péril jaune qu’on croyait d’ailleurs dominé par le poids écrasant du colosse moscovite. L’Angleterre seule vivait alors dans le deuil et dans l’émoi. Victoria, la souveraine inamovible dont pendant tant d’années le nom respecté avait été pour ses sujets comme un vivant symbole de conservatisme et de durée, — Victoria s’acheminait vers une tombe cruelle tandis que, dans les plaines chauves de l’Afrique du Sud, une bataille effrayante se prolongeait, paraissant fermer toute autre issue que la retraite. Or, la retraite, ne serait-ce pas un signal de débâcle pour cet empire britannique fait de terres dispersées, de populations indépendantes jointes entre elles par le lien solide mais unique de l’orgueil de race ?

Heure tragique pour l’âme anglaise ! De tous côtés se levait la réprobation. Le blâme d’amis attristés s’ajoutait à l’âpre condamnation prononcée par les adversaires et les rivaux. Du sein même de la nation montaient d’éloquentes protestations et de troublants anathèmes. Le gouvernement qui avait déchaîné l’orage ne s’imposait à l’opinion que par l’audace d’un de ses représentants ; l’ensemble ne brillait point d’un prestige exceptionnel et inspirait une confiance très mitigée. La grandeur morale indéniable du peuple boer et le souvenir du pitoyable attentat commis par Jameson et ses compagnons contribuaient à aggraver l’incertitude des consciences. Fallait-il donc écouter les dénonciateurs ? Des motifs inavouables, des calculs malhonnêtes se dissimulaient-ils sous le couvert d’une nécessité patriotique ? En tout cas l’incurie se révélait manifeste. On n’avait su ni mesurer l’ampleur de l’effort nécessaire ni vérifier la présence des ressources suffisantes. Les résultats n’accusaient pas seulement la force imprévue de l’ennemi mais la médiocre préparation de l’armée anglaise, beaucoup d’abus, d’ignorance et d’à peu près.

Rien ne fléchit pourtant. L’étranger n’eut pas même la satisfaction d’assister au conflit héroïque qui faisait rage au fond des cœurs ; cela se passait à huis clos dans l’âme du citoyen ; son visage conservait un masque de superbe impassibilité et la barre de l’entêtement s’accentuait à son front.

La récompense est venue. Le mot peut déplaire à ceux qui confondent naïvement le geste de Dieu avec celui de l’homme, la morale absolue de l’au-delà avec celle, imparfaite, d’ici-bas. Il faut pourtant qu’entre ces deux gestes, entre ces deux morales, nous nous abstenions de chercher une similitude improbable ; nulle spéculation ne réussira d’ailleurs à détruire le mystère de la muraille qui les sépare. Nous continuerons d’ignorer de quelle façon la justice divine apprécie l’acte collectif d’un peuple qui, engagé dans une aventure plus ou moins respectable et poursuivant la satisfaction d’ambitions plus ou moins légitimes, s’obstine dans son effort, se raidit afin d’assurer le triomphe final de ses armes. Mais nous savons que selon les lois humaines cet acte-là est récompensé, que non seulement il engendre la puissance et la richesse, mais que directement il conduit au progrès.

Seulement, pour être capable de l’accomplir, il faut que tous et chacun demeurent possédés par ce patriotisme exclusif que M. Hervé, dans sa déchéance, en arrive à dénoncer comme un crime antihumanitaire. Il faut que tous et chacun préfèrent leur patrie à celle des autres. Cette préférence de la patrie, c’est peut-être ce qu’il y a de plus général et de plus indiscuté en Angleterre. L’Anglais, mieux qu’on ne le croit, aime et estime les étrangers, mais jamais à l’égal de ses compatriotes ; il leur veut du bien, mais après que les siens seront servis. C’est avec ce sentiment-là qu’il a accompli de si grandes choses.

Le même sentiment présida chez nous à l’admirable relèvement qui suivit nos malheurs de 1870. Thiers, Gambetta, Ferry, Carnot, ceux-là « préféraient » réellement la France et, la préférant, ils étaient capables de la servir avec courage et, ce qui est plus précieux, avec abnégation. Que si nous savions aujourd’hui nous grouper de nouveau autour de ce dogme de salut, ce serait à notre tour de goûter bientôt, dans sa plénitude, — la récompense.



NOS AMIS ROUMAINS


6 octobre 1905.

Nous parlons trop rarement de la Roumanie et quand nous le faisons c’est de façon indifférente et superficielle. Je ne dis pas cela pour M. André Bellessort qui, précisément, en a rapporté quelques tableaux récents d’une justesse de dessin parfaite et d’une exquise fraîcheur de coloris. Mais s’il apparaît que l’aimable voyageur se préoccupe de l’influence exercée là-bas par la France et songe, chemin faisant, aux moyens de l’empêcher de décroître, la forme même dont il a fait choix pour son récit lui interdit de s’attarder en d’aussi graves considérations. Or, c’est pour nous une question de sérieuse importance que de maintenir des rapports efficaces avec les peuples qui, à l’aube de leur formation ou de leur rénovation nationales, furent nos clients et sur lesquels notre action s’exerça le plus naturellement. Notre empressement à les négliger est vraiment étrange ; il est si prompt, si absolu, que nous risquons parfois de les détacher de nous ! Certes la maladresse est grande pour une nation comme pour un individu de rappeler hors de propos les services rendus. Se montrer discret à cet égard n’est pas seulement une preuve de bon goût, c’est aussi un acte de bonne politique ; encore faut-il y apporter quelque mesure, de façon que la nouvelle génération n’en vienne pas à ignorer totalement les titres que lui créa sa devancière à la reconnaissance de ceux-ci ou de ceux-là.

C’est nous qui l’avons mise debout, cette belle et charmante Roumanie dont le vieux sang latin conservait secrètement pour des jours plus heureux les qualités héritées de la Rome impériale. Notre révolution de 1848 donna le branle à ses aspirations. Une sympathie instinctive semblait du reste l’incliner vers nous et Bucarest, mélange copieux de palais boursouflés et de lamentables masures, était déjà imprégné de la vie et des idées françaises ; mais, alentour, la terre continuait de somnoler, inféconde, et l’âme nationale se cherchait déroutée à travers des horizons imprécis. La secousse n’eut d’autre résultat que d’amener une fois de plus le vis-à-vis redoutable des Turcs et des Russes toujours prêts à se disputer la proie qui les séparait. Un accord intervint entre le tsar et le sultan, mais il n’eut pas de lendemain. La guerre de Crimée éclata ; les troupes russes évacuèrent les principautés que les Autrichiens vinrent occuper jusqu’à la paix.

Au congrès de Paris qui la scella, Napoléon iii se fit le champion de l’indépendance roumaine. Sous la pression de sa volonté, on restitua à la Moldavie une portion de la Bessarabie dont les Russes, en 1812, s’étaient saisis. On fit plus : les deux principautés furent placées sous la garantie collective des grandes puissances. L’empereur des Français dut renoncer à réaliser sur-le-champ l’unité qu’il avait en vue pour ses protégés. À Vienne et à Constantinople cette unité inquiétait. Du moins la Moldavie et la Valachie reçurent-elles des institutions identiques et la permission de discuter en commun certaines questions. C’était plus qu’il n’en fallait pour leur permettre de franchir elles-mêmes le dernier pas. Le même jour, à Jassy et à Bucarest, le prince Couza fut élu hospodar. Fort de l’appui de la France qui saurait imposer à l’Europe l’acceptation de cette irrégularité initiale, le nouvel élu s’intitula prince de Roumanie et put dire ainsi à ses concitoyens dans sa proclamation : « La nation roumaine est fondée. » Elle l’était. Napoléon iii dont le regard distrait si souvent couvrit des idées têtues, éprouvait une double satisfaction à encourager sur les bords du Danube la formation d’une nouvelle nationalité — et d’une nationalité latine. Quand les gouverneurs provisoires désignés par le sultan avaient réussi à faire élire en Moldavie des adversaires de l’unité, l’empereur s’était interposé, avait fait casser l’élection et, consultés plus librement, les Moldaves avaient élu des unitaires. Le prince Couza raisonnait donc juste en comptant sur l’appui impérial. Il prouva sa reconnaissance en régnant à la Bonaparte ; il copia gentiment le coup du 2 Décembre et sortit de son mieux de la légalité pour rentrer tant bien que mal dans le droit ; il dispersa l’Assemblée et voulut payer son audacieuse initiative en monnaie magnifique ; il offrit le suffrage universel comme compensation à l’étranglement de la Constitution.

Le prince Couza avait quelques qualités ; son défaut irréparable était d’être Roumain. Pour créer des traditions monarchiques, il fallait un étranger qui pût régner en dehors et au-dessus des factions. Les Roumains furent les premiers à s’apercevoir de cette délicate nécessité et, ayant déposé Couza, ils appelèrent Charles de Hohenzollern. Voilà, à mon sens, la meilleure preuve de leur noblesse ancestrale, l’indice certain d’un long affinement et le sceau d’une race authentique. Au risque de blasphémer la science, je prétends que le contour d’un acte en dit plus long sur les origines des peuples que le contour d’un crâne, et que les aspects de leur mentalité surpassent en valeur ceux de leur langage même. Sont-ce des Serbes ou des Bulgares qui auraient agi de la sorte, je vous en prie ? Et depuis trente-neuf ans que ce grand événement s’est passé, se sont-ils montrés asez Latins, les sujets du roi Charles ? Latins dans leur mélange de sagesse et de turbulence, de collectivisme théorique et d’individualisme pratique, Latins dans leur conception toute nationale et matérielle de la religion, dans leur sens avisé du progrès, dans les oppositions de leur philosophie aux belles ordonnances et de leur tempérament vibrant et passionné. En vérité, c’est à se demander si cette colonie essaimée par les Romains d’autrefois ne nous donne pas d’eux une image plus vivante que ne sait le faire l’Italie actuelle. Les vrais descendants des Perses ne sont pas les Persans ; ils achèvent de disparaître, dans l’Inde, sous le nom de Parsis. Les vrais descendants de Rome ne seraient-ils pas en train de renaître en Roumanie ?…

Il n’est pas mauvais que les hommes du Nord aient quelque chose à dire dans cette renaissance et que le jeune royaume subisse des influences extérieures très diverses. Le hasard l’a bien servi en lui composant notamment une famille royale si bigarrée. Le robuste germanisme du roi et le gracieux britannisme de la princesse royale, encadrant le génie éthéré de la reine, ont créé pour la nation d’utiles contacts. Nous ne pouvons plus, nous autres Français, viser par des alliances princières à cimenter nos amitiés internationales. Mais quand il s’agit de la Roumanie, ce n’est guère nécessaire. Il y a là tout un peuple qui nous connaît, qui a pour nous de la reconnaissance et de l’affection, qui volontiers envoie ses fils s’instruire dans nos écoles et fait un écho sympathique à toutes les idées que lancent nos usines intellectuelles. Mais nous l’ignorons. Du fait qu’une branche des Hohenzollern constitue sa dynastie et que ses intérêts politiques ont incliné légèrement ses gouvernants vers la Triple Alliance, nous le croyons détaché de nous.

Il nous faudrait un planisphère sur lequel apparaîtraient teintés en bleu de France les endroits où nous comptons de vrais amis, chaleureux et sincères. Les régions bleues ne correspondraient guère à ce qu’on suppose sur le boulevard et peut-être que nous ressentirions une blessure d’amour-propre à ne pas les trouver plus vastes et plus nombreuses. Du moins la leçon serait-elle profitable et nous sentirions-nous portés à mieux priser désormais les sympathies avérées et à nous donner plus de mal pour les entretenir et les préserver. En tous les cas, sur cette nouvelle carte du Tendre, la Roumanie apparaîtrait en un costume où le bleu dominerait encore… À nous de bleuir le reste.



VICTOIRES DÉDAIGNÉES


18 octobre 1905.

Dans son dernier roman, les Deux Sœurs, Paul Bourget se plaît à attirer l’attention de ses lecteurs, à un moment donné, sur le contraste qu’offrent à son avis deux personnages en qui il incarne des générations opposées, « celle d’avant la guerre de 1870 et celle d’aujourd’hui sur qui pèsent, avec le souvenir du désastre non vengé, de plus récentes et si dures épreuves. » Je cite la phrase textuellement, l’ayant longtemps méditée. Qu’il y ait de profondes dissemblances entre les hommes du second Empire et ceux de la troisième République, nul n’y saurait contredire et encore moins s’en étonner. Le monde a beaucoup tourné de l’un à l’autre. Mais ce n’est pas là ce qu’a voulu dire Bourget. Il entend qu’une lourde et douloureuse humiliation nous étreint à laquelle il nous est impossible d’échapper. Il évoque le souvenir de retentissantes infortunes, la vision d’un horizon assombri et il n’aperçoit rien dans l’intervalle qui soit de nature à nous apporter ni consolation ni espérance. Or, dans l’intervalle, il a tenu simplement ceci : la conquête d’un empire d’environ cinq millions de kilomètres carrés, c’est-à-dire presque dix fois la superficie de la France, peuplé de plus de trente-cinq millions d’habitants et représentant un mouvement commercial annuel de trois cent cinquante millions de francs. Faites le compte de ce qu’a coûté en hommes et en monnaie cette œuvre fabuleuse : vous n’approcherez point des chiffres atteints par la moindre des grandes guerres modernes. Mais surtout relisez l’histoire, et depuis l’empire d’Alexandre vous ne trouverez pas d’exemple qu’une nation, en si peu de temps et à si peu de frais, se soit enrichie d’un pareil amas de territoires. Si c’étaient les Allemands, les Anglais, les Américains, les Japonais, les Espagnols qui, au lendemain d’une défaite écrasante, eussent réussi à accomplir un tel prodige, ils pâliraient d’orgueil en contemplant les contours de leur puissance restaurée, et certes cet orgueil serait légitime. Par quelle aberration se trouve-t-il des Français qui préfèrent tenir leurs regards enfermés dans le cercle étroit où chevauchent les regrets affaiblissants et les théories naïves ? Oh ! ces plaintes continuelles, cette myopie rageuse d’une part — et, de l’autre, ce doctrinarisme intransigeant, ce pédant utopisme, qu’ils sont néfastes et odieux !

