Pages retrouvées/Préface

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Pages retrouvées
Texte établi par Préface de Gustave GeffroyG. Charpentier et Cie, éditeurs (p. v-xix).

Journalistes qui écrivez des articles sur les tables tachées d’encre des salles de rédaction, — qui poursuivez le vol de vos pensées à travers les lourdeurs d’atmosphère des soirées chauffées de gaz, à travers les indifférences et les tapages des conversations, — qui cherchez des motifs à copie au hasard de vos courses et dans la rêvasserie de vos souvenirs, — qui devez faire de l’esprit, de la philosophie, de la littérature, avec les monotonies et les niaiseries de l’actualité, — qui êtes forcés, par l’obligation de votre traité et par la logique de votre métier, de tout apprendre, de tout savoir et de tout dire dans la même fugitive minute, — qui avez mission de raconter le livre paru, le tableau exposé, le discours prononcé, le grand homme surgi, la femme affichée, — qui êtes astreints à la production, toujours égale, à heure, toujours fixe, — qui sentez, dans cette perpétuelle action, sans cesse renouvelée, votre être physique s’exalter, votre verve fuir comme une eau courante, la source de votre cerveau se renouveler comme par des afflux de fièvre ;

Journalistes qui vous désespérez de ne pouvoir faire œuvre qui dure, et qui, sur chaque feuille que vous noircissez, vous efforcez à mettre un peu du frissonnement des belles phrases, un peu de la sérénité des idées, — voici deux écrivains qui se sont réclamés de votre labeur sans avenir, de votre essai de chaque jour, et qui viennent, par ce livre, marquer leur place parmi vous.

Ils ont eu des débuts dans ces feuilles qu’un jour fait naître et qu’un jour fane ; ils ont corrigé une rapide écriture sur des épreuves humides, ayant encore l’âpre parfum de l’encre d’imprimerie. Ils ont envoyé de la grâce et de l’imagination, du sentiment et de l’ironie, à l’adresse du lecteur distrait, dont le regard vague saute les lignes essentielles. Ils ont avoué des mépris et des sympathies, des haines et des admirations. Ils ont mis des opinions au-dessus de leur signature. Ils ont marqué, dès leurs premiers mots, leur volonté d’être des artistes. Ils ont éprouvé, dès leurs premières lignes, la souffrance de la recherche et la joie de la trouvaille. Ils ont fait de telle sorte que ces pages d’il y a trente ans viennent tout naturellement se mettre, à leur date, en tête des quarante volumes estampillés pour l’avenir de la fraternelle marque d’écrivains des Goncourt.

Oui, Edmond et Jules de Goncourt sont des journalistes assidus pendant l’année 1852 et la moitié de l’année 1853, et journalistes ils restent par intermittences pendant les années qui suivent. Ils figurent sur la liste des collaborateurs de la première et de la dernière heure de ces deux curieux journaux fondés par leur cousin de Villedeuil et supprimés par l’arbitraire impérial : l’Éclair et Paris, — l’Éclair qui avait pour rédacteurs les célèbres du jour et du lendemain, les arrivés et les débutants dont les noms sont confondus aujourd’hui, — Paris, le premier journal qui osa paraître sans politique et qui avait pour unique et quotidien dessinateur Gavarni. Ce fut une bizarre histoire que celle de ces deux feuilles, et qui ne pourrait être bien racontée que par Edmond de Goncourt, Aurélien Scholl, — ou M. de Villedeuil. L’Éclair paraissait au commencement de janvier 1852, et il fallait faire le troisième numéro avec la vente d’un exemplaire des Historiens de France. Paris datait son premier numéro du 20 octobre 1852 et fournissait une carrière plus heureuse, brusquement interrompue. Là ont paru avec une superbe régularité les dessins de Gavarni qui sont peut-être ses chefs-d’œuvre lithographiques. C’étaient les Goncourt qui avaient suggéré l’idée de demander au grand artiste sa collaboration. Significative affirmation des goûts d’art et de modernité des deux jeunes gens. Ils allaient bientôt répéter et renforcer cette affirmation par les jolies railleries et les nettes éloquences de leurs jugements écrits.