Notez que chacun pourrait trouver motif à se réjouir si, au lieu de considérer obstinément les intérêts de la patrie à travers le prisme déformant de la politique et de la philosophie, on s’était accoutumé à les déchiffrer tout simplement sur la mappemonde où les réalités du temps présent s’inscrivent en termes d’une parfaite clarté. Car cette épopée glorieuse qui commence en 1873 avec la conquête du Delta tonkinois par Francis Garnier et s’achève en ce moment par la jonction définitive, à travers le Sahara, de l’Algérie et du Soudan français, elle n’est pas seulement composée de faits d’armes héroïques, mais représente encore l’effort colonial le plus modéré, le plus honnête et le plus humanitaire qui ait jamais été tenté par un grand peuple. À aucune époque, on n’avait vu à l’œuvre des explorateurs aussi soucieux de ne point verser un sang inutile, des officiers aussi résolus à assurer, dans la mesure du possible, le bien-être de leurs soldats, des administrateurs aussi empressés à introduire de justes lois et d’honnêtes coutumes dans le chaos indigène, un gouvernement enfin aussi scrupuleux à observer la lettre et l’esprit des traités. Il est bon de le répéter puisque aussi bien le colonialisme français, admiré de tout l’univers, se trouve exposé, en France même, aux grossières injures d’hommes de mauvaise foi qui, pour exaspérer cette lutte des classes dont ils vivent, ne regardent pas, bien souvent, à prêcher le meurtre et l’assassinat, quitte à se répandre en une vertueuse indignation le jour où éclate quelque scandale africain isolé et d’ailleurs aussitôt réprimé. Est-ce que le bon sens public ne devrait pas avoir raison de ces manœuvres ? Qu’importe la mentalité exceptionnelle de MM. Gaud et Toqué ? Les crimes qu’ils ont pu commettre n’enlèvent rien à la portée de ce fait : qu’aucun autre pays, depuis trente ans, n’a fourni, dans son effort d’expansion, une pléiade d’hommes comparables aux ouvriers infatigables par lesquels fut accompli le merveilleux décuplement de la terre française ! On exalte avec raison les victoires d’un Dewey ou d’un Togo ; mais qu’ont-ils fait, ces grands marins, de comparable à l’exploit de Courbet, à cette descente de la rivière Min, chef-d’œuvre de sang-froid, de calcul et d’audace ? Nous n’y songeons plus cependant, nous n’en parlons jamais et nos écoliers seraient bien embarrassés d’en dire la date.

Avec Courbet, un Dodds, un Duchesne ont su faire vibrer, il n’y a pas très longtemps, la vieille fibre militaire que n’extirpera pas la propagande pacifiste, si frénétique soit-elle. Et ce n’était pas assez pour la gloire du nom français que de tels chefs eussent, en toutes circonstances, fait preuve du plus noble humanitarisme, — près d’eux apparaissent Lavigerie, Brazza, Gallieni, figures admirables qui suffiraient à illustrer une race et à ennoblir une période.

Ainsi les lauriers au milieu desquels a grandi la génération présente sont remarquables à la fois par le nombre et par l’éclat. Trop disséminés seulement ; il arrive que les fumées détestables des orgies intestines les dissimulent aux regards. Écartons-nous un peu et nous les voyons détacher sur les horizons lointains leur silhouette réconfortante. Voilà pourquoi il ne convient pas que cette génération se sente une âme de vaincue. Certes ses souvenirs d’enfance sont des souvenirs de défaite et d’invasion ; mais si le canon de Sedan prolonge jusqu’à elle son écho sinistre, la clarté doit survivre aussi des illuminations qui saluèrent la prise de Fou-Tchéou, celles d’Abomey et de Tananarive.

Gardons-nous de diminuer la portée de ces combats sous prétexte qu’ils furent livrés à des armées barbares. Fou-Tchéou rappelle la seule guerre qu’une grande puissance occidentale ait osé mener à elle seule contre l’énorme Chine alors redoutable et, lorsque nos troupes pénétrèrent à Tananarive, consacrant définitivement une annexion proclamée par Louis XIV, acceptée par la Convention et l’Empire et maintenue par les traités de 1815, ce ne furent pas seulement la royauté hova mais aussi les ambitions britanniques qu’elles mirent en déroute.

Gardons-nous également d’en diminuer la portée par un sentiment de fausse et maladroite modestie. Le succès aide à vaincre sur tous les terrains et dans toutes les occasions. Il apporte avec lui des renforts de courage, de volonté et d’endurance. Ce n’est pas en se lamentant perpétuellement sur les échecs d’antan qu’on se prépare à les réparer, c’est en s’entraînant à rétablir la fortune ébranlée et en se donnant à soi-même la preuve que ses infidélités sont passagères. Un peu de fierté, morbleu, en face de résultats si tangibles ! Il semble que nous ne soyons plus capables d’en éprouver qu’à regarder s’entasser à la devanture des libraires les productions indéfinies de notre raffinement littéraire et de notre scientifisme passionné. Jetons donc un coup d’œil sur la carte du monde pour nous apercevoir enfin à quel point l’ont transformée nos victoires dédaignées.



TOUTES LES RUSSIES


1er  novembre 1905.

Voilà donc l’empire russe en possession d’une Constitution. Il y a tout juste quatre-vingts ans que, pour la première fois, on réclama pour lui ce douteux privilège. Alexandre Ier venait de mourir ; son héritier, le grand-duc Constantin, aimant mieux rester vice-roi de Pologne que devenir empereur de Russie, avait décidé de renoncer à la couronne en faveur de leur frère cadet, Nicolas. Mais cela ne faisait point l’affaire des libéraux d’alors qui redoutaient — non sans raison d’ailleurs — l’intransigeante orthodoxie et les tendances par trop aristocratiques de Nicolas. Il y eut des révoltes fomentées par des sociétés secrètes, au cri de : « Vivent Constantin et la Constitution ! » Ces révoltes échouèrent piteusement et, au cours des procès qui suivirent, on découvrit que, dans l’esprit de la plupart des mutinés, cette Constitution qu’ils acclamaient n’était autre que la femme de Constantin. Les braves gens s’imaginaient rendre hommage à leur future tsarine ; on tenta vainement de leur expliquer ce qui en était, ils n’y comprirent jamais rien. J’ai bien peur que tel ne soit encore l’état d’esprit des pauvres moujiks enrôlés dans les phalanges révolutionnaires d’aujourd’hui. M. Clemenceau s’en doute apparemment puisqu’il convient que la Russie ne semble pas mûre pour le suffrage universel. Voilà de sa part une bien honnête concession et dont on lui doit savoir gré, encore que l’évidence la justifie pleinement. Mûre pour le suffrage universel, je vous demande un peu ! cela fait frémir, cette idée. Non seulement elle ne l’est pas, mais elle ne le sera jamais. Imaginez-vous un délégué des territoires cosaques pérorant et votant sur l’organisation des provinces baltiques, un député d’Irkoutsk discutant les intérêts d’Odessa, un représentant d’Helsingfors appréciant les revendications de la Petite Russie ? Mais ce sont là des mondes plus séparés les uns des autres, plus étrangers les uns aux autres que l’Irlande ne l’est par rapport à l’Égypte et l’Hindoustan au Transvaal. La vision d’un parlement russe vraiment représentatif est à coup sûr l’une des plus babéliques qui puissent hanter un cerveau ; la clameur cacophonique qui s’en échapperait assourdit d’avance les oreilles.

La Constitution que Nicolas ii vient d’octroyer — et qu’il fallait bien, dans l’état actuel des choses, se décider à octroyer, — je n’hésite pas à souhaiter qu’elle puisse demeurer un hochet, sous peine de devenir un instrument certain de désagrégation et de ruine. L’alternative est fatale. Aussi, moins la Douma aura-t-elle de prérogatives, moins son action risquera-t-elle de conduire à un désastre. Les Russes comprendront un jour quelle imprudence ils ont commise en obligeant le tsar à étendre ses concessions et à transformer dangereusement la première et inoffensive Douma en quelque chose de plus libre et de plus spontané, en une sorte de demi-Législative, transformable peut-être à son tour en Convention nationale. Le ciel préserve nos alliés d’une pareille extrémité ! Mais le mieux serait qu’ils s’en préservassent eux-mêmes en érigeant dès maintenant le seul régime qui leur convienne, le seul propre à leur procurer à la fois la paix, la force et la prospérité.

Il manque un nom pour le désigner : fédéral ou fédératif, ces mots évoquent l’union américaine ou le dualisme austro-hongrois et ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il s’agit d’assurer aux peuples qui composent l’empire les institutions susceptibles de faciliter leur développement normal et traditionnel dans des conditions conformes à leur génie particulier. Notre extrême ignorance de l’histoire orientale nous empêche de réaliser l’absolue nécessité d’une pareille solution. Nous ne comprenons pas encore qu’il y a là des passés épars à restaurer, des passés ensevelis mais demeurés vivants dans la tombe tout comme y vivait, sous l’oppression turque, le splendide passé grec. Esthonie, Livonie, Pologne, Lithuanie, quelles différences faisons-nous entre ces pays ? Nos manuels scolaires les confondent sottement sous le terme générique de Russie. La science occidentale a, sans le savoir, fait du zèle moscovite ; elle a été plus loin que le Tsar lui-même dans la proclamation d’une unité fictive ; elle l’a établie d’un trait de plume telle qu’on ne la conçoit pas même au pied du trône. Car le souverain s’intitule tsar de toutes les Russies ; toutes les Russies, c’est donc qu’il y en a plusieurs.

Il y en a beaucoup, effectivement, mais de toutes il était hier et sera encore demain, s’il le veut, le chef aimé, vénéré, incontesté. Nul prétendant ne formule en face de son pouvoir la protestation d’une dynastie rivale ; la république ne saurait vivre dans l’atmosphère si spéciale de ces régions, alors même qu’elle réussirait à y éclore. Par contre, un sentiment auquel il faut se garder d’attribuer des forces mystérieuses mais dont il ne convient pas non plus de négliger l’influence — la foi mystique en l’avenir slave — rassemble les cœurs de tous ses sujets par-dessus la barrière des intérêts présents et des hostilités anciennes. Tout ce que demandent ces peuples, c’est le droit de travailler au triomphe commun en conformité avec les croyances, les aspirations, les méthodes que leur ont léguées d’illustres ancêtres — et non plus sous la férule de fonctionnaires déracinés et dépravés, ignorants de ce qui les concerne, inaptes à respecter leurs traditions et à interpréter leurs besoins.

Cela se peut-il ? Et pourquoi non, puisqu’un pareil état de choses a déjà existé à l’aurore du siècle dernier et qu’il s’est effrité sous les atteintes de son auteur, de ce tsar Alexandre Ier si versatile, si sensible aux sautes de vent, si épris de systèmes contradictoires. Alexandre fut roi de Pologne et grand-duc de Finlande autrement que dans les parchemins. Il le fut en réalité et sincèrement. Il cessa d’en remplir les devoirs tout en continuant d’en exercer les droits, par le seul effet de sa volonté sans consistance. De là provient une large part des malheurs de la Russie ; ils ont leur origine dans la déplorable incompréhension de sa mission dont, en cette circonstance, fit preuve un prince bien intentionné mais faible et désorienté.

Instruit par une expérience chèrement achetée, Nicolas ii a l’occasion aujourd’hui de donner à son trône une base de granit, en même temps qu’il effacera d’un geste magnifique les iniquités dont il a porté injustement le pénible fardeau. Qu’au lieu d’accorder aux individus une émancipation dont le bienfait est à tout le moins discutable, il commence par émanciper les collectivités chargées de chaînes par ses ancêtres. Par un singulier retour de la destinée, ce n’est plus faire acte d’opposition que de répéter désormais la parole qui causa naguère un scandale si retentissant. C’est au contraire exprimer un souci chaleureux des intérêts de nos chers alliés à qui leurs infortunes nous doivent, si possible, rattacher plus étroitement encore. « Oui, Sire, vive la Pologne dont vous êtes le roi ! vive la Finlande dont vous êtes le grand-duc ! vivent toutes les Russies dont vous êtes l’empereur ! Souvenez-vous, dans ces jours d’épreuve, qu’il y a là des sources de patriotisme, de fidélité et de travail qui furent imprudemment murées et qui, plus tard, pourraient se trouver taries. Hâtez-vous. Vous imposerez silence à vos ennemis, vos amis se réjouiront et le monde, ému, s’inclinera devant la majesté bienfaisante de votre initiative impériale. »



L’ERREUR INITIALE


22 novembre 1905.

Il y avait, en France, trois choses qu’il ne fallait pas faire : 1o  toucher à l’armée ; 2o  rompre avec le Vatican ; 3o  gêner le mouvement mutualiste… on les a faites ou on va les faire. Par contre, il y en avait trois autres qu’il fallait faire : 1o  réformer l’éducation ; 2o  transformer le commerce colonial ; 3o  décentraliser… on ne les a point faites. Voilà le mal dont nous souffrons.

L’armée de la République en était arrivée à vivre en équilibre stable sur deux bases contradictoires ou du moins jugées telles non seulement par Tocqueville mais par la plupart des grands penseurs : la perfectibilité professionnelle et la subordination à un gouvernement démocratique parlementaire. C’était là un chef-d’œuvre sans précédent, un miracle du patriotisme. Le grand nom de Gambetta y demeurait attaché. Par ses actes plus encore que par ses paroles — notamment lorsqu’il avait choisi le général de Miribel comme chef d’état-major général — l’illustre tribun avait contribué à créer cet état de choses devant lequel l’opinion étrangère manifestait une admiration étonnée. Il est à croire que la postérité ne ménagera pas ses louanges aux hommes de parti qui surent rivaliser sur ce terrain d’abnégation réciproque ; mais, assurément, elle jugera avec une sévérité justifiée l’initiative de ceux qui s’employèrent à ébranler une institution nécessaire au pays et à risquer sa ruine. Le bon sens le plus élémentaire commandait de n’y porter la main qu’avec d’infinies précautions et seulement lorsqu’une nécessité inéluctable obligerait de le tenter. Or, nul n’oserait prétendre qu’une telle nécessité ait surgi. C’est brutalement en tous les cas et avec un désir non équivoque de tout « chambarder » que d’imprudents républicains s’en sont pris à l’armée.

La valeur du Concordat semblait moins évidente ; sa fragilité un peu vermoulue pouvait inciter à le démolir les amateurs de constructions nouvelles. Certes on ne saurait nier qu’il ait procuré à la France tout un siècle de paix religieuse, dans des conditions plus onéreuses pour l’Église que pour l’État. Mais, après tout, le Concordat ne constituait qu’un règlement intérieur d’administration ecclésiastique ; un règlement nouveau basé sur des principes tout à fait différents pouvait lui être substitué sans que l’on dût pour cela mettre fin avec le Saint-Siège à des rapports que les gouvernements hérétiques, schismatiques, neutres jugent utile de nouer, d’entretenir ou de fortifier.

Il peut sembler inopportun de parler d’entraves à l’expansion du mutualisme alors que des manifestations récentes ont établi non seulement de quelles forces considérables il dispose, mais encore de quelle bienveillance les pouvoirs publics envisagent ses progrès. Et pourtant la question capitale autour de laquelle tourne le mutualisme n’est plus à résoudre ; elle est déjà résolue et contre lui. On pouvait, en effet, lui confier la solution de bien des problèmes sociaux — celui des retraites, par exemple — et par là éluder tout recours aux solutions plus ou moins révolutionnaires préconisées par les socialistes. Mais ces derniers ont été assez habiles et assez influents pour imposer les éléments d’une législation coercitive et uniforme dont il est immanquable que le développement ultérieur vienne contrecarrer les entreprises mutualistes. Par l’étendue du dommage il sera aisé de mesurer alors celui de la faute !

La réforme de l’éducation, c’est le carrefour de toute notre civilisation. Étrange cité ! les boulevards ont beau sembler concentriques avec leur belle ordonnance architecturale, les rues ont beau s’enchevêtrer en une diversité pittoresque de direction : tout converge vers ce centre mystérieux ; on y revient toujours, même lorsqu’on croit y tourner le dos ; à chaque difficulté qui surgit répond un des aspects de la tâche éducatrice. Routine administrative, probité politique, initiative individuelle, sang-froid collectif, tout ce qui nous manque, tout ce qui pèse sur nous s’obtient ou s’écarte par l’éducation. Je viens de recevoir le livre vibrant de M. Grosjean, l’École et la Patrie. Eh bien, cette crise de l’enseignement primaire qui l’inquiète si fort, c’est la conséquence de nos errements pédagogiques. Nous avons stupidement formé nos instituteurs : gonflés d’idées creuses et de raisonnements pompeux, ils sont aujourd’hui d’une ignorance épouvantable sur tout ce qui concerne leur temps ; leur notion de l’univers se rapproche de la réalité à peu près comme la géographie de Ptolémée ressemble à celle de nos plus récents allas ; leur mentalité fait vraiment pitié… À qui la faute ?

Notre système d’éducation, du primaire au normal, n’a pas de contact avec les faits, il flotte parmi les nuages. Rien de viril, rien de pratique, rien de solide ; nuls points d’appui ; des programmes, c’est-à-dire des phrases ; des aspirations, c’est-à dire du mirage. On a péroré, enquêté, mais en vain. Si les améliorations imposées par le bataillon des volontaires de l’éducation physique n’existaient pas, aucun progrès n’aurait été réalisé depuis trente ans, car l’autonomie universitaire n’a transformé que l’enseignement supérieur ; or l’étudiant n’est plus un scolaire, c’est presque un citoyen ; il est trop tard pour le former.

Quiconque a étudié les grandes colonies françaises sait ce qu’il faut penser de notre prétendue inertie coloniale. L’essor est merveilleux, au contraire, si on prend soin de noter les obstacles au travers desquels il s’est opéré ; obstacles de toute nature : règlements antédiluviens, précautions devenues absurdes, pertes de temps indéfinies, tarifs illogiques, inégalités sans raison, préjugés, méfiance, laisser aller ; on ferait un Larousse en dix volumes s’il fallait dénombrer tout cela. N’était-ce pas au gouvernement à creuser un large canal par où doléances et réformes auraient pu circuler vite et bien des colonies à la métropole, et retour ? N’était-ce pas à lui à surveiller jalousement les progrès du commerce intercolonial et du commerce métropolitain, à les faciliter par tous les moyens ? Qu’a-t-on créé ? De lentes statistiques et quelques bureaux de renseignements ; un point, c’est tout.

Décentraliser est souvent représenté comme un effort titanesque dépassant la hardiesse et les ressources des partis. Il se trouve au contraire que nulle entreprise n’était plus simple à amorcer. Un texte autorisant les conseils généraux des départements d’une même région à s’unir pour certaines entreprises d’assistance, d’hygiène, d’art et d’éducation, — et voilà la porte légale ouverte à la rénovation de cette vie provinciale devenue indispensable à la sécurité et aux progrès de la civilisation française. Le pays, du reste, a eu conscience de cette nécessité car il s’est efforcé d’y répondre ; encore eût-il fallu ménager une issue à sa bonne volonté ; la réglementation prévoyante de Napoléon avait tout enclos solidement : on devait commencer par creuser un passage quelconque sous les bastionnages de l’empereur premier.

Ainsi, de toutes ces besognes, les plus faciles — celles qu’on n’a point tentées — étaient les bonnes : on s’est attelé aux plus difficiles qui étaient les mauvaises. Rien d’étonnant dès lors à ce que la situation se révèle déplorable. Seulement ce n’est pas un motif pour se lamenter et perdre courage. Bon Dieu ! la France en a vu bien d’autres !



NI ROME NI CARTHAGE ?


6 décembre 1905.

Ce ne sont pas les destins du Maroc qui vont se fixer à Algésiras, ce ne sont pas non plus ceux de la France, ce sont ceux de l’Allemagne.

Un journal d’outre-Rhin établissait, il n’y a pas bien longtemps, un parallèle entre la rivalité de Rome et de Carthage d’une part, celle de Londres et de Berlin d’autre part. Il est douteux, s’exclamait fièrement l’auteur de l’article, que Londres trouve un Annibal mais Berlin trouvera beaucoup de Catons. C’est donc Londres qui joue Carthage et Berlin qui incarne Rome ?… Les Allemands n’en doutent pas ; vieille chimère qu’ils n’ont cessé de nourrir depuis quarante ans, cette idée que l’empire teuton est l’héritier direct et intégral de l’empire romain. Qu’y a-t-il de fondé dans cette prétention ?… Uniquement ceci, que l’Allemagne est obligée, de par sa situation, sa configuration et les conditions de son développement, de choisir entre la conception romaine et la conception carthaginoise, mais que, n’étant pas parvenue à le faire encore, il en est résulté pour elle toutes sortes de dangers et de tracas ; la source de ses présents déboires est dans ce fait qu’elle n’a su être jusqu’ici ni Rome ni Carthage.

Pax Romana, la paix romaine ! Ces deux mots gigantesques éclairent la route de l’historien à travers les ruines pesantes des palais écroulés ; impossible, sans les méditer, de comprendre ce que fut la domination de Rome et comment son empreinte s’imprima, indélébile, sur la moitié de l’univers. Elle était armée, cette paix, assurément. Des légions fidèles en avaient la garde, peu nombreuses en proportion de l’ampleur des territoires qu’elles protégeaient mais fortes de leur permanence, de la bienveillance impériale et de l’esprit de corps noble et viril qui animait chefs et soldats. Elle était légale aussi ; la majesté de l’inexorable loi contribuait à l’assurer. Mais l’armée se tenait aux frontières et les principes de la législation dominaient de très haut le détail de l’existence quotidienne, n’entravant la pensée ni le geste de personne. La puissance romaine, satisfaite de l’ordre garanti, évitait — on peut même dire dédaignait — de peser sur lui. Elle s’en remettait, pour le conquérir, aux bienfaits distribués par elle et au cadre de beauté dont elle s’entourait. C’est ainsi que les peuples conquis entraient presque joyeusement dans la vaste unité de l’empire, certains d’y trouver, avec les éléments essentiels du progrès, la tolérance et la liberté. Nous avons pénétré désormais la nature du malentendu qui amena les persécutions et nous comprenons que la sublime et obligatoire intolérance du christianisme naissant, en heurtant de front une civilisation basée sur des notions inverses, ait amené ces crises sanguinaires. Si terrible qu’en soit le souvenir, il ne saurait enlever pourtant à la Paix romaine les caractères qui la distinguent entre toutes, — à savoir la sage réserve de l’action collective en face de l’autonomie individuelle et le respect robuste et serein accordé au citoyen par l’État.

De l’autre côté de la mer, une formule différente s’était dessinée qui, sans avoir jamais été reprise d’une manière aussi absolue par aucun peuple, inspira pourtant depuis lors plus d’une politique. Issue de l’idéal phénicien et de l’idéal grec combinés, elle inscrivait au premier rang des instincts humains la conquête de la richesse envisagée à la fois comme source du bien-être et comme instrument de pouvoir. On a trop médit de Carthage. Les jalousies haineuses qu’elle inspira à sa rivale la poursuivirent jusque dans le tombeau et ce que l’archéologie nous en a rendu compose une figure si imprécise et si estompée que nous devinons plutôt que nous ne saisissons le charme subtil émané d’elle. Mais si son raffinement nous demeure trop lointain nous sommes sûrs d’une chose, c’est que Carthage inventa la nationalisation du commerce et qu’elle en fit un prodigieux levier de grandeur.

Rome ou Carthage ? L’Allemagne nouvelle avait le choix entre les deux modèles. Ne possédant ni les privilèges géographiques de l’Angleterre ni les titres traditionnels de la France, elle ne pouvait prétendre à présider la pensée universelle non plus qu’à créer à son profit un insularisme social. Par contre, comme jadis Rome, elle était entourée de peuples que la force de ses armes ou l’évolution des circonstances condamnaient à vivre d’elle et par elle. À ces peuples faibles ou momentanément désorganisés, elle pouvait procurer le bien précieux entre tous, la Paix, — la Paix qui n’est pas seulement le silence des canons mais aussi le repos des esprits, — la Paix qui suppose, avec l’ordre fortement maintenu, la tolérance résolument appliquée.

Elle pouvait d’autre part, utilisant les ressources que la victoire d’abord, les hasards favorables ensuite accumulaient entre ses mains, se proposer d’étendre de tous côtés le réseau triomphant de ses entreprises économiques, d’organiser des transports géants, de susciter des initiatives lointaines, de détourner à soi les nouveaux Pactoles. Ces besognes ne sont point associables. Le même architecte n’édifie pas de sublimes portiques et des comptoirs opulents — et l’éducation qui peuple les premiers ne remplit pas les seconds.

La meilleure preuve que s’offraient de telles missions, c’est qu’elles furent acceptées tour à tour et proclamées : Bismarck s’attacha à l’une ; Guillaume ii, par la suite, sembla préférer l’autre. Mais tous deux méconnurent, dans l’exécution, les principes supérieurs. L’effort pour établir une Pax Germanica ne se doubla d’aucune contrainte sur soi-même en vue de respecter les coutumes et les susceptibilités des minorités soumises ; on opprima, on persécuta. Quant à l’œuvre de richesse, au lieu de lui attribuer le premier plan et de lui tout subordonner, il sembla que des arrière-pensées et de tortueux calculs se fussent abrités derrière elle, répandant autour de ses artisans une atmosphère de méfiance et d’inquiétude.

L’antinomie des deux conceptions gouvernementales s’est exaspérée dernièrement jusqu’à ce qu’un heurt se produisît. Car c’est le choc de deux Allemagnes incompatibles qui se répercute en ce moment sur l’Europe. Qu’en sera-t-il ? Si l’Allemagne allait se résigner à ne tendre dans l’avenir ni vers Rome ni vers Carthage, aucune voie féconde et stable ne lui serait ouverte, — rien qu’une impasse tragique au bout de laquelle se dresserait la coalition inévitable des droits qu’elle a violentés et des intérêts qu’elle a lésés.

Et parce que tout de même l’Allemagne est digne d’un meilleur sort, le monde veut espérer encore…



MAINTENANT… RENOUONS


18 décembre 1905.