Leur premier article tombe à phrases raccourcies sur les classiques rabâchages du professeur de Faculté Saint-Marc-Girardin ; c’est une pichenette sur le nez en carton du faux grand style, c’est une indignation contre le despotisme des doctrines officielles. Et la suite ne ment pas à cette première bravoure, soit que les journalistes nouveaux raillent ce maître railleur, Mérimée, empêtré dans la défense de Libri, — soit qu’ils défendent la poésie païenne de Théophile Gautier contre la « tartuferie des sociétés pourries » par un plaidoyer qui pourrait être, aujourd’hui encore, lu en cour d’assises le jour de la comparution d’un livre, — soit qu’ils protestent contre le silence gardé par la critique, — soit qu’ils mystifient la presse et le public par l’invention d’un bouquin et d’un écrivain, — soit qu’ils aillent jusqu’à l’argot de la lorette et jusqu’à l’argot du voyou pour établir la vérité de leurs constatations, — soit qu’ils évoquent l’aigreur d’esprit et la basse conscience d’un vieux juge dans le cabinet moisi d’une symbolique maison de campagne. Rien ne manque à cette courte bataille de plume, pas même les rapports avec la magistrature : on prend prétexte d’une citation de vers de Tahureau pour faire asseoir les Goncourt sur le banc de la correctionnelle.

Après 1853, la plume du journaliste est rarement reprise par les deux frères qui se sont définitivement donnés à l’Histoire et au Roman. C’est de loin en loin qu’ils font paraître, dans l’Artiste, dans le Temps, illustrateur universel, un morceau sur Bordeaux, un autre sur Venise, un autre sur Daumier. Edmond de Goncourt ne reparlera au public du journal que le matin de la première représentation de Sapho pour dire, avec l’autorité et l’émotion d’un frère aîné, la bonté de cœur et la qualité cérébrale de cet autre observateur d’humanité, Alphonse Daudet. On le trouvera, ce dernier article, à la fin du livre, après un acte de justice pour Barye, après une vivification de la causerie de Gautier qui est une page détachée des Mémoires littéraires de la seconde moitié du xixe siècle.

Tel est le départ, tels sont les arrêts, telle est l’arrivée, — telle est la course fournie. Ces Pages retrouvées ont donc, avant l’intérêt de leur facture, l’intérêt de leurs dates ; bien mieux encore que le roman En 18.., paru le 2 décembre 1851, qui est d’une fabrication paradoxale soumise à des influences, elles peuvent fournir le renseignement initial d’une biographie intellectuelle, par la liberté de leurs allures et la variété de leurs curiosités. C’est l’apprentissage d’un style, et c’est la jeunesse d’une pensée ; c’est la première exploration du champ de la vision par le regard d’yeux qui viennent de s’ouvrir sur les choses, et c’est le premier fonctionnement de cerveaux où germe et croît la moisson prochaine des idées. Il y a des scepticismes portés comme des cocardes et des hésitations avouées comme des pudeurs. Il y a, avec l’inquiétude naissante de la réalité, l’avidité de l’originalité et la glorification de la Fantaisie. C’est elle, la Fantaisie, qui gouverne cette littérature commençante. C’est sa défense qui est prise contre le maître d’études de la Faculté. Elle est l’inspiratrice des réflexions et la camarade des voyages. Elle désigne les types rares à l’attention éveillée des chercheurs, elle met une sensibilité dans les choses, elle fait tenir des discours nocturnes aux fausses dents d’une femme du monde. De la Chine qu’elle adore, une seule chose lui déplaît : c’est que la Chine existe. Elle disloque et entortille quelquefois les phrases, mais elle sait s’insinuer sous l’enveloppe de l’homme et ajouter de l’humour à l’ennui des jours de pluie. Elle fait tenir un monde de sensations dans un bruit de grelots, elle met un peu de l’énigme humaine dans le décousu de sa conversation, elle fait pleurer et rire à la fois le masque anonyme d’une nuit de carnaval.

C’est cette folle chantante et capricieuse qui accompagne les premiers pas des historiens cruels de l’hystérie de Germinie Lacerteux et de la mysticité de Madame Gervaisais, comme s’il avait fallu prouver que les analystes de la Douleur avaient refusé de donner leur vie à la facile fréquentation du Plaisir.

La Fantaisie n’est pas d’ailleurs, ici, la jolie personne au crâne vide couronné de fleurs artificielles, qui se force à parler pour se targuer d’une originalité pénible, qui gambade sur place pour affirmer le jeu grinçant de ses ressorts. C’est une fille bien vivante, mais qui garde on ne sait quelle nostalgie au milieu de ses déraisons. Les Goncourt ne cabriolent pas à travers la vie, ne jonglent pas avec des poids en carton. Ils veulent bien se montrer confectionneurs possibles de ballets, de féeries, de pantomimes. Mais, à mesure qu’ils regardent et qu’ils comprennent, ils ont de plus en plus les allures de ces médecins désenchantés et souriants qui amusent et terrifient à la fois un salon avec la bonne humeur de leur profonde observation et la tranquille mise en scène de leur bistouri. C’est l’alliage de cette âcre réflexion et de cette forme fantaisiste qui fait le prix de ces fragments oubliés, qui leur donne leur haute valeur de promesses faites — et tenues.