La loi établissant le régime de la séparation des Églises et de l’État a été votée par les deux chambres. On vient de la promulguer et son entrée en vigueur ne saurait désormais faire de doute. Jamais texte législatif n’aura été l’objet de discussions plus approfondies, d’examens plus minutieux. La clarté pourtant n’a point jailli. Ce que nous réserve ce grand acte personne ne le sait : ce peut être l’apaisement définitif aussi bien que la persécution endémique ; ce peut être l’amorce du progrès comme l’obligation du retour en arrière. En un mot, l’abrogation du Concordat établit une loterie : le numéro qui sortira, Mme de Thèbes elle-même serait bien embarrassée de le découvrir.

Mais cette réforme — si réforme il y a — ne s’est pas faite seule ; elle a été précédée par autre chose : la suppression de notre ambassade auprès du Vatican et la cessation de tous rapports diplomatiques entre le Saint-Siège et la République française.

Ce fut là, si l’on peut ainsi dire, un geste de gouvernement, un geste pas très adroit, pas bien fin, médiocrement opportun ; mais, à coup sûr, ce ne fut qu’un geste. Sans revenir sur le détail d’événements malencontreux dans lesquels la Cour pontificale a peut-être une part de responsabilité, il est bon de rappeler que la majorité parlementaire qui approuva la rupture fut considérable et s’étendit jusqu’aux approches du centre droit. Si pourtant une voix autorisée était venue dire à cette majorité : « Vous savez, nous allons faire la séparation et nous allons là faire complète ; il ne restera rien du Concordat ; l’Église et l’État, chez nous, s’ignoreront totalement… » ne pensez-vous pas que bon nombre de députés auraient répondu : « Mais alors, point de rupture. Les deux actes non seulement ne sont pas connexes ; ils se contredisent. À la rigueur, la France peut se passer de l’ambassade, et à la rigueur, du Concordat ; elle ne peut se passer des deux. Il lui faut bien un contact, intérieur ou extérieur, avec le Saint-Siège, et cela par la seule raison que toutes les autres puissances en ayant, le neutre Brésil aussi bien que la schismatique Russie, la France se trouverait placée de la sorte dans une situation d’infériorité par rapport à ses rivales. »

Un tel langage eût été celui du clair bon sens. Ce n’est d’ailleurs un secret pour personne, au Palais-Bourbon, que parmi les approbateurs de la rupture beaucoup regrettent leur vote, parce que cette rupture est devenue le préambule de la séparation, ce qui ne devait pas être et ce qu’il n’était nullement dans leur intention de provoquer. Même à gauche, très à gauche, on a le sentiment que les intérêts français vont souffrir du fait que la France n’aura plus le moindre moyen d’action sur le Saint-Siège dont l’influence n’en continuera pas moins de s’exercer sur le monde. Comme fiche de consolation, les leaders affirment avec une confiance plus ou moins robuste que l’Église est entrée en agonie : agonie lente évidemment, mais au bout de laquelle on peut entrevoir le coma final ; les Papes vont devenir de simples dalaï-lamas ; de toutes parts, le dogme est chassé des âmes ; les projections lumineuses de la science fouillent les recoins obscurantistes. Quelques années encore et les autels de Jésus-Christ seront aussi déserts et aussi délabrés que l’étaient ceux de Jupiter ou de Minerve quand s’étendit sur l’empire romain le crépuscule des dieux.

Ô ignorance ! ignorance des sincères qui croient ces choses, et prodigieuse audace de ceux qui les racontent pour les besoins d’une si petite cause ! Ainsi, depuis vingt ans, le prestige et la puissance morale des religions ont pu aller s’affirmant d’une façon de plus en plus évidente, de plus en plus rapide, la Papauté a pu s’élever à un rang imprévu, le catholicisme américain a pu se développer avec cette vigueur et le catholicisme germanique s’organise avec cette habileté… tout cela sans qu’en France nous en ayons seulement conscience ! La crise inverse qui se produit parmi nous a suffi à nous rendre tellement aveugles aux grands courants universels que l’énorme réveil du sentiment religieux et l’effondrement du temple matérialiste si laborieusement édifié se sont produits hors de nôtre rayon visuel ! Étrange : cela est néanmoins. Notre peuple tend à se figurer que, gardien d’une foi décrépite, le Pape calcule avec désespoir ce que vont coûter de fidèles à son Église l’initiative de M. Combes et l’ardeur de M. Buisson. Bien loin de coûter, cette ardeur et cette initiative rapporteront. Alors même que la rénovation qui agite le reste de l’univers tarderait à passer nos frontières, l’Église sait que chaque Français momentanément écarté d’elle sera remplacé par deux Allemands ou Anglo-Saxons… pourquoi donc s’inquiéterait-elle ?

Voilà ce qu’il ne faut pas se lasser de répéter, parce que, agréable ou non, c’est la vérité : vérité connue de ceux qui étudient l’étranger pour en tirer des enseignements, méconnue de ceux qui s’y réfèrent pour en tirer des arguments.

Alors ?… alors renouons. Maintenant que la question du régime intérieur de l’Église de France est vidée, que l’essai est obligatoire du régime nouveau, bon ou mauvais, hâtons-nous de rétablir avec le Souverain Pontife les relations normales qui s’imposent à toute grande puissance soucieuse de ne rien distraire de son patrimoine, de ne rien gaspiller des forces amassées par ses ancêtres. Cela s’accomplirait, avec un peu de bonne volonté, le plus facilement du monde. S. Ém. le cardinal Mathieu ou bien M. Barrère, puisque nous avons la chance d’avoir sur place comme représentants officieux un prélat d’envergure et un diplomate de tout premier ordre, aviseraient discrètement la secrétairerie d’État de l’envoi prochain d’un nouvel ambassadeur, qui serait par exemple M. Gérard, notre éminent ministre à Bruxelles, dont le tact ferait merveille en des circonstances délicates… et le cours des choses reprendrait comme si de rien n’était. Il ne serait plus question de Mgr Geay ni de Mgr Le Nordez, ni des évêchés vacants, ni des Articles organiques, haies d’épines… Seulement, on ne verrait plus à Constantinople des couvents trop zélés hisser le drapeau italien à la place du tricolore et attribuer à l’ambassadeur du roi Victor-Emmanuel le fauteuil réservé jusqu’ici au représentant de la France… On ne verrait plus de ces incidents parce qu’aussitôt, chargé de parchemins vénérables, l’ambassadeur de la République française près du Saint-Siège s’acheminerait vers les appartements Borgia pour y rappeler à propos nos titres et nos droits.



RÉVOLUTION MENTALE[3]


10 janvier 1906.

S’il fallait d’un mot caractériser cette année 1905 si féconde en événements d’une portée lointaine, nous dirions qu’un fait y paraît dominer et résumer tous les autres : l’unité politique du monde est accomplie.

Nos pères avaient vu se former sous leurs yeux étonnés son unité matérielle. Auparavant, il semble qu’il y ait eu plusieurs mondes isolés les uns des autres. Les voyageurs qui les avaient découverts et les traversaient à grand renfort d’énergie et d’endurance en rapportaient d’étranges notions et des récits troublants. On eût dit que les races écloses en ces milieux différaient des nôtres autant qu’en peuvent différer celles dont nos imaginations peuplent les astres de la voie lactée. Par la suite, une sorte de brume se dissipa ; la boule terrestre apparut, rapetissée mais plus séduisante, gagnant en intérêt ce qu’elle perdait en mystère, offrant à l’activité humaine un ensemble assez uniforme sous ses aspects inverses. On connut que la civilisation pourrait s’établir en tous lieux et y vivre. Bientôt, en effet, un casino fonctionna au Yukon, l’impératrice de Chine donna audience aux ambassadrices, le shah de Perse se promena en automobile et des cartes postales illustrées portèrent le timbre de Tombouctou. Du moins subsistait l’espèce de hiérarchie créée par l’histoire entre les divers États. Le Mikado ne recevait pas de télégrammes de l’empereur François-Joseph et le président des États-Unis ne négociait point de Concordat avec le Saint-Siège, les politiciens d’Europe ne s’inquiétaient pas des lois votées par le Parlement de la Nouvelle-Zélande, les tarifs douaniers de la Rhodesia ne comptaient pour rien dans la balance, et la question des fortifications d’Apia ou de Pango-Pango n’attirait l’attention de personne.

Ces temps ne sont plus, d’autres sont nés. Les instituts vénérables ont seuls qualité pour examiner à loisir s’il convient de s’en réjouir ou de s’en affliger. Peut-être les deux conviennent-ils simultanément ; dans tous les cas, notre tâche, à nous autres simples mortels, est aisée à définir sinon à remplir ; de ce régime nouveau il faut avant tout nous accommoder. Et la première condition pour y parvenir, c’est de modifier nos habitudes mentales et de commencer à transformer résolument l’enseignement que reçoivent nos enfants. Le monde qu’on leur apprend, comme celui qu’évoque dans nos esprits la lecture quotidienne des gazettes, ne répond plus à la réalité. Les proportions géographiques et sociales en sont devenues inexactes. La philosophie même qu’en dégage l’étude semble ridée et fanée.

Devrons-nous donc ajouter encore au lourd bagage de connaissances exigé par la civilisation ? Non, car l’entendement humain a des limites ; à trop le charger on risquerait d’en entraver et d’en fausser le fonctionnement. Mais des méthodes différentes s’imposent. Savoir davantage ce serait difficile et dangereux ; ce qu’on sait, il faut le savoir autrement, voilà tout.

Nous faisions de la synthèse. Vous en doutiez-vous ? Eh bien, nous ferons de l’analyse maintenant. Les éléments de la synthèse, en l’espèce, c’était le fragment sublime de terre et d’humanité qu’on appelle la Patrie ; c’était aussi l’honnête et laborieux enclos au dedans duquel s’opérait le développement normal de la carrière. Nous appliquions tous nos efforts à mieux scruter l’âme du pays, à bien dégager sa personnalité, à nous tenir en étroite communion d’idées avec lui. Nous visions d’autre part à ce que le métier devînt une seconde nature inséparable de notre être. Par là — par l’étude exclusive des choses nationales et rattachement jaloux aux choses professionnelles, nous atteignions à une conception équilibrée de la vie, à une règle harmonieuse de conduite.

Aujourd’hui chaque patrie est devenue étroitement solidaire des autres patries ; non certes qu’elle tende à s’y absorber. Les utopistes qui le croient ferment leurs yeux à l’évidence, car les nations cheminent au contraire vers une autonomie plus âpre et plus complète ; mais en même temps, elles réagissent sans cesse les unes sur les autres ; leurs moindres gestes ont des répercussions inattendues ; il est impossible à l’une d’elles de remonter un courant universalisé, de marcher seule au rebours des autres sans s’exposer à la déchéance. De sorte que la connaissance et la surveillance de l’étranger forment désormais une base essentielle du devoir civique. Si les Français avaient connu en temps voulu la question d’Égypte et la question du Maroc, s’ils avaient compris les aspirations intellectuelles du nouveau monde et les besoins économiques du Japon, quel renfort l’action gouvernementale n’aurait-elle point reçu, à l’heure des initiatives désirables ou des décisions forcées, du jugement assuré et de la volonté réfléchie de chacun d’eux ?

La carrière à son tour a cessé d’être une voie droite et unie pour devenir une piste embarrassée de durs obstacles et de carrefours indécis. L’homme qui n’est propre qu’à une seule besogne risque d’amers déboires sans compter que sa besogne elle-même empiète progressivement sur celle du voisin. Ne réclame-t-on pas de l’architecte moderne qu’il conçoive en artiste et exécute en ingénieur, de l’usinier qu’il fasse œuvre d’économiste et de sociologue avisé, de l’officier qu’il se montre à la fois organisateur, éducateur, conférencier, du professeur d’histoire qu’il applique à son sujet les rigueurs de l’investigation scientifique, du médecin qu’il ait approfondi les mystères de la psychologie ? Ne faut-il pas aussi que le travailleur manuel auquel les fonctions publiques et privées sont ouvertes non plus seulement par la loi mais par les mœurs, s’en acquitte honorablement et participe dans tous les cas de façon utile au mouvement syndical qui s’impose à lui pour son bien ou pour son mal ? Le financier et le commerçant n’ont-ils pas besoin d’être renseignés sur la législation générale et les traités internationaux ?…

Ainsi l’amour de la patrie comme le souci de la profession invitent à introduire, dans l’instruction de l’adolescent et dans l’information de l’adulte, des procédés appropriés aux besoins nouveaux qui se révèlent. Il faut tenir le bloc mondial toujours présent devant les intelligences, y rapporter les calculs et les réflexions. Il faut arriver à ce que le profil d’ensemble des continents s’évoque aussi facilement que les contours de la terre natale, à ce que les classifications artificielles cessent de dissimuler l’unité de la science, à ce que quelques périodes et quelques races ne monopolisent plus la mémoire et l’attention au détriment du vaste creuset où se sont enfoncés quarante siècles d’histoire et soixante milliards d’êtres humains.



LE CONTACT DE L’ARME


26 janvier 1906.

Au fond des difficultés que nous excellons, nous autres Français, à faire surgir sous nos propres pas, résident en général quelque principe mal interprété de science ou de philosophie, quelque idée abstraite mal appliquée. C’est ainsi qu’en matière religieuse, poursuivant la chimère théorique de la neutralité, nous ne parvenons pas à concevoir la tolérance qui en est la seule expression pratique. C’est ainsi que, dans notre désir d’atteindre à la justice parfaite laquelle est d’essence divine et passe même les limites de notre entendement, nous risquons souvent d’offenser l’équité qui est la justice imparfaite des sociétés humaines. C’est ainsi encore que, négligeant d’apercevoir sous son aspect final l’œuvre civilisatrice qui s’accomplit aux colonies, nous laissons les scrupules d’un sentimentalisme déplacé en ralentir l’élan fécond.