Il est difficile, en effet, aujourd’hui, en 1886, de ne pas lire ces Pages retrouvées comme une préface à l’Œuvre des Goncourt. Il est difficile d’échapper à la hantise du langage déjà entendu, des idées déjà familières. La lecture finie, si l’on resonge à ce qu’on vient de lire, le livre devient comme un ensemble d’indications, prend de vagues allures de programme, apparaît comme l’embryon d’un être futur. — Quelques analogies suffiront à le vérifier.

Les deux jeunes hommes vont partout et touchent à tout. Ils racontent des voyages, font de la critique littéraire, de la critique d’art, préparent des mots de la fin pour des chroniques, cherchent de la poésie dans la prose, vont au théâtre, sont préoccupés d’histoire, sont sollicités par la collection, restent pensifs devant la vie.

C’est le résumé de leurs deux années de journalisme, — c’est aussi le sommaire de leur carrière d’écrivains.

Si le japonisme est pressenti dans En 18.., les recherches nouvelles sur l’art, la philosophie et les mœurs du xviiie siècle sont commencées avec les portraits poussés et les silhouettes esquissées de l’abbé Galiani, de Monsieur Chut, du jeune baron de Knifausen, du graveur Wille. Un mot comme « maquette de génie » étiquète l’éloquent et sceptique abbé, et si la définition ne suffit pas, en voici une autre : « De l’Érasme, du Rabelais et du Voltaire battus avec du Polichinelle. » L’intérieur bourgeois du bon Wille est raconté comme Chardin l’aurait peint, et le siècle défile dans le paisible atelier. En même temps que perce le goût futur des collectionneurs qui meubleront la maison d’Auteuil, l’érudition sert déjà à l’évocation ; non seulement la couleur des habits et la forme des bijoux et les titres d’opéras apparaissent, mais aussi les révélations des portraits, des conversations et des lettres autographes, et le déchiffrement des caractères. C’est l’annonce que le xviiie siècle, étudié dans ses décors visibles, va être pénétré jusqu’à l’âme.

Et la bravoure des opinions, le mépris des conventions et des modes, l’affirmation révolutionnaire, qui se lisent à chaque ligne des Lettres de Jules de Goncourt, qui s’entendent à chaque mot de la conversation d’Edmond de Goncourt, proclamé un jour par lui-même un « anarchiste en littérature », est-ce que tout cela n’est pas déjà dans les articles qui se moquent des professeurs de style, qui prononcent le mot de génie à propos de Daumier, qui font l’éloge du dessin philosophique de Cruikshank racontant l’hérédité de l’alcoolisme, qui louent Decamps de n’avoir pas été de l’Institut, qui trouvent des gens supérieurs à Voltaire et qui le disent, qui impriment tout crument les opinions de Gautier, — et les leurs ? En vérité, oui, ces incrédules, ces irrespectueux de 1852, auraient aujourd’hui polémiqué pour les « apporteurs de neuf » contre les fabricants du théâtre, les falsificateurs de vrai, les médiocres de l’Académie.

Enfin, dans toutes ces esquisses de la rue et des êtres, dans toutes ces notes de voyages, il y a le bégaiement et le frémissement des œuvres futures. La personnelle manière de voir se révèle au tournant d’une phrase, la formation d’une syntaxe particulière, outillée pour une besogne individuelle, se fait à travers le jeu des adjectifs et des verbes, le don de dire éclate dans le soudain épanouissement d’une épithète qui n’a pas encore séché en herbier. L’improvisation est suffisante à affirmer une tournure d’esprit, un accent de parole. Avec quatre lignes de l’écriture hâtée d’un journaliste, on peut deviner un écrivain. Les notes sur Alger, fixées par le crayon des dessinateurs d’hier, témoignent déjà de cette faculté d’écrire qui doit s’apercevoir jusque dans les tâtonnements des débuts. Le chapitre sur Bordeaux, la levée de plan de la maison du vieux juge mêlent le passé des choses à leur présent, font vivre les objets dans les mots. Venise, animée dans un cauchemar, met sous les yeux le bariolage, le sautillement des masques lâchés en plein carnaval, les couleurs de Véronèse, l’enterrement de Watteau, les architectures des palais, des ruelles et des ponts, les rayons du soleil, les couchants empourprés, les bleuissements de lune, le vol blanc des pigeons de Saint-Marc, la beauté des femmes d’autrefois, — dans les oreilles, la musique des baisers et les soupirs des violes, — sur les lèvres, le goût des vins et des pastilles, — dans l’imagination, le tremblotement des lignes, la précision du détail obsédant, l’allure de la pensée en état de rêve. Des ironies qui ricanent courent après des sentimentalités bien costumées. On rebondit des chaises de paille du Conseil des Trois dans l’île de verre où pousse une végétation de lustres et de coupes. Puis, après la poésie de Venise morte, c’est la flânerie des rues vivantes de Paris, une affiche lue, un air d’orgue entendu, un peintre rencontré, une pension de petites filles observée, — c’est la silhouette du voyou dressé les pieds dans le ruisseau, — c’est la couleur de l’air, c’est le son d’une voix. Et voici l’Anatole de Manette Salomon, et le voyage en Italie qui sera recommencé et contrôlé pour écrire Madame Gervaisais, et la vision de la femme du monde qui sera l’adultère Mme  Maréchal ou l’adultère Mme  Bourjot de Renée Mauperin. Et voici le pessimisme des Idées et sensations. Et voici peut-être çà et là des pages dont la substance, dont un ressouvenir, dont une phrase, dont un mot, sont entrés dans les livres des deux frères et du survivant, Sophie Arnould ou Madame Saint-Huberty, Charles Demailly ou Chérie.

Malgré la route aplanie et les étapes sûres que leur auraient valu leur grâce d’esprit et leur science critique, les Goncourt abandonnèrent vite la tâche forcée du journaliste. Ils auraient pu être des feuilletonistes salués, préparer le succès de leurs romans, trouver les clés qui ouvrent les portes des théâtres. La suffisante indépendance de leur situation leur permit de se refuser à cette besogne préparatoire. Nés pour le livre, ils voulurent tout de suite aller au livre. Forts de leur affection fraternelle et intellectuelle, ils préférèrent vivre solitaires, attendre silencieusement, dire malgré tout et contre tous ce qu’ils avaient à dire, sans peur de la critique, sans concessions à l’argent. Ces fervents de l’art entrèrent en littérature comme les mystiques entrent en religion.

C’est là la caractéristique de leur talent, et c’est aussi celle de leur caractère. Ils furent des hommes de lettres et rien que des hommes de lettres. Ils regardèrent, pensèrent, écrivirent en hommes de lettres. C’est à la Littérature qu’il faut rattacher les sympathies de leur esprit et les décisions de leur irrespect, les raisonnements de leurs admirations et les instincts de leurs haines. C’est la recherche du bien dire de la phrase et de l’exactitude des choses, c’est la Littérature qui leur a donné leur souci du vrai, leur mépris des opinions toutes faites, qui leur a appris l’existence, qui a fait d’eux des apitoyés. C’est à la Littérature qu’ils ramènent tout, c’est en elle qu’ils font tout entrer. Ils veulent prendre aux sciences, aux arts, aux industries, leurs vocabulaires, leurs argots, ils veulent prendre leurs trouvailles aux idiomes, aux dialectes, aux patois, et que toutes ces expressions soient littéraires ; ils veulent au théâtre une langue parlée, et que cette langue soit littéraire. De même que les grands peintres n’ont au contact des choses que des idées picturales, des raisonnements de dessinateurs et de coloristes, de même que les purs musiciens n’ont que des sensations musicales, transforment toutes leurs impressions en thèmes musicaux, — de même, eux, littérateurs, ont vu et senti toutes choses littérairement, avec l’œil et le cerveau de leur profession.

Ils sont venus confirmer, par l’effort de leur travail et par la hauteur de leur exemple, l’attitude et l’action de la Littérature, — cette Littérature qui touche à l’Histoire, à la Peinture, à la Religion, à la Physiologie, à la Philosophie, et qui mêle et confond les choses, les êtres, les idées, dans une bataille qui est la Vie, et qui donne de cette bataille cette cause et cet effet, ce détail et ce résumé, — l’Homme.


GUSTAVE GEFFROY.


Paris, ce 16 février 1886.