De même il apparaît que l’attachement passionné à la paix — attachement dont nous avons donné au monde des preuves récentes et méritoires — procède pour une large part de la notion que le contact de l’arme exerce sur l’homme une influence malfaisante. On sent l’opinion possédée à cet égard par une conviction sérieuse. Les raisonnables envisagent le fait de s’armer comme un mal inévitable ; on traiterait volontiers d’exaltés ceux qui continueraient d’y voir un signe de noblesse, un des privilèges par où l’homme se distingue de l’animal. Il y a là un problème psycho-physiologique qui vaudrait d’être creusé ; qu’on me permette de seulement l’esquisser ici.

Mais d’abord une distinction s’impose. L’arme dont nous parlons, c’est l’arme régulière, l’arme d’ordonnance, si l’on peut employer cette expression — l’épée, le fusil, le sabre, le pistolet… ce n’est pas l’arme improvisée des émeutes et des jacqueries ; ce n’est pas la faux, outil des moissons paisibles détourné de sa destination pour devenir un engin de meurtre ou de rapine. Ce ne sont pas la pierre ramassée sur la route ni le tisonnier de l’âtre ni la bouteille du cabaret dont, mus par la fureur homicide, se saisissent, soudainement, des bras irréfléchis. Ces armes-là s’affirment plus redoutables encore pour l’homme qui les manie que pour l’homme qu’elles atteignent ; elles le dégradent assurément.

En est-il de même de l’arme régulière, la vraie, celle qui ne ment pas à sa fonction ? Est-il exact qu’elle barbarise par le seul fait de constituer un agent de mort ou bien qu’elle apaise au contraire en éveillant chez qui la tient des sensations et des sentiments salutaires ? Voilà, en regard l’une de l’autre, les thèmes contradictoires sur lesquels on peut broder à l’infini, mais dont les deux idées maîtresses forment la base immuable de toute argumentation sur ce sujet. Remarquons que le premier repose sur un a priori ; il faudrait peut-être établir préalablement que le droit de vie ou de mort, si abondamment répandu dans la nature, constitue par lui-même un germe de barbarie. Beau sujet de discussion ; ce sont toutes les relations du monde matériel et du monde moral qu’il s’agirait d’élucider. Le procès n’est pas vidé et sans doute ne le sera jamais.

Nous ne nous risquerons point à y intervenir. Aussi bien un fait domine-t-il la question, un fait qu’ont pu constater sur eux-mêmes ou sur leurs semblables ceux auquel le goût des sports, les nécessités de la carrière ou les hasards de la vie ont donné occasion de s’armer ou de vivre au milieu de gens armés : c’est que la plupart du temps — et à part telle circonstance où se manifesterait par exemple un instinct personnel de vengeance — le contact de l’arme éveille plutôt chez l’homme d’aujourd’hui l’idée de la vie à défendre que celle de la mort à donner. Il n’en était pas ainsi autrefois mais nous ne nous occupons pas de ce qui se passait alors ; c’est l’effet produit sur un civilisé du vingtième siècle par le contact de son arme que nous cherchons à analyser.

En lui s’opère une sorte de mobilisation de muscles et d’impressions. Un appel de force résonne dans tout son être en même temps que passe une vision rapide du danger possible. Or ces notions sont essentielles pour l’espèce. Que deviendrait l’humanité privée de la conscience de sa force et soustraite à toute menace de danger ? Elle défaudrait et, très probablement, retomberait dans la nuit. C’était l’infériorité des âges barbares que ces notions dominassent trop exclusivement ; ce serait — nous le devinons — l’infériorité des âges ultra-civilisés qu’elles disparussent tout à fait. D’où viennent les satisfactions intimes, les voluptés — le mot n’est pas trop fort — que nous procure l’escrime ? J’en appelle à tous les escrimeurs, à ceux du moins qui, pratiquant leur art avec passion et en dehors de tout calcul social ou professionnel, l’ont analysé amoureusement. Ils savent bien que l’adversaire et sa pointe agissent sur eux comme un excitant nécessaire mais que la source de leur jouissance est surtout en eux-mêmes. Sensations de fierté, d’indépendance, de sécurité, le contact de l’arme leur a apporté tout cela ; il les a rehaussés à leurs propres yeux. En serait-il de même si l’effet dominant de ce contact était d’insuffler dans les artères le goût ou l’envie du sang d’autrui ? Beaucoup d’officiers sont d’avis qu’au régiment, l’arme est désormais le meilleur auxiliaire de l’instructeur : c’est à la corvée et non à l’exercice qu’ils redoutent les mauvaises têtes ; armé, le soldat devient plus sérieux, plus réfléchi, plus digne. Quand enfin le président Roosevelt, dans un discours récent, disait que, pour parler utilement de paix, rien ne vaut d’être muni d’une arme solide, il ne cédait pas assurément au désir — si étranger à son caractère — de ciseler un aphorisme original ; il proclamait un principe qui, erreur hier, est devenu vérité aujourd’hui. Ne pas confondre en effet avec le fameux Si vis pacem para bellum que les Allemands entendent de nos jours comme les Romains l’entendaient jadis, c’est-à-dire dans le sens de : « Soyez assez puissants pour que tout le monde vous craigne. » Le point de vue de Roosevelt est bien différent : « Sentez assez votre force, veut-il dire, pour que le désir de la paix soit en vous. » Pensée moderne dont le monde appréciera de mieux en mieux la hauteur et la justesse.

Ainsi du petit au grand, de la société de sport à la caserne, de l’individu à la masse, le contact de l’arme s’affirme comme quelque chose de bon et de sain pour la démocratie. Conclusion paradoxale, objecterez-vous. Eh ! mon Dieu, je vous le concède ; mais quand donc l’esprit français consentira-t-il à reconnaître que les sociétés sont le plus souvent bouleversées et conduites aux catastrophes par la logique pure et, qu’au cours de leur voyage cahotique, elles ne se reposent un peu que dans des oasis paradoxales ?



LE BALANCIER BRITANNIQUE


14 février 1906.

Presque en tous pays — soit que leurs leaders aient intérêt à égarer l’opinion, soit en vertu d’une inaptitude spéciale à résumer leurs aspirations d’une façon claire et précise — les partis politiques se choisissent des dénominations incolores ou inexactes. Les « démocrates » des États-Unis le sont un peu moins que leurs adversaires les « républicains », mais par contre ils sont tout aussi républicains qu’eux. C’est « centralistes » et « particularistes » qu’il faudrait dire. Chez nous, les « opportunistes » furent des « progressistes » à tendances radicales ; les « progressistes » sont en réalité des conservateurs et les « conservateurs » sont des réactionnaires. Il existe tel pays des Balkans où les radicaux sont les meilleurs champions du capitalisme bourgeois. Allez donc vous y reconnaître.

On nous répète ces temps-ci qu’une grande vague de libéralisme vient de balayer l’Angleterre. Je vois bien qu’un parti dit « libéral » a infligé une défaite écrasante à un autre parti dit « conservateur », mais je vois aussi qu’à part un petit groupe de gens avancés qui désirent sincèrement des réformes considérables, la masse des élus et des électeurs est tout aussi anxieuse aujourd’hui qu’hier de maintenir dans son ensemble et dans ses détails l’organisation présente ; et ce n’est pas moi qui l’en blâmerai car cette organisation, pour n’être pas parfaite — le ciel préserve les humains de la perfection ! — n’en compte pas moins parmi les plus robustes et les mieux agencées qu’ait connues l’univers.

Il y a pourtant quelque chose de changé — de momentanément changé — en Angleterre, mais ce quelque chose ne répond pas aux idées de liberté ou de conservation. Les Anglais qui avaient traversé une longue crise d’impérialisme subissent un accès normal d’insularisme. Quand cet accès sera passé, ils retourneront à l’impérialisme et sans doute nos enfants les verront-ils s’insulariser encore une fois. Comment en serait-il autrement ? Ce n’est pas la volonté des hommes qui a établi le balancier britannique, c’est la toute-puissance des faits. Aucun Josué n’en saurait actuellement arrêter le mouvement.

L’impérialisme est une chose coûteuse et lassante. Et, après tout, le père qui a mis au monde de nombreux enfants et les a conduits au seuil de l’âge viril éprouve aussi quelque fatigue et quelque velléité d’égoïsme. Il ne cesse pas d’aimer ses fils et de s’intéresser à leurs succès. Il leur viendra en aide à l’occasion mais trouve bon qu’ils se débrouillent de leur côté et que chacun d’eux se fasse sa propre vie à sa guise. Supposez pourtant que l’aîné, devenu très riche et occupant une situation sociale prépondérante, se pose en chef de famille et qu’usurpant sans méchanceté et comme par la force des choses les prérogatives paternelles, il tende à grouper ses frères sous son influence. Le père aussitôt, renonçant à son repos, fera le nécessaire pour reprendre au milieu des siens la place à laquelle lui donnent droit son titre et son âge.

Le voilà, dès lors, en présence d’un pesant dilemme. Tantôt la tâche lui semblera trop vaste et il sera tenté de revenir à sa précédente conception d’une existence individuelle agréable et facile, tantôt le sentiment de son autorité nécessaire le galvanisera et il voudra employer toutes ses forces au service des intérêts familiaux. Telle est exactement la situation de l’Angleterre par rapport aux États qui sont issus d’elle. La période d’éducation — sauf pour le Sud-Afrique — est terminée et il y a un aîné dont le prestige a tellement grandi par le monde que ses frères dirigent vers lui des regards d’admiration, s’évertuent à prendre modèle sur lui, s’inspirent de ses exemples, suivent ses conseils et se réclament de son nom avec orgueil. Que l’Angleterre s’efface, se replie sur elle-même et les États-Unis, ne lui laissant que la présidence honoraire, exerceront, eux, la présidence effective de l’empire britannique.

Lorsqu’en 1899 j’avais accepté de faire pour l’Indépendance belge une enquête sur l’avenir politique de l’Europe, deux ordres de questions troublantes m’étaient apparus, — le premier provenant de l’« inachèvement de l’Allemagne » et le second du fait que l’Angleterre était désormais « la prisonnière de ses enfants ». — Depuis lors, une troisième source de complications est née de la malheureuse initiative russe aboutissant à dresser en face du Vieux Monde une Asie rénovée matériellement et moralement par l’élixir de victoire. Cet événement a aggravé mais n’a pu modifier la situation antérieure. Il a contribué à précipiter l’évolution de l’esprit germanique, en sorte que le problème allemand se dessine maintenant au premier plan tandis que le problème anglais, au contraire, paraît s’éloigner sous l’action du prestige dont la conclusion de la guerre sud africaine, les débuts d’un règne brillant, d’heureuses alliances et des hasards favorables ont revêtu l’Angleterre. Par là l’autorité de la métropole sur la grande famille anglo-saxonne s’est trouvée consolidée et la prospérité des États-Unis n’a plus été pour celle-ci qu’un sujet de fierté et non d’inquiétude.

Mais le danger demeure, et tenez pour certain qu’il ne tardera guère à s’affirmer de nouveau du moment que les Anglais ont cru pouvoir repasser à l’insularisme ; car tel est le sens profond, on oserait dire le sens absolu des élections récentes. Quelques hommes d’État préconisaient des sacrifices considérables destinés à asseoir l’impérialisme anglo-saxon sur des bases de granit. Nos voisins ont trouvé que cela coûtait trop cher et, satisfaits de leurs efforts précédents et des résultats obtenus, ils ont marqué leur volonté de songer un moment à leurs affaires personnelles de se reposer… dans leur île. Le repos, certes, ne sera pas de longue durée. Avant que les six ans parlementaires aient passé, ils se trouveront en butte à de nouvelles exigences impériales ; de lointains ultimatums seront posés et la silhouette reparaîtra du grand frère robuste, candidat permanent à la direction de l’empire. Il faudra bien alors s’entendre, faire des concessions, se montrer impérialistes avant tout.

Quant à l’attente d’une dislocation générale, elle est vaine parce que le monde anglo-saxon, réputé si pratique et si peu sentimental, obéit au contraire à quelque chose de plus fort que l’intérêt, à un esprit de famille ou, si vous voulez, de race dont le passé n’offre point d’équivalent. La séparation des colonies d’Amérique s’est effectuée jadis avec violence dans des circonstances propres à laisser subsister de persistantes rancunes. Pourtant il est impossible de comprendre l’évolution des États-Unis si l’on ne tient pas compte du britannisme qui s’y révèle à chaque pas et qui a fini par triompher au grand jour de toutes les aspirations contraires. Une opinion cimentée par de tels liens moraux dépasse singulièrement en puissance et en résistance celles qu’établissent des traités ou même la similitude des intérêts. Seulement, pour me permettre une comparaison scientifique, je dirai que ladite union qui figure actuellement un cercle dont le centre est à Londres tend perpétuellement à se transformer en une ellipse dont Washington serait un des foyers et Londres l’autre. Un impérialisme vibrant et généreux qui ne se dépense pas seulement en paroles mais s’affirme par des actes est et restera l’unique moyen pour l’Angleterre de retarder sinon d’empêcher cette transformation. Voilà pourquoi il est quasiment certain que les initiatives insularistes des Anglais deviendront de plus en plus rares et de moins en moins durables.



FAUTE D’UN CHEMIN DE FER


14 mars 1906.

Les destinées de l’Afrique française sont enfermées dans un dossier ministériel qui gît quelque part à Paris entre des fiches de fonctionnaires et des demandes de palmes académiques. Il y a bientôt vingt-cinq ans qu’il gît là.

Le sommeil de ce dossier nous aura coûté cher, mais il aura beaucoup rapporté aux Anglais et aux Allemands : aux premiers le Sokoto, la moitié du Bornou et l’évacuation de Fachoda sans compensations ; aux seconds, l’autre moitié du Bornou et la faculté de nous molester au Maroc. Tout cela faute d’un chemin de fer.

Ce n’était pourtant pas une si grande affaire de le construire, ce railway. Les Russes en ont fait un de 6 000 kilomètres aboutissant, à travers les plus âpres obstacles naturels, à la grande incertitude chinoise ; les Américains en ont établi deux de 5 000 kilomètres entre l’Atlantique et le Pacifique, à une époque où la science était loin d’avoir, pour de telles entreprises, armé l’homme comme il l’est aujourd’hui. La voie ferrée sud-africaine, partie du Cap, a déjà dépassé 3 000 kilomètres en franchissant des régions d’accès difficile. Pendant ce temps, nous continuons d’hésiter devant les 2 500 kilomètres en pays plat qui séparent l’Algérie du Tchad.

Serait-ce donc que les renseignements ont manqué ? Nullement car nous possédons depuis 1881 les données préalables essentielles. À cette date, en effet, le colonel Flatters, au cours de deux missions dont la dernière venait de se terminer tragiquement dans le guet-apens de Tadjenout, avait relevé le tracé du futur Transsaharien jusqu’aux environs de Tadent, c’est-à-dire jusqu’au point où son itinéraire, à lui, Flatters, allait se confondre avec celui du célèbre voyageur allemand Barth, venu de Tripoli trente ans plus tôt. Flatters concluait que la construction ne présenterait « aucune difficulté technique » et pourrait « être faite dans des conditions économiques ». Au delà de Tadent, il fallait s’en rapporter au jugement de Barth ; mais ce jugement n’était-il pas appuyé sur des détails probants, des appréciations pondérées, des réflexions perspicaces ? Barth demeure insurpassé dans la série des explorateurs africains ; il reste un modèle que tout le monde admire. Ses descriptions de l’Aïr et du Damerghou, publiées dès 1857 à Gotha, avec des cartes et des gravures, avaient la valeur d’une enquête serrée. Munis d’un pareil document, nous pouvions marcher de l’avant.

Que la perte de Flatters et de ses compagnons — auxquels le gouvernement, par un pacifisme malentendu, avait commis la faute de n’accorder qu’une escorte insignifiante, — que ce triste événement ait pesé lourdement sur l’opinion, on devait s’y attendre. Sensibles à toutes les infortunes, les Français s’émeuvent plus volontiers devant des tombes individuelles que devant une catastrophe collective. L’épouvantable drame de la montagne Pelée fit sur eux une moindre impression que le massacre du puits de Tadjenout. Quoi qu’il en soit, il appartenait aux pouvoirs publics de réagir contre une tendance irraisonnée ; le meilleur hommage, d’ailleurs, que l’on pût rendre à la mémoire de Flatters, n’était ce pas, en poursuivant son œuvre, d’empêcher que son noble effort ne risquât de demeurer stérile ? L’honneur national eût commandé de le venger mais, au seul point de vue de la sécurité des caravanes futures, il convenait de lancer sans retard dans la même direction une mission plus nombreuse et mieux armée que la sienne.

Seize années s’écoulèrent pourtant avant qu’une tentative de ce genre fût osée ; encore, est-ce à des initiatives privées que la France dut la mise en route de la glorieuse mission Foureau-Lamy. Dans l’intervalle tout avait changé. La Nigeria britannique, le Cameroun allemand s’étaient constitués avec accès au lac Tchad. Il avait fallu nous contenter — et encore grâce à l’exhumation opportune faite par M. Ribot de droits anciens et quasi oubliés que nos voisins avaient lésés en disposant entre eux du sultanat de Zanzibar, — il avait fallu donc nous contenter de ce que la convention de 1890 nous attribuait : à savoir une part abondante du Sahara mais une part assez mince du Soudan, part que les accords anglo-français de 1904 ont heureusement accrue. Enfin, au moment où la mission Foureau-Lamy touchait au but, les Anglais, occupés de leur côté à relier Le Caire au Cap, se fâchaient de trouver Marchand sur leur route ; et, ne pouvant les atteindre autrement que par une guerre maritime très coûteuse et risquée, force nous était d’obtempérer à leur ultimatum, nous contentant d’exiger des formes et de prendre notre temps. Pour comble d’ironie, le commandant Lamy allait être amené à dépenser son énergie, ses talents et finalement à verser son sang pour le bien de nos rivaux. À qui a-t-elle mieux profité, cette épopée du renversement de l’empire de Rabah qu’aux détenteurs de la Nigeria et du Cameroun ? Le royaume de Kouka dont il avait fait sa proie ne se trouvait-il pas en territoire britannique et Dikoa, sa capitale, en territoire allemand ? Certes nos possessions souffraient grandement de ses exactions, mais combien plus les leurs !

Le Transsaharien entrepris vers 1884 ou 1885 nous eût évité de voir passer en des mains adverses le Sokoto et le Bornou qu’on a si justement qualifié un des plus beaux morceaux de l’Afrique ; il nous eût donné le droit de négocier l’échange de Fachoda contre quelque terre fertile ou quelque privilège avantageux ; mais par-dessus tout il rendrait aujourd’hui — à nous et à d’autres — l’incomparable service d’assurer la paix générale. Non ! l’Allemagne qui se sait ou se croit plus forte que nous en Europe n’envisagerait gérait même pas l’éventualité d’une guerre continentale si elle savait qu’en deux semaines 15 000 à 20 000 hommes distraits de notre armée d’Afrique peuvent être jetés sur le Togoland et le Cameroun, en chasser ses faibles garnisons et y détruire son embryonnaire et chancelante organisation. Ainsi un geste facile mettrait, le cas échéant, la France en possession de terres allemandes, singulier élément de force dans les négociations auxquelles donnerait lieu ultérieurement le rétablissement de la paix européenne. Mais cela ne se peut pas puisque le chemin de fer est encore à construire.

Qu’attend-on, mon Dieu ? Le remarquable ouvrage dans lequel M. Paul Leroy-Beaulieu a, l’an passé, examiné le problème sous toutes ses faces — résumant les opinions et les enquêtes, serrant de près les raisonnements, révisant les calculs, discutant les probabilités — ne laisse plus de place au moindre doute. Nous savons maintenant ce qu’il faut penser de la vieille légende saharienne et comment les sables n’occupent guère plus du neuvième de la surface totale, tandis que, partout ailleurs, la nature du sol, la présence de l’eau, une végétation appréciable, une main-d’œuvre assez abondante font de l’établissement du Transsaharien exactement ce qu’en disait il y a vingt cinq ans le colonel Flatters : un travail sans difficultés techniques et pouvant être exécuté dans des conditions économiques certaines. D’autre part, nous avons enfin retenu ce que Barth avait inutilement fait connaître dès le milieu du dix-neuvième siècle, à savoir l’extrême fertilité, la magnifique richesse des régions soudaniennes où résident des populations douces et laborieuses aspirant à être débarrassées des pillards qui les font trembler et prêtes à se développer en paix sous l’égide française.

Des vaillants nous ont constitué un vaste empire. Sans notre négligence, il aurait pu être plus vaste encore et plus beau ; mais, tel qu’il est, il excite déjà et excitera davantage dans l’avenir des convoitises redoutables. Allons-nous

donc laisser périr tout cela faute d’un chemin de fer ?

TERRE DE CALIFORNIE


10 avril 1906.

Endeuillée aujourd’hui par une catastrophe dont les relations directes avec celle de Naples prêchent éloquemment la douloureuse solidarité des hommes en face de la nature, la Californie ne tardera guère à voir refleurir sur son sol merveilleux sa nature printanière. San-Francisco renaîtra de ses cendres plus prestigieux et plus beau ; la ligne pressée de ses maisons montera de nouveau à l’assaut des coteaux aux pentes rudes sur lesquels il était si pittoresquement assis. Les milliardaires recommenceront d’y retraiter leur activité de brasseurs d’affaires et les touristes d’errer sur les pas d’un robuste policeman à travers l’opium nocturne du quartier chinois ; et par la « Porte d’or » à la silhouette si étrangement paradisiaque continuera d’entrer dans l’harmonieuse baie, troublée un instant par une marée diabolique, la longue houle paisible du Pacifique immense.

Ce pays unique au monde est promis à de hautes destinées que dissimule encore le fracas d’une vie matérielle intense. Les Californiens, songez donc, n’ont pas fini de s’installer et c’est bien l’impression d’un fantastique emménagement que donnent les premiers coups d’œil jetés sur leurs allées et venues ; des trains entiers qui passent l’eau sur des bacs, un réseau enchevêtré de fils télégraphiques et téléphoniques, des quais et des docks chargés de marchandises, la respiration saccadée des machines en mouvement… et pourtant, même au centre de San-Francisco, les caractéristiques d’un avenir tout différent s’inscrivent dans les regards, dans les altitudes, dans mille petits riens isolément imperceptibles mais dont l’ensemble signifie beaucoup…

C’est le 7 juin 1846 que les États-Unis s’emparèrent de la Californie et de sa capitale qui s’appelait alors Yerba-Buena. La domination mexicaine expirante laissait peu de regrets au cœur des dix mille blancs éparpillés entre la sierra Nevada et l’Océan. La vieille aristocratie locale, aimablement paresseuse, élégante, naïve et brave, criblée de dettes d’ailleurs et incapable d’établir une autonomie durable, considérait comme des parvenus et des roturiers les républicains de Mexico. Ses sympathies s’en allaient, fidèles, vers la mère patrie, vers l’Espagne lointaine et faible dont aucun secours ne viendrait… Dans les replis des vallons fleuris, au bord des anses aux eaux calmes, les vieilles missions franciscaines s’acheminaient doucement vers la mort. Une végétation délirante parant leurs ruines de pisé envahissait les longs cloîtres, soulevait les dallages, grimpait le long des tours, mettait partout du pittoresque et de la grâce. Le reste de la population se composait surtout d’aventuriers yankees, trappeurs, outlaws, gens d’énergies farouches et d’ambitions effrénées qui filtraient pour ainsi dire au travers de la presque infranchissable barrière des montagnes Rocheuses et commençaient d’établir çà et là des settlements embryonnaires. Ceux-là ne se souciaient guère de l’Espagne ou des Franciscains et peut-être n’avaient-ils pas même le sentiment des spectacles radieux qu’offraient quotidiennement à leur vue l’atmosphère cristalline, les soirs embrasés, l’alternance heureuse des plaines, des bois et des monts, la caresse des flots sur les grèves dorées et cette effervescence joyeuse de la nature qui chaque printemps revêt le pays d’un manteau de fleurs aux nuances triomphales.

Et voilà pourtant ce qui créera l’avenir de ce pays, avenir d’art et de poésie dont la traînée royale apparaît déjà sur l’horizon. La Californie vient de traverser un demi-siècle de folles agitations et de secousses successives. À peine les premiers colons entreprenaient-ils de demander à son sol un rendement régulier que le cyclone de l’or passa sur elle, emportant les bons éléments déjà trop rares pour y substituer le fâcheux grouillement des centres miniers. Des jours vinrent où, dans San-Francisco transformé en antre de perdition, l’effort révolutionnaire des honnêtes gens dut intervenir ; les fameux « Comités de vigilance » de 1851 et de 1866 usèrent largement des méthodes expéditives appliquées naguère par le Comité de Salut public à des cas certes moins pressants. Et plus tard les spéculations, les paniques, le mouvement socialiste de 1877 contribuèrent à organiser une société singulièrement instable, manquant de toutes les bases habituelles, n’ayant ni unité ni but, essentiellement étrangère à l’idéal américain commun à l’ensemble des citoyens des États-Unis, dont il semblait enfin que le nouveau monde ne pût attendre aucun progrès véritable et dût au contraire redouter beaucoup d’imprudences, d’erreurs et de fautes.

Les éléments bigarrés qui composent cette société californienne sont loin, certes, d’avoir fusionné en un tout harmonieux. Le travail qui s’est opéré dans son sein n’en est pas moins visible et suggestif. Il y a des lieux privilégiés dont les lignes, les couleurs, les émanations opèrent sur l’homme au rebours de ce que sembleraient annoncer la race et l’éducation. Pourquoi le sens de la poésie et des arts germerait-il là-bas ? Rien dans le caractère et dans les entreprises de leurs ancêtres n’a marqué les Californiens pour une tâche immatérielle. L’instinct s’en révèle pourtant : on le voit sourdre timidement, en gouttelettes… Paroles, gestes, chants, l’arrangement d’une fête, l’ordonnance d’un spectacle, un croquis sur le coin d’un menu, une sérénade improvisée, la proportion d’un balustre ou l’à-propos d’un sonnet suffisent à montrer partout présent et circulant pour ainsi dire à fleur d’humanité le don précieux qui fait les peuples-rois, l’instinct de la beauté. Non, ce ne sera pas pour demain : il reste encore trop d’argent à gagner en ce pays ; mais ce sera pour après-demain. Si l’ivresse commerciale remplit encore la baie de San-Francisco, il y a non loin le prodigieux observatoire de Lick perché sur sa crête montagneuse et les portiques de jeunes universités ambitieuses, édifices symboliques.

En ces jours cruels où plusieurs cités effondrées se débattent dans l’abîme creusé soudain sous les pas de leurs habitants, la notion d’un tel avenir se présente comme une puissante consolation. Et je pense à la pauvre cité française disparue il y aura bientôt quatre ans et qui ne représentait, elle, que du passé. Que de temps ils mettront à se relever, les édifices modestes de Saint-Pierre de la Martinique ! que de temps il faudra pour effacer les traces matérielles et morales d’une catastrophe dans laquelle a disparu un morceau de la vieille France transporté sous le ciel des Antilles par la remuante humeur et la vaillance des boucaniers d’antan !



COSAS DE ESPAÑA


3 juin 1906.

La portée de ce qui vient de se passer à Madrid ne saurait être diminuée par le geste isolé d’une brute infâme, si sanglants qu’en aient été d’ailleurs les résultats. Aussi bien faut-il voir dans ce geste une manifestation nouvelle de cette imbécillité mentale engendrée çà et là par une civilisation matérielle trop pesante pour la force morale sur laquelle elle s’appuie. Donc les fêtes de Madrid ont une signification européenne, mondiale même qui mérite de retenir l’attention. Et ce n’est pas qu’il doive en résulter quelque alliance susceptible de modifier l’orientation de la politique générale. Il est bien rare d’abord que le « matrimonialisme » influe sur les groupements des puissances ; des preuves quotidiennes du contraire nous sont fournies. Puis, quand même une entente directe se scellerait entre l’Espagne et l’Angleterre, ni le nombre ni la nature des questions dont la solution en dépendrait ne permettent de penser que la marche de l’univers puisse s’en trouver modifiée dans un sens ou dans un autre. La portée — l’immense portée — du mariage royal découle d’une tout autre cause. Quel que soit le rôle que le hasard des circonstances aussi bien que le dessin de sa propre personnalité attribueront à la nouvelle reine dans les conseils de la couronne, elle demeurera toujours, de par la force des choses, la représentante obligatoire d’un principe général vers lequel la monarchie actuelle tendait déjà à incliner, dont pourtant bien des traditions robustes et bien des influences subtiles travaillaient à la détourner, — le libéralisme.

Par ce mot n’entendez pas le courant chimérique et obstiné auquel s’abandonnent trop volontiers les peuples et qui les conduit à des solutions de plus en plus avancées, à des réformes de plus en plus audacieuses — mais bien cette façon, raisonnable toujours, résignée parfois, de comprendre et de pratiquer la marche en avant quand elle paraît s’imposer ou le recul quand la prudence le conseille. Dépouillée de son apparat et réduite à son essence, voilà bien la politique anglaise ; voilà bien, entre beaucoup d’autres éléments secondaires, l’élément principal dont est faite la force britannique. Toute l’histoire de nos voisins d’outre-Manche, depuis cent ans, se compose de semblables alternatives indéfiniment répétées. Whigs et tories non seulement se sont succédé au pouvoir, mais ont recueilli, avec un libéralisme à peu près identique, leurs héritages respectifs. On les a vus se léguer les difficultés de tous genres, affronter bravement les unes, tourner habilement les autres et… trouver cela tout naturel. Or, en soi, rien n’est plus illogique que cette collaboration forcée entre opinions contraires, ces solidarités entre adversaires irréconciliables, ces responsabilités engagées par autrui et auxquelles on peut se soustraire évidemment, mais à condition de sacrifier les intérêts nationaux ou de compromettre les institutions. Plutôt que d’en venir à cette extrémité, les partis anglais ont presque toujours, en arrivant au pouvoir, « pris la suite des affaires » sans hésitation ni murmure, donnant ainsi la formule d’une politique illogique, soit, mais féconde à coup sûr.

Quelque chose de cela est apparu dans les annales de l’Espagne contemporaine. Le temps n’est pas si loin où Canovas del Castillo et Sagasta, ces éminents soutiens d’une régence laborieuse et inquiète, devenaient tour à tour premiers ministres, amenant avec eux de brillants états-majors politiques formés à leur école. L’éloquence parlementaire en ce temps (où vivait d’ailleurs, retraité dans son républicanisme bienveillant, l’illustre Castelar) s’élevait à des degrés inhabituels et le gouvernement espagnol, si troublé et menacé qu’il fût parfois, avait quand même grand air. Sa faiblesse c’est que, du balancier britannique, il possédait surtout les apparences. Les chefs étaient de premier ordre mais les troupes manquaient de cohésion et les programmes de précision. Lorsqu’un cabinet avait été renversé ou que, pour une cause quelconque, les ministres en exercice éprouvaient le désir de « passer la main », leurs successeurs à peine nommés obtenaient de la couronne la signature d’un décret de dissolution, ce qui leur permettait de triturer la pâte électorale de façon à en faire sortir une majorité ; ils n’y employaient guère la corruption car leur prestige de nouveau venus suffisait généralement à obtenir le résultat désiré ; la majorité ainsi formée s’effritait ensuite plus ou moins lentement, selon le cours des événements.

Donc, pour défectueux que fût son fonctionnement, le système de bascule n’en existait pas moins ; or, sous un régime parlementaire, c’est là l’unique base, l’unique fondement sérieux du libéralisme. Et le libéralisme à son tour est indispensable à l’Espagne. Pourquoi ?… Parce que l’Espagne présente est une terre d’incohérences et de contradictions. L’absolutisme de gauche aussi bien que l’absolutisme de droite, le radicalisme aussi bien que le carlisme auraient vite fait de dresser ces incohérences les unes contre les autres et de les exaspérer en d’interminables conflits et en d’irréconciliables haines. Incohérence géographique d’abord : faite pour dominer la Péninsule, l’Espagne n’en possède que les trois quarts, exclue qu’elle est du rivage le plus intéressant par l’établissement portugais ; et d’autre part, les populations qui résident sur son sol, demeurées diverses à travers les âges, veulent d’un vouloir également passionné le maintien de l’unité nationale et celui des particularismes provinciaux. Incohérence économique car sa configuration et sa position la destinaient, à défaut des batailles navales, aux échanges lointains et le sort, en même temps qu’il enlevait à sa fougue guerrière les occasions de s’alimenter, a atteint sa puissance de production et de consommation. Incohérence historique aussi, car l’entreprise superbe dont elle se réclame est précisément en ruine autour d’elle, en sorte que tout regard jeté par ses fils sur son passé est fait pour désavantager et, si l’on peut ainsi dire, pour handicaper lourdement le présent. Incohérence religieuse encore, car les sentiments les plus aigus se heurtent étrangement à cet égard dans l’âme espagnole…

Pourtant il faut que l’Espagne vive et prospère. Première d’une race qui s’inscrit, dans les statistiques mondiales, immédiatement après la race anglo-saxonne, elle est demeurée jusqu’ici, pour ses colonies émancipées qu’attendent de si belles destinées, une sorte de clef de voûte morale et il importe aux amis de la paix qu’elle le demeure bien longtemps encore. On nous parle souvent des États-Unis d’Europe, conception monstrueuse qui aboutirait à organiser entre deux continents des luttes effrénées. Notre vieille Europe doit au contraire espérer ne point voir se rompre les deux câbles qui l’unissent au nouveau monde et par là assurent son repos : l’Angleterre est l’un, l’Espagne est l’autre.

Tel apparaît l’avenir. Pour l’assurer, une seule recette : le libéralisme. Quoi donc de plus fortuné que d’assister à l’élévation d’une princesse que sa race, son intelligence, son éducation et ses penchants désignaient, semble-t-il, pour incarner l’orientation si heureuse qu’esquissait, dès le début de son règne, le prince charmant dont elle devient ta compagne ?



LOIS SOCIALES


15 juin 1906.

Frédéric Le Play dont on vient d’inaugurer le monument et de célébrer le centenaire — centenaire de sa naissance, bien entendu, puisque la plupart de ceux qui se sont réunis aux fins de lui rendre cet hommage mérité l’avaient connu et avaient été orientés par lui vers les études sociologiques — Frédéric Le Play a eu ce malheur qu’on a fait de ses idées un musée au lieu d’en faire de la graine à ensemencement. Il en est résulté d’austères vitrines au lieu d’une abondante récolte de sagesse et de bon sens.

Un double enseignement nous venait de lui que, de la sorte, la France n’a pu recueillir ; elle en avait besoin à l’heure où il en formula les principes ; elle en a bien plus grand besoin aujourd’hui. Et puisque, me semble-t-il, ses apologistes ont insuffisamment mis en relief ce résultat de ses géniales recherches, qu’on me permette d’ajouter une manière de post-scriptum aux éloges dont ici même sa mémoire a reçu récemment le tribut.

Le Play nous a appris que les nations étaient maîtresses de leurs destinées… Ne riez pas. Ce n’est pas là apparemment une de ces vérités qu’on place d’office dans le patrimoine du bon M. de La Palice puisque personne parmi nous n’y croit plus ou que, du moins, nul ne se comporte comme s’il y croyait. Maîtresses de leurs destinées ! Mais, vous-mêmes, chers lecteurs, ne cessez pas d’avoir présente à l’esprit la notion de cette évolution fatale dont l’éloquence politique se complaît depuis longtemps à citer sans cesse les décrets certains et que, plus récemment, la mentalité socialiste a réussi à transformer en un dogme intangible. Nombre d’historiens qui réfléchissent et racontent, nombre d’hommes d’État qui observent et agissent tiennent un compte égal dans leurs jugements et dans leurs décisions de la loi redoutable et mystérieuse à l’existence de laquelle ils croient ; c’est sans doute ce caractère de mystère et d’effroi qui en a fait le succès, car le prestige personnel de l’évangéliste Karl Marx n’aurait pas suffi à une telle besogne. Après tout, sur quoi repose-t-elle cette doctrine de l’évolution fatale ? Bossuet qui l’avait esquissée mais dans un tout autre esprit puisqu’il en rapportait les effets à la seule volonté de Dieu, ne s’était pas préoccupé de prouver son dire par un examen détaillé des faits. Marx, si même il en eût éprouvé le désir, en eût été incapable. Il semble que les exemples inverses abondent et qu’il n’y ait qu’à jeter un regard sur l’histoire pour en recueillir d’irréfutables. À lui seul suffirait pour abattre la théorie, le souvenir de cet empire grec qui passa dix siècles à aspirer aux sommets et parvint à les gravir à plusieurs reprises, parfois même à s’y maintenir.

Or, chez nous, un homme s’était rencontré qui, ayant ausculté d’une oreille scrupuleuse la vie des peuples, leur avait donné cette consultation rassurante : qu’il dépend le plus souvent de leur simple vouloir d’être sains et forts. Il y a évolution, certes ; évolution incessante mais déterminée par la majorité des volontés individuelles, des efforts individuels additionnés. La science antique, si faible dans ses moyens, si grande dans ses aboutissements, avait condensé cela en quatre mots que volontiers nous citons mais que nous oublions de méditer : Civium vires civitatis vis. Or, l’hygiène moderne n’a-t-elle pas dévoilé à l’homme qu’il est, par rapport à ses propres capacités, à peu près ce qu’est le cultivateur par rapport à la moisson, — non pas le maître absolu mais le maître relatif. Le Play avait reconnu cela et l’avait proclamé. Mais les Français préférèrent continuer de considérer Napoléon comme une équation, c’est-à-dire comme un moment obligatoire de l’évolution générale ; ils trouvèrent ce point de vue pittoresque et charmant ; précisément la figure de la Providence tutélaire s’estompait progressivement dans leurs esprits ; il y avait une place à prendre : la Fatalité s’y installa, vieille dame bien mûre à laquelle Marx avait ingénieusement servi d’émailleur et de couturier ; ils ne reconnurent pas qu’elle avait une longue carrière derrière elle ; ils adorèrent en sa personne une sublime nouveauté.

Le mensonge s’usera ; déjà l’usure commence à se révéler par places, mais il faudra du temps. Quand ce sera fait, un grand progrès se trouvera réalisé et, sur son socle modeste, la statue de Frédéric Le Play grandira.

Il fit autre chose : il indiqua que, dans le tissu social comme dans tous les tissus, c’est la cellule qu’on doit observer, et la cellule saine. Il prit la famille ouvrière — vraie cellule de la société, — mais il la prit aussi intacte que possible. Déjà, autour de lui, ceux qui se penchaient vers le monde du travail accusaient une tendance — qui, depuis, s’est exaspérée — à en scruter les tares. Tout rouage normal détournait l’intérêt au profit de celui qui avait cessé de l’être. On s’imaginait du reste que le second seul était instructif et que, du premier, par le fait de son bon état, on n’avait rien à apprendre. Les romans de Zola sont sortis de là, ces romans puissants de forme et bien intentionnés car le souci ému de la question sociale s’y révèle toujours en quelque manière, mais si remplis de faux points de départ que presque aucune déduction de l’auteur n’a pu parvenir à son terme sans travestir la nature ou hypertrophier le raisonnement. Prenez Germinal et placez à côté la simple monographie d’une famille de mineurs honnête et régulière ; il y en a encore, Dieu merci — et même il y en a beaucoup. Les disciples de Le Play ont continué de dresser l’inventaire amorcé par lui et d’entasser sous cette forme monographique de précieuses collections de documents humains auxquels la postérité se référera avec d’autant plus d’intérêt que, là seulement, elle trouvera des renseignements sur la portion droite et calme de la population ouvrière ; les autres documents qu’elle aura à sa portée ne lui parleront que des agités et des dévoyés. Donc prenez une de ces monographies et placez-la à côté de celle — brillante mais fantaisiste — dressée par Zola : ce sera comme si vous mettiez un morceau de soleil à côté d’une nébuleuse. Les assises granitiques de la société — la famille et la propriété — vous apparaîtront dans l’éclat de leur force inéluctable, — ces assises qui commenceraient à se reconstruire toutes seules le soir même du jour où on serait parvenu à les renverser !

Croire aveuglément à l’évolution fatale et se confiner socialement dans l’étude du rouage malsain, ce sont au suprême degré les deux infériorités intellectuelles de notre époque. Une quantité d’échecs, d’obscurités, de malaises, de désespérances et de haines sont sortis de là. L’homme qui a su reconnaître et dénoncer la source de pareils maux était un grand philosophe et la meilleure façon d’honorer son nom serait assurément de recueillir la leçon qui se dégage de son travail — et d’en profiter.



MAISON DE POUPÉE…


24 juin 1906.

Toutes les sympathies et tous les vœux s’en sont allés ces temps-ci vers le jeune roi de Norvège et sa gracieuse compagne. Le spectacle n’était point banal de ce prince danois recevant dans l’austère cathédrale de Drontheim, à l’aube du vingtième siècle, l’emblème d’une dignité dont les origines plongent dans la nuit de la préhistoire Scandinave. Étaient présents, pour l’adopter comme leur successeur et leur descendant, les esprits des grands chefs d’autrefois dont les noms, rien qu’à les prononcer, évoquent pour nous de si viriles légendes. En tout cas, les assistants devaient sentir autour du trône restauré vibrer les ondes émouvantes de ce passé prestigieux. Il semble vraiment que rien n’ait manqué à la cérémonie, ni le salut respectueux des peuples ni les vœux sincères des gouvernements, ni l’autorité des traditions respectables ni le gage des libertés nécessaires — ni enfin le réconfortant souvenir d’une rupture exempte de sang versé sinon d’amertume et négociée de part et d’autre avec le souci réciproque de la dignité et de l’honneur des deux divorcés.

Malgré tout, les amis de la Norvège ne peuvent se défendre de quelque inquiétude ; c’est qu’à travers de récents incidents s’est manifesté — telle une bise polaire pénétrant dans une demeure insuffisamment close — le grand ennemi de l’avenir norvégien : l’esprit radical.

Il a été fait de ce terme dans le vocabulaire politique moderne un usage aussi fréquent qu’inconsidéré ; le sens s’en est trouvé de la sorte tout à fait faussé. Chacun sait que, dans tel pays de l’Europe orientale, les radicaux sont une manière de conservateurs-nationalistes. En France, ils se sont montrés jusqu’ici souples d’échine, toujours prêts à céder devant les injonctions des partis plus avancés et à leur sacrifier leurs principes directeurs. À présent que voici le radicalisme français acculé par l’audace socialiste à la barrière de la propriété individuelle, nous allons voir si ses adeptes sont capables d’une résistance quelconque ou bien si, quelques-uns ayant sauté, le reste ne se débandera pas.

L’esprit radical norvégien n’a rien de commun avec l’esprit de ces hommes ; l’intransigeance qui s’en dégage ne réside pas dans les apparences et dans les formules ; elle est absolue ; elle s’étend à toutes les manifestations de la pensée. En un mot elle n’est pas politique, elle est mentale. Cela ne veut pas dire que les Norvégiens ne soient pas susceptibles de retenue et de patience. On les a souvent dépeints comme des gens impatients. Grave erreur. D’abord ils sont persévérants et la vraie persévérance ne va pas sans patience ; et puis n’oublions pas qu’ils ont fait leurs preuves à cet égard. Certes la volonté de se rendre indépendants du joug suédois date chez eux de bien loin et nul ne peut leur reprocher d’avoir rien brusqué au cours de leur querelle avec l’État voisin ; ils ont laissé évoluer le conflit avec une sagesse et un sang-froid dont il est juste et naturel qu’ils recueillent le fruit au regard de l’opinion universelle. Mais ce conflit, ils l’ont en même temps empêché de s’apaiser ; ils l’ont entretenu comme on entretient le feu bûche par bûche. Or, on aimerait à sentir à l’heure actuelle une sorte de détente s’opérer chez eux. L’homme normal se repose le septième jour. Lorsqu’il a atteint un résultat dû à des efforts successifs, un arrêt de la machine s’opère en lui ; avant d’entamer une nouvelle période d’efforts, quelque immobilité survient qui délasse et permet à la Force de s’emmagasiner pour l’avenir. C’est la loi des individus et c’est aussi la loi des peuples.

En cela se révèle anormal le véritable esprit radical qu’il n’accorde aucune trêve à l’activité humaine, qu’il incite à aller — lentement, soit, mais sans arrêt — vers les points extrêmes, à suivre une idée jusqu’au bout, à réaliser une réforme jusqu’en ses conséquences ultimes. Or, les Norvégiens se sont choisi une forme de gouvernement qui, moins qu’aucune autre, s’accommode du radicalisme. La république et le césarisme peuvent vivre quelque temps imprégnés d’esprit radical avant d’en tomber victimes ; la monarchie parlementaire ne le peut pas. Elle se nourrit de nuances, de concessions, de combinaisons ; elle comporte même des reculs obligatoires et des torpeurs nécessaires, rançon des progrès féconds. Par là — à notre époque du moins et dans l’état de la civilisation contemporaine — elle a rendu des services incomparables parce qu’elle a su merveilleusement atténuer les contacts difficiles de principes contradictoires et ménager de douloureuses transitions entre des états de choses adverses. Ce régime justement et sagement préféré par eux, les Norvégiens sauront-ils le maintenir ?

Sur le continent — et plus loin, partout où l’on pense — a été lue ou représentée la fameuse pièce d’Ibsen, Maison de poupée. Vous vous en rappelez la conclusion. Inattendue, choquante pour la plupart des lecteurs ou des auditeurs étrangers, elle répond au contraire au sentiment des Norvégiens et les satisfait. Ils admettent que Nora quitte le domicile conjugal, abandonne son mari et ses enfants pour entreprendre de pallier aux lacunes de sa propre éducation ; dès qu’elle s’est rendu compte de ce qui lui manque à cet égard, sa résolution qui nous paraît contre nature leur semble logique ; ils plaignent le mari mais approuvent la femme. Voilà bien l’esprit radical. Le voilà dans sa pleine intensité septentrionale, froid et clair comme l’eau d’un ruisseau de là-bas.

Or, il arrivera infailliblement que, le long de sa carrière de patrie indépendante, la Norvège moderne éprouve de pareilles velléités. Semblable à la Nora symbolique, elle sera tentée de s’évader du foyer monarchique pour courir, elle aussi, vers de séduisantes clartés ; elle sera tentée de délaisser le devoir quotidien et monotone pour quelque mission imaginaire et vague. Puisse-t-elle ne pas s’abandonner à de si funestes instincts ! Puisse-t-elle interpréter la leçon qu’Ibsen inconsciemment a donnée à ses compatriotes en écrivant Maison de poupée !… Alors le règne de Haakon vii sera prospère et glorieux et la cérémonie qui s’est déroulée l’autre jour dans la cathédrale de Drontheim prendra devant l’histoire la signification respectable et profonde d’un pacte national conclu entre la nouvelle dynastie et le peuple émancipé.



LA « COURSE EN SECTION »


20 juillet 1906.

Qui s’attendait à voir passer dans le domaine de la politique cette vieillerie gymnique ? La voilà ressuscitée pourtant et les « moniteurs » du Palais-Bourbon s’efforcent à organiser les départs. Tâche vaine. De braves gymnastes acceptaient encore de partir par groupes au signal et — les uns se modérant, les autres s’éperonnant — de régler leur allure sur celle du voisin au détriment des capacités différentes de chacun. Mais allez donc obtenir pareil ensemble d’une équipe internationale comme celle dont les exploits vont décider de l’avenir ! Et pourtant il faudrait y réussir sous peine de faire faillite !… Le spectacle de cette inéluctable alternative constitue, à l’heure présente, un de ces divertissements philosophiques que la destinée, de temps à autre, permet aux hommes de goûter.

Ainsi, voyez le désarmement. Tout le monde en parle ; tout le monde le désire. À vrai dire ce n’est pas de désarmer dans le sens précis du mot qu’il est question. Des fous seuls souhaiteraient cet excès à rebours ; les gens prudents et sages tiennent à conserver une armée forte. Mais ce qu’on entend en général par désarmement, ce serait une convention internationale en vue de limiter les armements actuels et de les empêcher de grandir davantage. Sur l’opportunité d’une pareille mesure l’accord est quasi-unanime ; les militaires ne seraient pas les derniers à y adhérer de bon cœur. Seulement, voilà ! personne ne peut commencer. Il faudrait réaliser cette réforme en groupe, bien gentiment. Il faudrait la « course en section ».

Autre exemple. La démocratie est volontiers dépensière. Les gouvernements fonctionnaristes qu’elle institue s’ingénient pour mieux tondre les contribuables. Tout ce que ceux-ci possèdent est taxé ; il leur arrive même de payer pour ce qu’ils ne possèdent pas. En tout cas, le fisc réclame un étalage bénévole de la moindre parcelle de richesse et s’indigne qu’on lui fasse tort de cinquante centimes. Le résultat était facile à prévoir. Les capitaux qui affectionnent le demi-jour et la discrétion s’en vont d’un pas léger s’installer sous d’autres cieux plus cléments. Alors M. Poincaré en est réduit au seul procédé susceptible d’arrêter un tel exode : la course en section ! Il préconise avec un sérieux magnifique que les différents pays s’arrangent entre eux pour exercer une surveillance désintéressée sur les valeurs en voyage. Dans les Bourses d’Europe, l’idée a fait sourire. Elle était presque sublime… à force de naïveté. Mais quoi ! M. Poincaré n’est pas naïf et il ne se fait aucune illusion sur le sort de son projet ; il a voulu bonnement faire comprendre aux Français qu’en l’espèce il n’y avait pas deux solutions, mais une seule… la course en section.

C’est là ce qui caractérise les approches du socialisme et le socialisme lui-même. Les belles théories dont il se réclame, les nobles réformes qu’il prétend établir exigeront la course en section, c’est-à-dire le mouvement parallèle des peuples. En effet, comment supprimer les frontières et la banque si l’on ne s’est pas mis d’accord au préalable sur les institutions qui les remplaceront ? « Nous abattons nos frontières, s’écrieraient les Français. — Fort bien, répondraient les Allemands ; nous les prenons. » — « Plus de monnaie ! voici des bons d’échange. — Gardez-les, diraient les Belges ; pour nous ils ne valent rien. »

Même l’excellent M. Keir Hardie ne trouverait pas moyen d’en sortir. Avez-vous lu sa récente déclaration à un rédacteur du Matin ? « L’argent et le pouvoir, proclame-t-il, ne compteront plus dans la société ouvrière telle que je la prévois et telle qu’elle sera incontestablement. L’ambition humaine se trouvera satisfaite par l’honneur, le respect et l’affection que l’individu recevra de ses voisins pour un travail plus grand, plus élevé, plus utile que celui de ses frères. » N’est-ce pas ineffable ? Il n’y a qu’un Anglais, quand il s’y met, pour rêver de la sorte. Eh bien, même si la prodigieuse transformation morale que « prévoit » M. Keir Hardie et par laquelle l’homme deviendrait tout simplement un ange, — même si cette transformation pouvait un jour s’opérer, ne devrait-elle pas de toute nécessité être précédée par une entente internationale ? Pour que s’établisse le paradis, il faut que d’un seul coup tous les hommes soient promus anges et qu’à tous on adjoigne des ailes simultanément.

Or, la course en section devient, en politique et en économie politique, de plus en plus difficile à organiser. Et cela par la raison que le nombre augmente toujours des partants inscrits. Autrefois l’Europe aurait pu tant bien que mal instaurer un régime de fantaisie et s’y enfermer comme en une tour d’ivoire : elle y aurait incontestablement dépéri mais le monde n’aurait pu l’empêcher de poursuivre son expérience à son gré. Aujourd’hui ce serait une bien autre affaire. Impossible de se passer de l’agrément de l’Amérique du Nord. L’extrême-Orient aurait aussi son mot à dire ; puis bientôt l’Amérique du Sud, et puis l’Afrique. Pensez-vous que les Japonais et les Argentins (pour ne parler que de ceux-là), devant qui s’ouvrent les perspectives ensoleillées des vastes spéculations, vont y renoncer généreusement par amour pour la justice sociale ? Vous plaisantez. L’heure est passée des « nuits du 4 Août » locales. Il faudrait désormais une nuit du 4 Août universelle. Or, cela ne se peut parce que les nuits humaines ne coïncident pas. Quand il fait clair de lune d’un côté, le soleil brille de l’autre…

Elle existe peut-être votre Terre promise, messieurs les socialistes. Elle n’est peut-être pas inférieure en beauté aux descriptions que vous en faites, encore qu’à cet égard, vous n’en sachiez pas plus que nous et que votre imagination fasse seule les frais de votre effort descriptif. Mais ce qui manque à coup sûr, c’est le moyen de nous y rendre. L’obligation d’y pénétrer tous à la fois apparaît clairement, de quelque côté qu’on tourne les regards, et c’est là une obligation dont vous n’aimez guère à parler et sur laquelle vous êtes très sobres de détails. Puisse le bon sens populaire s’en rendre compte chez nous avant que, bien intentionnés et mus par des sentiments respectables, vous ayez réussi à faire de la France un enfer social… pavé de bonnes intentions comme l’autre !



  1. Les circonstances à cet égard ont heureusement changé (note de 1909).
  2. Taine.
  3. Cet article parut également en tête du premier numéro de la Revue pour les Français, revue d’éducation et de propagande nationales fondée pour appuyer le mouvement de réforme de l’enseignement.